Nouveau regard sur la contingence et la nécessité (Note programmatique)
  1. Les Anciens et les Médiévaux ont clairement distingué la contingence et la nécessité, définissant la première comme ce qui peut ne pas être et la seconde comme ce qui ne peut pas ne pas être. Plus encore, avec l’hylémorphisme d’Aristote, ils ont fondé la contingence dans la puissance (notamment dans la matière) et la nécessité dans la forme. Plus précisément, ils ont su voir que, loin de se répartir entre nature et esprit, cette différence traversait ces deux « ontologies régionales », la liberté étant la cause de la contingence dans les affaires humaines. Enfin, les meilleurs théologiens ont excepté Dieu de cette distinction, démontrant que, sans nul déterminisme, sa Providence omnisciente, omni-aimante et (donc) omnipotente, gouvernait le monde à travers cette double modalité, contingente et nécessaire – double modalité qui s’avérait être conditionnellement nécessaire (sic!).

Néanmoins, cette vision qui accordait toute sa place à la contingence cosmique et anthropique la qualifiait négativement : pour bénéfique qu’elle soit, la contingence était considérée comme l’indice d’une imperfection, puisque, dans la nature, elle conduit à l’apparition de monstres (défaillances, déviations, l’on dirait aujourd’hui, catastrophes) et, chez l’homme, à la faillibilité et à la chute.

 

  1. Les Modernes ont retenu cette propriété apparemment intrinsèque qu’est le déficit ontologique de perfection, et l’ont croisé avec leur idéal tout-puissant visant à conjurer toute opacité dans l’ordre du savoir et toute imprévisibilité dans le domaine de la pratique. Cette neutralisation de la contingence a conduit à la bipartition dualiste des entités entre nature et esprit (sujet, conscience) bijectivement coextensive de la distinction nécessité-liberté. Autrement dit, exit la contingence cosmique, et entre le projet d’une physique pan-déterministe utopiquement apte à prophétiser le devenir de l’univers jusqu’à son terme.

J’émets en passant l’hypothèse que, même si la liberté (comme autonomie) est encore plus centrale dans le domaine éthique, la contingence du monde doit être conjurée par la substitution de la vertu morale par excellence qu’est la prudence (qui fait de son objet la navigation dans les eaux troubles de la contingence), par le fantasme casuistique (au fond, le rejeton juridique de la mathesis universalis) qui, tout au contraire, fait de cette contingence singulière l’exception à la normativité universelle. Autrement dit, l’une des raisons profonde de la mutation si délétère de l’éthique téléologique en une éthique exclusivement déontologique résiderait dans le vœu secret d’échapper à cette insupportable imperfection qu’est la contingence, fruit d’une gouvernance défaillante de la Providence divine. Celle-ci doit donc laisser place à la déesse Raison, c’est-à-dire à la raison humaine déifiée par sa maîtrise de l’outil mathématique, de devenir « maître et possesseur » de l’action humaine.

 

  1. Si polarisés soient les projets antico-médiéval et moderne, ils partagent donc la conviction que la contingence est un être diminué, transi de néant – soit pour l’inclure (dans la nature, les affaires humaines et le gouvernement divin) chez les Anciens et les Médiévaux, soit pour l’exclure chez les Modernes. Et si, tout au contraire, la contingence rimait avec chance ? Ici, nous nous mettons à l’école des post-modernes qui nous rendent attentifs à la vulnérabilité et à la pluralité. Mais aussi au meilleur de ce que les époques antérieures ont pu suggérer : le hasard comme rencontre, donc comme creuset où se prépare l’inouïe de la nouveauté et comme dessein d’une Providence qui n’est pas destin et refoule la tentation du monisme pan-sémiotique [1].

Dès lors, la contingence devient l’indice non pas d’une diminution (ontologique), mais d’une profusion. Pour cela, il faut revenir à sa définition, et sa définition par contraste. Elle s’oppose à la nécessité. Or, si celle-ci se caractérise par la stabilité ou la fidélité jusqu’à la pérennité et l’incorruptibilité, elle se notifie aussi par l’unicité, voire la fixité intransigeante. Pour rendre notre propos plus perceptible, illustrons-le à partir de trois constats qui, à notre sens, n’ont pas encore suscité assez l’attention des philosophes et des théologiens.

Le premier appartient à la raison théorique. L’axiomatique nous a habitués à des raisonnements uniques qui partent de principes ou de prémisses pour arriver par un unique chemin à la conclusion bien établie. Pourtant, en philosophie, comme en théologie, multiples sont les voies permettant d’accéder, avec la même rigueur, à la démonstration d’une thèse. Bien connu est l’exemple des cinq voies menant à l’existence de Dieu, élaborées par saint Thomas qui, d’ailleurs, n’en livre pas la clé distinctive et n’en limite en rien l’extension. La lecture de la Somme de théologie ne doit d’ailleurs pas nous tromper : si, par souci charitable de pédagogie, l’Aquinate avance le plus souvent un seul argument, ses autres traités, plus spécialisés et plus savants, ne se gênent nullement pour arpenter de multiples voies – ainsi que l’atteste la simple consultation des lieux parallèles dans la Somme contre les Gentils et les Questions disputées. Il est temps de passer du discours de la méthode au discours des méthodes [2], au sens le plus étymologique du terme (hodos signifie « chemin » en grec).

Le deuxième relève de la raison pratique, plus précisément prudentielle. Assurément, cette vertu cardinale est la disposition qui nous permet d’avancer aux phares anti-brouillards dans un monde complexe, c’est-à-dire multiple et variable. Mais en demeurer à cette détermination, d’ailleurs paradoxale (la contingence rend nécessaire la vertu !), en masque la raison d’être profonde : le Créateur a inventé un monde aux ressources inouïes qui reflètent quelque chose de son infinité. En termes plus concrets et plus spirituels, si la Providence divine a toujours un plan B en poche, si notre espérance totale dans les possibilités inimaginables de retournement recelées par la création est fondée, c’est parce que la contingence les y a déposées. Sa secrète profusion est le médiateur de Celui qui a tout fait « avec sagesse et par amour » (quatrième prière eucharistique).

Le troisième nous tourne vers la nature. Multiples sont les chemins qu’elle ne cesse d’inventer pour atteindre une unique finalité. Comment ne pas admirer la pluralité des capacités d’auto-guérison mises en place pour accéder à la santé et qu’atteste non pas tant la médecine conventionnelle que les multiples médecines alternatives et complémentaires (les ressources mobilisées par l’hypnose ne sont pas celles de l’EMDR qui ne sont pas celles de l’EFT qui ne sont pas celles de la cohérence cardiaque, pour ne citer que quelques illustrations [3]) ? Mais gardons-nous bien de limiter cette diversité à la seule prévention des maux. Elle se contemple avec enthousiasme dans les multiples voies que le cosmos et la vie ne cessent d’ouvrir pour croître et se multiplier. Un exemple entre des myriades de myriades, les stratégies foisonnantes par lesquelles la nature notamment végétale étreint, j’oserais dire épouse, l’homme pour lui faire du bien [4].

Or, cette richesse, humaine et cosmique, théorique et pratique, se fonde sur cette divine volonté d’immaîtrise (si je puis dire) qu’est la contingence. Variabilité (intrinsèque) est, en définitive, synonyme de nouveauté, de créativité et d’humilité.

Pascal Ide

[1] Cf. Pascal Ide, « Le jeu du hasard et de l’amour », Philippe Quentin (éd.), Hasard et création, Colloque de l’ICES, La Roche-sur-Yon, 7 et 8 mars 2022, coll. « Colloques », La Roche-sur-Yon, Presses Universitaires de l’ICES, 2023, p. 80-154.

[2] Il était déjà prôné par Aristote dans un chapitre aussi bref qu’important de sa Métaphysique (Petit alpha, 3).

[3] Cf. Id., Des ressources pour guérir. Comprendre et évaluer quelques nouvelles thérapies : hypnose éricksonienne, EMDR, Cohérence cardiaque, EFT, Tipi, CNV, Kaizen, Paris, DDB, 2012.

[4] Cf. Kathy J. Willis, Naturel. Pourquoi voir, sentir, toucher et écouter les plantes nous fait du bien, trad. Laurence Kiefé, Paris, Seuil, 2024. Cf. site pascalide.fr : « La nature nous fait du bien ».

18.7.2025
 

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