Dans un essai fameux, la philosophe Sylviane Agacinski, dont on sait la liberté (au sens positif !) de pensée, propose une analyse de la pensée chrétienne de la différence sexuée [1]. Sans entrer dans le détail de ses études historiques, nous souhaiterions seulement évaluer la thèse centrale et ses arguments (4-6), après l’avoir brièvement présentée (1-3).
- Le sous-titre précise l’objet en quelque sorte matériel de son propos : la vision du masculin et du féminin caractéristique de la théologie chrétienne. Précisons deux points quant à l’extension. Si, dans un chapitre introductif, l’A. remonte jusqu’à la philosophie grecque, notamment platonicienne, son objet principal est bien la Révélation chrétienne. Par ailleurs, même si elle prend longuement en compte l’Ancien Testament, surtout le récit de la création et de la chute dans la Genèse, elle dit s’intéresser à la vision chrétienne et non pas juive ou biblique – ce qui est plus discutable, mais ne sera pas discuté ici.
Le titre, lui, dit l’objet formel, c’est-à-dire la perspective, qui est métaphysique. L’A. a bien conscience de l’incongruité de cet accolement entre la métaphysique et une réalité, la sexuation, qui, faisant l’objet des sciences de l’homme, lui paraît totalement étranger. Mais, avec rigueur, elle argumente ainsi : la métaphysique s’intéresse notamment aux catégories premières comme l’un et le multiple, ou le même et l’autre. Or, la vision chrétienne des sexes propose « une façon de penser le multiple à partir de l’un, l’autre à partir du même, le différent à partir de l’identique [2] ».
- Venons-en à la thèse du livre. Pour la professeur à l’École des hautes études en sciences sociales, la doctrine chrétienne du genre n’est pas seulement métaphysique, elle est androcentrée. Autrement dit, dès l’origine, la grande littérature chrétienne ancienne propose une herméneutique de la différence des sexes qui, loin d’accorder la même place au masculin et au féminin, valorise constamment le premier et dévalorise constamment le second.
Systématisant le propos, l’on pourrait distinguer une double argumentation. La première est synchronique. Le masculin est au féminin ce que le spirituel est au charnel, ce que le céleste est au terrestre et ce que, ultimement, le divin est à l’humain. Or, l’esprit, le Ciel et Dieu sont hiérarchiquement supérieurs à la matière, à la Terre et à la créature. Donc, la métaphysique des sexes introduit une domination théorique (et bientôt pratique) de l’homme sur la femme.
La seconde démonstration est diachronique. Elle se dédouble, comme le récit génésiaque de la création et de la chute. D’une part, selon Gn 2, Adam est créé avant Ève qui lui est une « aide » ; or, cette antériorité chronologique exprime une antériorité ontologique à laquelle se subordonne le statut d’adjuvante. De plus, la première femme dérive du premier homme ; or, la cause est supérieure à l’effet ; donc, une nouvelle fois, le masculin est supérieur au féminin. D’autre part, selon Gn 3, autant l’homme précède la femme dans la création, autant celle-ci précède celui-là dans la décréation, c’est-à-dire la chute. Or, le mal est disqualifié vis-à-vis du bien. Donc, la femme se trouve mise en accusation vis-à-vis de l’homme.
- La Tradition chrétienne aura beau jeu de faire valoir que, dans le Nouveau Testament, Marie répare la faute de la première femme. Or, Marie est une femme et non un homme – au point de mériter le titre patristique de nouvelle Ève. Donc, la dévaluation vétérotestamentaire de la femme est largement compensée par sa revalorisation néotestamentaire.
L’A. ne manque pas de prendre en compte cette objection, mais répond que le prix à payer est très cher. En effet, Marie n’est la nouvelle Ève qu’en enfantant virginalement le nouvel Adam. Or, selon l’interprétation augustinienne, la virginité signifie la supériorité de l’esprit sur la chair. Mais nous avons vu plus haut que cette hiérarchie conduit au masculinisme. Outre la neutralisation de la sexualité qui se confirme dans le statut du corps glorieux, la virginité introduit donc subrepticement une nouvelle fois le patriarcalisme.
Le livre se conclut ainsi, bouclant avec la problématique de la métaphysique platonico-chrétienne des sexes :
« Le monothéisme, comme l’androcentrisme et l’ethnocentrisme, s’ancre dans une logique de réduction de la différence et de l’altérité, de neutralisation du multiple dans l’un, du temporel dans l’éternel. C’est en cela que la question des sexes est toujours une question de métaphysique [3] ».
- L’on saluera l’attention au christianisme, la prise en compte de l’objection christologique, la lecture attentive de la patristique ancienne, le souci d’une conclusion mesurée. L’on saura gré à l’A. d’interroger certaines interprétations qui pourraient favoriser le machisme et d’inviter le lecteur de la Bible à répondre à certaines questions sur la primauté chronologique d’Adam dans la création, qui est redoublée par sa secondarité dans la chute.
- J’ajouterai aussitôt que cette sympathie réelle pour le christianisme conduit à une profonde antipathie pour la doctrine, c’est-à-dire à des conclusions diamétralement opposées à son contenu. D’un mot, je demeure toujours stupéfait de constater combien l’argumentation apparemment très rigoureuse de l’A. passe à côté de la vérité biblique et traditionnelle et, plus encore, du ressenti et du vécu du chrétien, ce que l’on appelle en théologie, le sensus fidei. Je parle du chrétien d’aujourd’hui. S’il est possible, malheureusement, de rencontrer, des fidèles du Christ qui sont phallocrates, le fait est à la fois marginal et accidentel.
À quoi tient la grossière erreur de l’A. ? À son approche très abstraite et donc simpliste : elle analyse les textes, au lieu d’interroger les pratiques (comme la liturgie du mariage) et les convictions chrétiennes. J’en veux pour preuve un a priori méthodologique déplorable. L’A. appelle « mythes » les récits de l’Ancien et du Nouveau Testament : « Nous appelons ‘mythes’ des récits traditionnels qui font appel à la croyance, comme ceux de la Bible [4] ». C’est ainsi que l’A. n’hésite pas à rapprocher la chute de nos premiers parents et celle de Pandore. Procéder ainsi annule la différence pourtant essentielle entre les récits bibliques qui sont en majorité historiques (peu importe ici le type d’histoire mise en jeu) et les récits mythologiques qui sont anhistoriques. Or, c’est la même neutralisation par abstraction qui conduit à considérer comme insignifiants le vécu du chrétien et la poursuite de l’enquête herméneutique jusqu’à aujourd’hui.
Ajoutons une deuxième cause, qui est plutôt une hypothèse : le biais de confirmation. Je soupçonne l’A. de déployer son analyse pour confirmer une conviction préalable. En effet, elle s’est contentée d’analyser la première tradition chrétienne, sans étendre son propos à l’époque actuelle. Or, elle y aurait rencontré le plus grand développement du Magistère sur la différence masculin-féminin : la théologie du corps de Jean-Paul II et, plus généralement, son enseignement sur le mariage et la famille. Et cette doctrine propose une interprétation des textes de l’Ancien et du Nouveau Testament qui conjure tout patriarcalisme, de surcroît à la lumière de l’amour-don, dont nous allons voir qu’il est la clé herméneutique permettant de penser l’unité et l’altérité des sexes. Par conséquent, l’A. a trié les textes chrétiens nourrissant sa conviction originelle – ce qui est exactement l’angle mort généré par le biais de confirmation.
- Dans un domaine différent, l’œcuménisme, mais qui est assez proche pour que la méthode soit transposable, et assez profonde pour qu’elle soit universalisable, Louis Bouyer propose une démarche qui éclaire en plein les défauts de l’approche de Sylviane Agacinski. Dans un livre qui a fait date [5], le converti du protestantisme au catholicisme a voulu approcher l’essence du protestantisme. Or, il s’est rendu compte que, même bien informés et bienveillants, les ouvrages adoptaient en leur immense majorité une connaissance livresque, donc abstraite de la Réforme protestante, et ainsi passaient à côté de sa complexité. Tout à l’inverse, Bouyer a emprunté une perspective empirique et existentielle, donc concrète, qui lui a permis de comprendre avec empathie les principes positifs du protestantisme, découvrant alors combien ils convergeaient avec le cœur même du catholicisme. L’Oratorien a développé ses principes méthodologiques, au nombre de quatre, dans un article programmatique [6] où il déploie ce qu’il appelle un « quadrilatère ». Voici le premier de ces principes : « Information d’une parfaite objectivité, non seulement sur les manifestations officielles de l’œcuménisme, mais sur tout le monde d’aspirations qui l’enveloppe [7]».
De même, si, au lieu d’être polarisée sur sa critique (ô combien légitime) du virilisme, l’A. de La métaphysique des sexes avait pris en compte avec une réelle sympathie non pas seulement des textes, mais la pratique et la sensibilité chrétiennes, elle aurait abouti à des conclusions beaucoup plus adéquates à la réalité du vécu et beaucoup plus respectueuses du christianisme – d’autant que celui-ci n’est pas d’abord un savoir, mais une pratique qui est la suite du Christ.
- Enfin, nous répondrons très brièvement aux arguments avancés par Sylviane Agacinski, car ils convergent vers une même logique de fond qui confond priorité (hiérarchie, antériorité ontologique) et supériorité ; toute proche est celle qui oppose unité et altérité. Puisque, en dernière instance, l’A. fait appel à la métaphysique, répondons à la même altitude qui est sapientielle. En convoquant l’ontologie trinitaire [8]. Si, de fait, dans le monde créé au mieux éclairé par une théologie naturelle, au pire par un immanentisme sécularisé, toute antériorité se convertit en inégalité et toute unité est menacée par l’uniformité (comme toute altérité par le pluralisme), dans une vision de ce même monde illuminé par la Trinité créatrice, celui-là participe de celle-ci et peut ainsi conjuguer la verticalité de la taxis et l’horizontalité de la périchorésis. La raison fondamentale peut être résumée dans les deux axiomes suivants. Primo, toute antériorité est une autorité et cette autorité ne provient que de son rayonnement, c’est-à-dire de sa donation et se différencie ainsi du pouvoir – au sens où Jésus dit admirablement : « Les grands font sentir leur pouvoir » (Mt 20,25) – qui, non seulement ne donne rien, mais ne reçoit rien et prend tout sans rien redonner gratuitement. Secundo, la donation ne conjure la domination qu’en étant finalisée par la communion qui est l’échange amical des dons.
Appliqués à la sexualité, ces trois principes ne craignent pas d’accorder une priorité symbolique au masculin – ce qui, loin de faire le lit du patriarcalisme ou de l’androcentrisme, met la virilité au service du féminin, et tous deux au service de la communion.
Répétée à de multiples reprises, la thèse de cette métaphysique des sexes a pour elle la limpidité – ce qui n’est pas synonyme de vérité. Si elle pose avec beaucoup d’acribie une question capitale (comment penser une différence, voire une relative antériorité d’un sexe sur l’autre, en écartant toute aliénation ?), mais y répond de manière unilatérale, sans prendre en compte la richesse contenue dans l’approche symbolique, le Magistère actuel et la pratique chrétienne.
Pascal Ide
[1] Sylviane Agacinski, Métaphysique des sexes. Masculin/Féminin aux sources du christianisme, oll. « Points Essais » n° 562, Paris, Seuil, 2005.
[2] Ibid., p. 9.
[3] Ibid., p. 320.
[4] Ibid., p. 10.
[5] Cf. Louis Bouyer, Du protestantisme à l’Église, coll. « Unam sanctam » n° 27, Paris, 1954, 31959.
[6] « Vous verrez un petit article programme sous ma signature dans un prochain numéro de La Vie Intellectuelle » (Louis Bouyer, Lettre à Clément Lialine, 22 avril 1945. Cité par, p. 87).
[7] Id., « Catholicisme et œcuménisme », La Vie Intellectuelle, 13 (1945) n° 5, p. 6-30, ici p. 30.
[8] Cf. Pascal Ide, « ‘L’autre est constitutif du moi’. L’ontologie trinitaire de Piero Coda. À propos de… Piero Coda, Ontologie trinitaire », Nouvelle revue théologique, 143 (2021) n° 4, p. 455-467.