Introduction
Ce texte, destiné à l’oral, et donc insuffisamment écrit et abouti, fut l’objet d’une triple journée de formation donnée dans le diocèse de Metz, du jeudi 6 au samedi 8 novembre 2008. Puis, à Toulouse, en 3 soirées : 10 octobre, 7 novembre et 29 novembre 2009.
Objet
Il ne sera pas traité du pardon collectif et le sacrement de pardon sera effleuré au terme.
Il sera traité du pardon : en sa double dimension, humaine et spirituelle ou, plus précisément encore, en sa triple dimension, psychologique, éthique et théologale.
Mise en garde
Ce sujet nous concerne tous. Il n’existe pas de vies qui n’aient été traversées par l’offense, d’existences qui n’aient été blessées par l’injustice. Et, nous l’oublions trop, nous ne traversons pas la vie sans avoir nous-même été injustes. C’est ce qu’atteste la demande de René Girard : « Qui fut victime d’injustices ? – Qui fut responsable, bourreau ? » Comment fait-on un peuple composé de 100 % de victimes avec un peuple comportant lui-même 0 % de coupables… ?
Je demande… pardon d’avance si je ne rejoins pas chacun, voire si certaines paroles sont blessantes.
Je rappelle que cette journée de formation est à vivre pour soi d’abord, et non pas pour quelqu’un d’autre. « Il serait tellement bien que mon mari soit là pour entendre ce qui est dit… »
Ne faudrait-il pas réécrire un nouveau livre sur le pardon ? Beaucoup plus concret que le premier.
A) La difficulté du pardon
Nous traiterons ici des dysfonctionnements du pardon. L’on croit souvent qu’une seule attitude s’oppose au pardon, à savoir son refus. En fait, double est l’attitude : le « non », mais aussi le « oui » lorsqu’il n’est pas authentique.
1) Le « non » au pardon
On pourrait aussi parler des résistances au pardon. Différentes objections ou attitudes retardent ou annulent le pardon. On pourrait les graduer selon le degré de leur opposition au pardon :
- ne pas devoir pardonner ou plutôt devoir ne pas pardonner ;
- ne pas voir pardonner ;
- ne pas vouloir pardonner ;
- ne pas pouvoir pardonner.
Les résistances sont liées à des blessures de l’intelligence, de la volonté ou de l’affectivité. Mais il s’y ajoute aussi des fautes, parfois contre l’Esprit… Autant d’objections auxquelles il faudra répondre.
a) Ne pas devoir pardonner
Cela revient à la fausse idée : ne pas croire que l’on doive pardonner. Mais, pour une part, cela constitue aussi autant d’objections.
1’) En soi
C’est l’opposition la plus radicale, la plus profonde. La conviction est qu’il ne faut pas pardonner.
a’) Le pardon est une imprudence
Le pardon est considéré par un certain nombre d’auteurs comme imprudent car il rend vulnérable à de futures offenses [1]. Ce point est particulièrement souligné dans le domaine des abus sexuels [2] ; certains auteurs parlent d’une attitude potentiellement périlleuse [3]. Traitant des victimes de l’inceste, S. Chance estime que le pardon s’oppose au besoin émotionnel qu’a la victime de libérer les affects négatifs présents en elle. « Il est meilleur de leur enseigner la juste indignation, parce que, si sa colère contre cette cible n’est pas confirmée, elle transpirera et se reversera d’une manière ou d’une autre [4] ».
b’) Le pardon est une injustice
Le pardon perpétue l’injustice en refusant de condamner l’agresseur [5]. Cette injustice est d’ailleurs à la fois individuelle et sociale, car la société a le droit que justice soit rendue : pour des raisons médicinales, préventives, etc. En effet, la justice demande que soit reconnu l’offenseur ; or, le pardon disculpe celui-ci, l’innocente, efface la conscience de sa responsabilité ; donc, en faisant disparaître la victime, le pardon est injuste [6]. « Le conflit intérieur sur guérir ou non la blessure psychique est fondé sur la croyance inconsciente du client qu’une complète guérison du traumatisme disculperait l’offenseur et serait sleale vis-à-vis des autres victimes [7] ».
De plus, le pardon apparaît comme économiquement injuste, décalé voire naïf dans une société où, comme la nôtre, « tout doit être payé [8] ». De manière systématique : le pardon est gratuit ; or, notre société est fondée sur l’échange marchand ; donc, le pardon n’a pas lieu d’être dans la société de marché comme la nôtre [9].
c’) Le pardon est une faiblesse
Pardonne celui qui n’a pas la force, le courage de rendre justice, donc de s’affronter à l’autre.
Dans un sens proche, le pardon véritable, sans duplicité, peut engendrer des conséquences coûteuses : un sentiment de faiblesse et de vulnérabilité, une impression d’injustice, la perte des bénéfices liés au statut de victime, le risque de se réexposer à de futures offenses [10]. On peut ajouter : le risque d’un sentiment aigu de dévalorisation.
Seul demande pardon celui qui ne sait pas affronter, se défendre en attaquant, bref le sous-homme.
d’) Le pardon est un mensonge
L’objection vaut non plus à l’égard de l’autre, mais à l’égard de soi. En effet, toute offense fait naître des sentiments que, pour être brefs, on peut qualifier de négatifs : tristesse, colère, haine, désespoir, honte, etc. Or, le pardon positive, invite à mettre la paix et la réconciliation. Donc, le pardon neutralise les sentiments négatifs avec tous les effets pervers liés au déni de sa vie affective.
2’) Pour certains crimes, notamment la shoah
Il y a de l’impardonnable. Pour Vladimir Jankélévitch, « l’histoire du pardon s’est arrêtée à Auschwitz ». La phrase est connue. L’argumentation aussi : une rhétorique de la réconciliation apaiserait prématurément les consciences, déculpabiliserait à bon compte et ferait courir le risque d’une récidive. Les faits fondant le propos de l’essai Pardonner ? de 1971 sont les suivants : le problème juridique de la prescriptibilité des crimes ; vingt-cinq ans après la shoah, il n’y a pas de pardon aux victimes. Donc, « oublier ce crime gigantesque contre l’humanité serait un nouveau crime contre le genre humain [11] ». Aussi Jankélévitch veut-il maintenir vif le ressentiment contre les coupables. On trouve des affirmations semblables chez Elie Wiesel refusant qu’on (et même Dieu) pardonne aux meurtriers.
Donc, très clairement, Jankélévitch s’oppose à l’Evangile, avec ses paroles mêmes : « Aussi dirions-nous volontiers, en renversant les termes de la prière que Jésus adresse à Dieu dans l’Evangile selon saint Luc : ‘Seigneur, ne leur pardonnez pas, car ils savent ce qu’ils font’ [12] ». Et ils récupèrent aussi une phrase de Pascal pour attribuer aux innocents ce qu’il dit du Christ et de son salut : « cette agonie [des déportés sans sépulture et des petits enfants] durera jusqu’à la fin du monde [13] ». De même Simon Wiesenthal inverse l’exclamation du Christ en croix : « Ô Père, ne leur pardonne pas, car ils savaient ce qu’ils faisaient ! »
Parlant de la shoah, Simone Veil, ancienne déportée remarque : « Si la vengeance n’a pas de sens, le pardon n’en a pas davantage, surtout lorsque les responsables n’ont jamais renié leurs idées, ni exprimé de regrets ». De plus « à qui pardonner ? Ce monde d’extermination systématique […], c’était un système presque désincarné, abstrait ». Il demeure que SV est réticente à l’égard de la notion d’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité introduite dans le code pénal depuis 1964 : « En tant que magistrat, j’ai toujours estimé que la prescription est un des principes fondateurs de l’Etat de droit. Elle a une raison : après un certain temps, les témoignages sont imprécis, la mémoire s’est insensiblement reconstituée […] la prescription et l’amnistie se fondent sur une certaine sagesse [14] ».
Pour cette aporie, comme pour les autres, il nous faudra répondre en détail.
b) Ne pas vouloir pardonner
L’on sait qu’il faut pardonner. Pourtant, on ne le veut pas. La cause en est souvent la préférence de la vengeance. Mais celle-ci peut prendre plusieurs formes : évidente ou cachée.
1’) La vengeance
Un proverbe dit : « Qui poursuit la vengeance devra creuser deux tombes ».
Il s’agit du syndrome du justicier dont tant de films regorgent. Ce fait massif constitue un véritablement symptôme de l’état de notre société : découragement face au système pénal français ; subjectivisation de la loi ; implication affective ; etc.
Le coût de la vengeance est considérable. Certaines données statistiques font état de ce que, aux États-Unis, presque la moitié des actes de délinquance est motivée par la colère et les impulsions à la vengeance [15].
La haine et la vengeance paraissent souvent plus simples et plus immédiats que la patience de l’amour et du pardon. De prime abord, mieux vaut haïr qu’aimer. Mais est-ce bien certain ? Quelques raisons permettent d’en douter :
– La dialectique de l’arroseur-arrosé, de la victime et du bourreau est sans fin. La vengeance déclenche une escalade destructrice dont on ne voit plus le terme, car la vindicte est rarement contrôlable et l’irascible, en l’homme, participe à l’infinité de l’esprit.
– Se venger, c’est se replier sur soi et sur le passé ; c’est donc nier le respect de la double instance caractéristique de l’homme : l’autre et le temps (comme à-venir).
– Brève est la satisfaction de la vengeance dont le moteur est la haine. Comme le rappelle Baudelaire :
« Et la Haine est vouée à ce sort lamentable
De ne pouvoir jamais s’endormir sous la table [16] ».
– Comment mesurer la dose de vengeance nécessaire à l’apaisement de la blessure ? D’ailleurs, la colère qui dirige la vengeance est une pulsion souvent aveugle, car aveuglée.
– Il est plus grand de subir l’injustice que de la commettre, disait Platon. Et c’est là où Nietzsche a tort : les plus faibles ne sont pas ceux qu’il croit. En effet, pardonner est bien plus actif que réactif. Désarmer sa haine, s’armer d’amour est une révolution, une création (ou une recréation) intérieure bien plus phénoménale que la soumission à nos ardeurs guerrières. Le premier pas du pardon est donc le refus – la décision du refus – de se venger.
2’) L’indifférence
Il existe une forme subtile, cachée de vengeance.
La parole du personnage de Sempé : « Je pardonne tout, Seigneur, mais j’ai la liste ».
L’on croit souvent qu’il existe trois attitudes à l’égard de l’autre : amour (sympathie), haine et indifférence. En fait, il n’y a que deux états du cœur, ouvert ou fermé. En effet, l’autre personne est un bien ; or, le bien attire. Donc, soit je suis incliné vers autrui, soit j’éprouve une aversion. Dès lors, l’indifférence est un état de fermeture non nommé. L’affect prédominant est soit la peur (la fuite ou la paralysie), soit la colère, mais interdite.
C’est ce dernier sentiment qui est au centre de l’histoire d’Alfred et Adèle [17].
Voici la ferme d’Alfred, un homme fier, intègre et peu bavard. Grand, maigre, le menton effilé, le nez aquilin, il est autant respecté que craint par les gens. Il est peu loquace, mais quand il parle, c’est pour prononcer des proverbes sur la valeur du travail ou le sérieux de la vie.
Sa femme, Adèle, a toujours le sourire accueillant et la parole avenante. Les gens se plaisent bien en sa compagnie. […] Adèle souffre silencieusement auprès d’un mari avare de paroles et de caresses. […] Alfred la fait bien vivre et lui est fidèle, mais tout absorbé qu’il est par le travail, il ne lui réserve que peu de temps pour l’intimité et le plaisir.
Un jour, Alfred décide d’écourter sa journée. Au lieu de travailler jusqu’à l’obscurité, il revient plus tôt que prévu à la maison. A sa grande stupéfaction, il surprend Adèle en flagrant délit avec un voisin dans le lit conjugal. L’homme a tôt fait de s’enfuir par la fenêtre, tandis qu’Adèle désemparée se jette aux pieds d’Alfred pour implorer son pardon. Lui reste rigide comme une statue : blanc d’indignation, les lèvres bleues de rage, il parvient à peine à contenir le flot des émotions qui l’assaillent. De se voir ainsi cocufié, ses sentiments vont de l’humiliation à la colère en passant par une peine profonde. Lui qui n’est pas grand parleur, il ne sait que dire. Mais il se rend vite compte que le traitement du silence soumet Adèle à une torture plus grande que tout parole ou geste de violence ». Les mauvaises langues l’apprennent, prédisent la séparation. Mais, déjouant tout commérage, Alfred vient à la messe, en compagnie d’Adèle. En fait « la gloire du pardon d’Alfred se nourrit secrètement de la honte d’Adèle.
A la maison, Alfred continue de tisonner le feu de sa rancune, faite de mutisme et de regards furtifs, pleins de mépris pour la pécheresse. Cependant, au ciel, on ne se laisse pas berner par les apparences de la vertu. Aussi on dépêche un ange pour redresser la situation. Toutes les fois qu’Alfred porte son regard dur et sombre sur Adèle, l’ange lui laisse tomber dans le cœur un caillou gros comme un bouton. Alfred ressent chaque fois un pincement qui lui arrache une grimace. Son cœur s’alourdit à un point tel qu’il doit marcher penché et s’étirer péniblement le cou pour mieux voir devant lui.
Voilà qu’un jour, un personnage lumineux aborde Alfred qui travaille aux champs : « Alfred, tu sembles bien accablé ». L’ange poursuit : « Oui, je sais que tu as été trompé par ta femme et que l’humiliation te torture. Mais tu exerces une subtile vengeance qui te déprime toi-même ». Alfred qui se sait deviné dit alors : « Je ne peux m’enlever de la tête cette maudite pensée : comment peut-elle m’avoir trompé, moi, un mari aussi fidèle et généreux ? » L’ange lui offre de l’aider, mais Alfred est convaincu que personne ne le peut. « Tu as raison, Alfred, personne ne peut changer le passé, mais tu as le pouvoir dès maintenant de le voir différemment. Reconnais ta blessure, accepte ta colère et ton humiliation. Puis, lentement, commence à changer ton regard sur Adèle. Est-elle la seule coupable ? Souviens-toi de ton indifférence envers elle. Mets-toi dans ses souliers ». Alfred veut faire confiance, car il souffre trop de son cœur fermé, mais il ne sait comment faire. L’ange lui explique : « Avant de regarder Adèle, détends les plis de ton front, les rides autour de ta bouche et les autres muscles de ton visage. Au lieu de voir en Adèle une femme méchante, regarde l’épouse qui a eu besoin de tendresse ; rappelle-toi avec quelle froideur et dureté tu la traitais ; souviens-toi de sa générosité et de sa chaleur que tu aimais tant au début de tes amours. Pour chaque regard renouvelé, je t’enlèverai un caillou du cœur ».
Alfred accepte. « Petit à petit, lentement, mais non sans efforts conscients, il s’applique à regarder Adèle avec des yeux neufs. Sa douleur au cœur s’estompe peu à peu. Adèle semble se transformer à vue d’œil : de femme infidèle, elle devient la personne douce et aimante qu’il avait connue au printemps de leurs amours. Adèle elle-même ressent le changement. Soulagée, elle retrouve sa bonne humeur, son sourire et sa ronde jovialité. A son tour, Alfred se sent tout changé. […] L’émotion nouvelle qui le submerge lui fait encore peur. Mais, un soir, c’est en pleurant qu’il prend Adèle dans ses bras, sans un mot. Le miracle du pardon vient de s’accomplir.
Tirons quelques leçons de cette belle histoire qui va plus loin que le pardon :
– La plus grande faute n’est pas toujours apparente. Les fautes charnelles, plus spectaculaires, plus culpabilisées, plus aisément délimitables, sont beaucoup plus faciles à détecter que les fautes plus spirituelles, plus invisibles (par exemple l’égoïsme), pourtant plus graves.
– La réduction du regard : pour se dérober au pardon, il suffit de réduire l’autre à son statut d’agresseur.
– Alfred s’autorise à devenir un justicier
– Alfred se victimise et ainsi s’interdit de se remettre en question. Il reconstruit l’histoire, se fige en figeant l’autre.
En réalité, il y a trois états : le pardon, la vengeance et le non-pardon. Beaucoup de personnes renoncent à la vengeance mais n’entrent pas dans une dynamique de pardon. Or, cela me semble faux : soit on pardonne, soit on refuse de pardonner ».
c) Ne pas voir son besoin de pardonner
1’) En général
La personne sait qu’elle doit pardonner ; elle le veut en général. Toutefois, elle ne voit pas qu’il lui est nécessaire de le faire ; plus encore, elle est convaincue que, dans son cas singulier, elle n’a pas à pardonner. Elle est donc aveuglée sur sa nécessité à entrer dans une démarche de réconciliation. Les raisons de cette cécité sont donc non pas générales mais singulières. Le pardon est en soi utile mais pour moi inutile.
Tel est par exemple le cas d’une femme qui en veut mortellement à son époux qui l’a quitté pour une autre femme voici quelques dizaines d’années, nourrit une grande agressivité contre lui, mais ne se rend pas compte qu’elle doit lui pardonner. Car c’est à la fois justifié et camouflé.
Deux signes peuvent alerter : les médisances ; les pensées systématiquement négatives.
Les causes sous-jacentes : il y a souvent un grand besoin de reconnaissance ; les personnes en cause sont souvent celles qui sont en position d’autorité ; celles que l’on idéalise.
2’) La posture victimaire
L’aveuglement se camoufle souvent sous une forme plus subtile : la posture victimaire.
Prenons du recul : le triangle de Karpman. Le mal est commis par le bourreau ou le persécuteur. Clairement, l’offenseur Or, face à un mal commis par l’autre, nous adoptons deux ou trois attitudes : la victime et le sauveteur ; or, ceux-ci sont au fond des bourreaux ; leur attitude est au fond celle du bourreau.
Il y a une façon de passer toujours pour la victime qui permet de faire l’économie du chemin à accomplir, de la responsabilité à assumer, donc du pardon à donner.
Illustration cinéma : Oui, mais…
Oui, mais…, comédie française d’Yves Lavandier (2002)
Erwann Moenner (Gérard Jugnot)
a’) Histoire ou plutôt le cadre car la scène se suffit presque à elle-même
Églantine Laville (Emilie Duquenne) est une adolescente qui sort avec un garçon, Sébastien (Cyrille Thouvenin). Elle a un frère cadet. La scène se déroule à table, avec son père, André (Patrick Bonnel) (dont on devine qu’il a une liaison) et sa mère, Denise (Alix de Konopka)
L’intérêt de cette scène très linéaire est qu’elle montre à l’état chimiquement pur, de manière très pédagogique, les trois pôles de Karpman : la victime, le sauveteur et le bourreau. Elle montre aussi comment les rôles peuvent tourner. Enfin, elle montre que l’entrée dans le rôle se fait de manière subtile, pas forcément par des paroles, mais par des gestes, donc par des non-dits qui sont d’autant plus violents : c’est ici qu’intervient singulièrement le faux « s’il vous plaît ».
Commençons par les pôles du triangle. Les personnages sont relativement spécialisés :
b’) Les dysfonctionnements
Scène 3 (début) : de 17 mn. 02 sec. à 19 mn. 48 sec. ; l’explication psychologique du psy : jusqu’à 20 mn. 30 sec.
On aurait aussi pu l’étudier à propos du « je » victimaire.
1’’) La mère victimaire
Cela se manifeste peu dans son langage. En revanche, l’attitude victimaire apparaît massivement dans le non-verbal : les soupirs ; la manière de suspendre son geste de manger, comme si elle avait perdu le goût de la nourriture, le goût même de la vie ; les yeux de chien battu ; le décalage entre la parole et le non-verbal ; le déni de responsabilité (« Je ne t’ai rien demandé, Églantine »). Et, peut-être le plus parlant : la fourchette tournée agressivement vers l’autre, comme si elle attendait d’être plantée. L’arme d’une vengeance qui ne demande qu’à s’exercer, qui, en fait, s’est déjà exercée…
Elle fait partie de ce que les psychologues appellent les « passifs-agressifs ».
2’’) La fille sauveteuse
De prime abord, autant on est tenté d’accuser la mère, autant on est tenté d’excuser la fille. Après tout, ne pose-t-elle pas un acte généreux et altruiste en acceptant de rester et donc en sacrifiant sa soirée avec Sébastien ? Pourtant au moins trois signes permettent d’affirmer qu’elle est plus sauveteuse que sauveuse :
- Elle précède toute demande d’aide de sa mère et elle la déborde. Déjà, en train de s’habiller pour sortir, elle est peu motivée et se prépare à ne rien faire. Au terme, elle couchera elle-même sa mère, restera auprès d’elle jusqu’à ce qu’elle soit endormie, remontera le drap, éteindra la lumière, autrement dit jouera le rôle de mère de sa mère, se parentalisera. Le scénario semble être en place depuis bien des années.
- Son imagination projette ce qui n’est pas. Astucieusement, le cinéaste intercale dans le récit une scène où l’on voit la mère s’effondrer sous le coup de l’alcool. Le retour au présent fait soudain prendre conscience qu’il nous a été montré comment Églantine se représentait les choses. Or, cette représentation n’est pas la réalité.
- La violence finale, la transformation en bourreau. Elle fait payer à sa mère sa décision auto-destructrice.
3’’) Le père bourreau
Le père adopte volontiers la posture de l’accusateur, donc du bourreau, dans le dîner : « Fiche-lui la paix ! Elle a quand même le droit de sortir, non ? ». Là encore, ne nous trompons pas, tant cet échange paraît banal : n’est-il pas normal qu’un père prenne la défense de sa fille face à une injustice ? En réalité, trois signes attestent la violence, c’est-à-dire la démesure de la réaction colérique.
D’abord, l’intention. Deux faits font largement soupçonner l’intention agressive : personne ne lui a rien demandé, il intervient sans mandat dans une relation qui ne le concerne pas ; il vise sa femme alors qu’il aurait pu tout aussi bien défendre sa fille qui manquait de politesse. Par conséquent, son intention se démasque : il ne défend Églantine que pour pouvoir mieux agresser sa femme
Ensuite, les mots qui relèvent du « Tu » accusateur. En premier lieu, le verbe vulgaire « ficher ». D’autre part, l’interro-négative introduit, dans la grande majorité des cas, une question fermée, dont la réponse est déjà acquise.
Enfin, le regard accusateur dit encore mieux cette violence que la parole. Comme souvent, le non-verbal dément ce que le verbal pourrait faire croire.
Les deux autres protagonistes sont aussi volontiers bourreau à leur moment, ainsi que nous allons maintenant le montrer.
4’’) La circulation des rôles
Eglantine, à table, à la parole intrusive de sa mère, répondait sur un ton démesuré : « Oui, maman, rassure-toi, je le connais bien ! » Cette parole est bourreau car elle ne part pas de soi mais de l’autre qui est ici accusé. De plus, après avoir renoncé à son rendez-vous, dit à sa mère : « Voilà, t’es contente ! » Et, face au déni victimaire de sa mère (« Je ne t’ai rien demandé, Églantine »), elle éclate (« Mais j’en ai marre, p… »). La sauveteuse devient bourreau, accusatrice. Elle rejouera son scénario face à son père :
– Père : « Déjà rentrée ? (voilà une demande qui n’est pas sauveteuse, mais sauveuse : elle manifeste un intérêt sans pourtant être intrusive)
– Fille : Je ne suis pas sortie.
– Père, étonné : Ah bon ? Pourquoi ?
– Fille, accusatrice : Devine ! Tu pourrais pas un peu t’occuper d’elle ? » La phrase est d’autant plus intéressante qu’elle révèle le scénario d’Églantine, et donc montre que le thème bourreau est la transformation violente du thème sauveteur. En effet, sa demande est intrusive et jugeante : elle n’a pas à faire la leçon à son père.
De même, la mère victime devient accusatrice, à table, face à son mari qui défend sa fille : « Oui, bien sûr ! Et toi, tu fais quoi ce soir ? » On a reconnu le « tu » accusateur et le non-dit d’autant plus redoutable qu’il laisse planer un soupçon en évitant d’être accusée d’avoir accusé. Une nouvelle fois, Madame joue son scénario favori : distiller la violence sans en avoir l’air. Ce jeu verbal s’accompagne de toute une mimique corporelle : la petite mais nette montée du ton ; au visage renfrogné, rentré succède soudain une avancée du museau. L’animal ne montre-t-il pas les dents pour décourager son adversaire ? Il s’en suit un silence assourdissant…
En dernier lieu, le mari qui rentre tard se fait victime, lorsqu’il entend la dernière réflexion que nous avons noté ci-dessus : « J’ai essayé si souvent, Églantine ! » Notez aussi combien le non-verbal appuie le verbal. Ici, le loup bourreau devient un agneau aux yeux larmoyants. Et il ajoute : « Si tu trouves la solution… ». Cette réflexion est un bijou (dans l’ordre de la manipulation). D’abord, on notera que, comme sa fille, face à sa mère, il termine en fuyant, ce qui signifie bien que ce n’est pas une vraie demande : il veut juste être plaint, et non pas qu’on l’aide. Ensuite, le père joue sur le scénario de la fille, à savoir le sauvetage, et ainsi la coince. Enfin et surtout, il fait appel à un double bind (double lien ou double injonction contradictoire). D’un côté, il semble dire : il est possible de trouver la solution. De l’autre, dans le registre implicite du non verbal et avec la phrase antérieure, il a dit qu’elle n’existe pas. Or, la double contrainte est une des violences qui bâillonne le plus la parole. Le père a trouvé la sortie la plus glorieuse (en quelque sorte : rien n’est de sa faute, tout est de la faute de la mère, tout est à charge de la fille) pour lui, mais à quel prix pour l’autre et pour sa relation avec l’autre… L’effet en est la sidération : Églantine demeure plantée là, impuissante, le regard totalement éperdu. Son père a bâillonné toute colère, toute réaction d’Églantine. Mais autant elle semble figée à l’extérieur, autant elle est en vrac, et même réduite à néant à l’intérieur…
5’’) Conclusion
Quoi qu’il en soit, on voit que la mère se fait aider, mais sans demande, sans mot et sans merci. Plus encore, elle exige, menaçant de s’auto-agresser. Enfin, son monde est infalsifiable, elle ne peut que plaider non-coupable, puisque sa fille ne peut convoquer aucune parole. On peut difficilement imaginer plus grande violence.
c’) La sortie du triangle
Passons maintenant à la fin du film et voyons comment Eglantine va se sortir de son scénario sauveteuse.
Scène 11 : de 1 h. 31 mn. 45 sec. à 1 h. 34 mn. 14 sec.
Bien plus tard, presque au terme, la scène du pseudo-suicide de la mère montrera combien Églantine a évolué et ne retombe pas dans son scénario sauveteuse ; de ce fait, elle aidera aussi sa mère à ne pas réduire à sa posture victimaire.
1’’) L’attitude de la mère
a’’) Le fait
En faisant mine de se défenestrer, la mère ne fait rien de nouveau : elle accomplit la logique suicidaire initiée, à bas bruit, à petit feu, par l’alcool.
b’’) La cause
Si on la juge au plan moral, on parlera de mensonge (sur la durée), de chantage affectif.
Mais ce serait oublier la détresse.
2’’) L’attitude de la fille
Au début, l’on peut craindre qu’elle cède de nouveau à son scénario. En effet, elle se précipite, elle veut empêcher sa mère. Et la mère tente de l’entraîner.
a’’) En pensée
– Lorsque sa mère commence à partir dans son scénario nihiliste : « J’ai compris que je n’étais rien », on voit Eglantine regarder en bas à gauche ; or, ce type de regard signifie une attention tournée vers le passé ; par conséquent, elle ne réfléchit pas à une solution, mais se souvient soit de scènes semblables, soit des conseils de son psy.
– En tout cas, cela l’ouvre à ne pas vouloir répéter les scénarios mortifères. Eglantine décide de ne pas secourir.
b’’) En parole
– Elle ose nommer le mal : « Tu crois que c’est facile avec une mère qui pète les plombs ».
– Surtout, elle sort de la culpabilité qui la faisait agir : « Mais si tu sautes, je ne dirais pas que c’est à cause de moi, ni à cause de papa, ni à cause de qui que ce soit d’autre ». L’on voit que sa mère est émue, ébranlée. « Je dirais que c’est à cause de quelque chose qui est en toi et qui te dégoûte ». Rejointe, non accusée, sa mère pleure.
– Elle connecte avec ce qu’elle ressent et le nomme : « Je serais triste ».
– Mais, et ce point est important, elle ne réduit pas sa mère à sa souffrance et à sa pathologie. De manière très belle, créative, elle n’accuse pas sa mère.
– Ainsi, elle peut aider, être sauveuse et non pas sauveteuse. Par sa parole d’amour. Elle dit son amour pour sa mère : « Maman, je n’ai pas envie de te perdre ».
c’’) En action
– Lorsque sa mère lui a demandé de ne pas s’approcher, Eglantine a respecté sa liberté, n’est pas intervenue.
– Puis, lorsque sa mère, touchée par ces paroles non scénariques, donc nouvelles, quitte elle-même son scénario suicidaire. Alors Eglantine peut s’approcher et l’embrasser, lui témoignant par un geste ce qu’elle ressent.
3’’) Objection
Mais n’est-il pas légitime d’empêcher quelqu’un de se faire du mal ?
Oui, à condition que l’on respecte sa liberté. Le père de l’enfant prodigue ne court pas derrière lui.
Exposé
La victime se caractérise par la plainte. La lamentation est l’acte propre du victimaire. Or, Christophe André propose six critères pour distinguer ce qu’il appelle la plainte adaptée de la plainte toxique [18]. Je les réordonne, les réduit à cinq et en ajoute deux autres (en relation avec le TDK).
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La plainte accusatrice
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La plainte adaptée |
Relation au temps |
Habituelle, persistante après les difficultés, voire infinie |
Ponctuelle |
Relation à la réalité objective |
Généralisante, globalisante |
Fondée sur un fait donné |
Relation à la liberté |
Accusatrice et victimaire (je ne suis pas responsable) |
Responsable dans de justes limites |
Relation à la limite |
Non réfutable |
Limitée |
Relation avec l’écoutant |
Sans prise en compte la disponibilité de l’interlocuteur |
Sans prise en compte la disponibilité de l’interlocuteur |
But |
Tournée sur elle-même, auto-entretenue |
En recherche d’une solution |
Fruit, fécondité |
A peine soulagée d’être écoutée |
Consolée d’être écoutée |
a’) Relation au temps. Le caractère systématique
La colère toxique peut se retrouver chez toute personne : « C’est moi qui commande à la maison, dit un des héros du Schpountz de Marcel Pagnol. La preuve, lorsque ma femme demande quelque chose, je lui dis toujours non ».
Cette colère peut engendrer un cercle particulièrement vicieux qui l’auto-entretient. Ainsi une entreprise embauche un nouvel employé. Pour une raison x mais qui ne parle que de lui, le supérieur immédiat ne le supporte pas. Dès lors, il s’en méfie, prétextant que l’employé ne lui semble pas fiable. Cela ne rate pas, cette méfiance stresse l’employé qui commet une erreur. « Vous voyez, s’exclame le supérieur, triomphant, je vous l’avais bien dit ». Le raisonnement est imparable, non réfutable, donc d’autant plus violent et injuste. En effet, il est bien démontré que le processus est incontournable : méfiance engendre erreur et erreur engendre méfiance. N’est-ce pas ainsi que procédaient les bourreaux nazis : ils avilissaient leurs prisonniers qui, dans des conditions de misère extrême, étaient poussés à des comportements déshumanisants (voler le pain des plus faibles, etc.), et alors auto-justifiaient leur mépris haineux en montrant ces comportements considérés comme moins qu’humains…
b’) La démesure dans l’accusation
Un autre signe en est la mesure : le cloisonnement. L’amour démesuré agresse en disant : « Tu es toujours ainsi » ; « encore » ; etc. Les trois mots manipulateurs :.
Comme chez l’adolescent : « Il est génial » ; « Elle est nulle ».
Comme chez l’enfant : généralisation et autodestruction. On dispute un enfant parce qu’il a fait une bêtise ; en revenant dans sa chambre, il détruit le dessin qu’il venait de faire.
c’) Relation à la liberté
Exemple de la femme accusant son mari : « Ce que vous perdez, c’est votre liberté ».
d’) Relation à la fin
La plainte est une autre forme de tristesse. En victimisant et en rendant passifs, les monologues plaintifs nourrissent le malheur [19]. La victime est toujours triste.
La plainte s’accompagne de rumination. Et elle conduit au désespoir.
e’) Le caractère non réfutable
Dans une relation compulsive, autrement dit dans un scénario, une personne adopte l’une des trois positions suivantes : sauveteur, victime et accusateur – que l’on appelle souvent persécuteur ou bourreau, termes qui me semblent moins adaptés.
f’) Illustration cinéma : Bruce tout-puissant
En plus, cette scène illustrera un certain type de manque de pardon : l’accusation de Dieu.
Une scène de la comédie américaine Bruce tout-puissant fat s’affronter Bruce Nolan (Jim Carrey) et sa petite amie, Grace Connelly (Jennifer Aniston) [20]. Bruce présente tous les symptômes de la posture victimale exacerbée.
- La plainte est persistante. Un simple extrait ne permet bien sûr pas de le montrer. Voire, on peut croire que l’incident en est la cause ponctuelle. L’absence de réaction de Grace fait craindre, toutefois, qu’il soit coutumier du fait. D’ailleurs, Bruce profite de tout, par exemple du chien, Sam, qui urine dans l’appartement : « Viens donc pisser ailleurs, sur moi par exemple ! »
- La plainte est globalisante, généralisante. Bruce vient d’être attaqué par des voyous et ne présente que quelques contusions. Grace le reconnaît (au double sens du terme : le constate et en remercie) : « Oh, grâce à Dieu, tu n’as rien ». Mais Bruce, loin de renchérir, fait monter sa plainte : « Oui, c’est ça, Dieu, il fait pleuvoir ses bienfaits célestes sur mois. Oh, m…, ce n’est pas de la pluie ! » Plus tard : « J’ai tout perdu, je n’ai rien retrouvé », niant tout ce qui lui reste, à commencer par la présence de Grace qui l’écoute avec amitié. Quand Grace nomme à nouveau ce qui va bien pour relativiser cette négativisation généralisée : « Chéri, je sais que tu as de la peine, je te comprends à 200 %. Evan n’est qu’un salopard, un faux derche. Mais ça aurait pu finir tellement plus mal. Au moins tu vas bien », ajoutant à sa parole compatissante un doux geste de rapprochement, Bruce la repousse sans ménagement et répond avec violence : « Je vais bien ? Dernière minute : je ne vais pas bien du tout », et il se lance dans une généralisation inquiétante : « Comment j’irais bien avec ce boulot minable ? Comment j’irais bien avec cet appartement minable ? Comment j’irais bien avec cette vie minable ? »
La plainte n’est pas seulement globalisante au présent, elle inclut aussi tout le reste de la vie, masquant ce qui va. Tous y passent. Depuis Dieu (non sans inventivité : « Dieu est un mioche cruel assis avec une loupe sur une fourmilière, et je suis la fourmi. Il pourrait me sauver la vie en moins de cinq minutes, s’il le voulait. Mais il préfère me brûler les antennes et me regarder hurler à la mort »), jusqu’au chien, Sam, sur lequel il se venge, en passant bien sûr par le collègue, Evan, mais aussi « sa vie minable ». Grace ne se trompe pas qui s’implique : « C’est vraiment tout ce que tu penses de notre vie, tu penses qu’elle est minable ? – Je t’en prie, je ne parlais pas de toi ». même si Bruce prétend laisser Grace intouchée
- La plainte est accusatrice, victimaire. Elle ne cherche pas la solution. Voilà pourquoi, lorsqu’il sent qu’il va être coincé, mis face à ses responsabilités, Bruce s’enfuit au lieu d’affronter. Il va ainsi pouvoir continuer à se plaindre, seul, sans vis-à-vis qui lui réponde.
- La victimisation est non réfutable. Lorsque Grace lui explique, ce qui est une évidence, que son échec n’est pas d’abord dû à Dieu mais à des causes humaines : « Tu sais très bien que les choses n’arrivent jamais sans raison », il n’écoute pas et refuse : « Alors ça, ça sert à rien. Ça, c’est un cliché. Ça ne m’aide absolument pas ». Quand, enfin, Grace lui montre, avec évidence, qu’il ne parle que de lui (« De toute façon, tu ne parles que de toi ! »), il retourne la situation à son avantage : « Magnifique, c’est la pire journée de toute ma vie, et il faut encore que je plaide coupable ».
- La plainte ne prend pas en compte l’autre, c’est-à-dire la disponibilité de l’interlocuteur. Bruce va épuiser Grace par ses jérémiades. Il ne sait même pas reconnaître sa patience et sa compassion. Il ne sait pas non plus entendre son exaspération de l’entendre se plaindre. À Grace qui lui demande d’arrêter : « Ça suffit, y en a marre. Tu ne peux pas arrêter de jouer les martyres », il répond, se contentant de jouer sur les mots : « Je n’ai jamais dit que je suis un martyre, je suis une victime ! »
- La plainte est tournée sur elle-même, auto-entretenue. Bruce laisse monter sa colère qui se tourne en violence, contre le chien, contre les objets. On peut se demander s’il n’en jouit pas (Hulk le disait : il y a quelque chose de jouissif dans la colère). Or, Grace souffre, de plus en plus et il ne s’en rend pas compte. Lorsqu’elle lui demande en larmes : « C’est vraiment tout ce que tu penses de notre vie, tu penses qu’elle est minable ? », il se justifie au lieu de chercher à la consoler (littéralement : la sortir de sa solitude) : « Je t’en prie, je ne parlais pas de toi ». Et, au final, il la laisse dans sa tristesse, pour continuer à hurler contre Dieu.
- La plainte n’est pas soulagée d’être écoutée. Bruce refuse toute compassion ; comme un grand adolescent irresponsable, il se grise de sa colère. Alors que Grace essaie de l’écouter, reformule : « Ah, je vois : Dieu t’en veut personnellement. C’est ça ce que tu veux dire ? », Bruce nie, aggrave : « Non, il a l’air déterminé à m’ignorer. Il est trop occupé à donner à Evan tout ce qu’il souhaite ».
- Au fond, cette logique victimaire est absolument narcissique. De fait, Bruce est totalement égocentré. « Heureusement que tu ne parlais pas de moi, tu parlais de toi. De toute façon, tu ne parles que de toi ! »
Conséquence : aucun pardon n’est envisageable, à moins que l’autre ne se plie à toutes les demandes de celui qui se plaint. L’autre peut être englouti par cette demande démesurée.
d) Ne pas pouvoir pardonner
Enfin, il faut rappeler combien le pardon est parfois difficile, voire paraît impossible. La personne sait qu’elle doit pardonner ; elle le voit ; elle le veut. Mais elle ne le peut pas, elle n’y arrive pas. Pour différentes raisons, dont surtout deux :
1’) L’offensé se ressent toujours blessé
Nous posons l’acte de pardon, nous faisons parfois des démarches coûteuses. Et pourtant, nous ressentons toujours en nous de la rancœur ; la mémoire est douloureuse, les souvenirs affleurent contre notre gré.
A une impuissance générale s’ajoutent des paramètres caractérologiques et surtout des facteurs liés aux histoires personnelles. Les personnes à haute estime de soi, narcissiques, comme les personnes susceptibles ont du mal à pardonner [21].
2’) Il manque la réciprocité pour pardonner
Souvent, on croit que le pardon n’est complet que lorsque l’autre a reconnu ses torts, est revenu, a changé. Mais qu’en est-il vis-à-vis de celui qui est décédé, éloigné, celui qui se défend, méconnaît le préjudice ou sa gravité, se dérobe au pardon…
On croit aussi parfois que l’attitude juste est de pardonner seulement à condition que l’autre ait reconnu sa faute. Une certaine interprétation du Notre Père ou du sacrement de la réconciliation peut tromper. En effet, notre démarche est nécessaire pour que Dieu pardonne : c’est donc que notre regret est la condition de son pardon. En fait, notre repentir est la condition de l’application de ce pardon, non pas de son existence. La différence est immense. La parabole de l’enfant prodigue nous le montre : le Père a depuis toujours déjà pardonné, il n’a qu’amour dans son cœur ; d’où la promptitude de son pardon qui lui fait même couper la parole à son fils, dès qu’il devine le regret. En revanche, celui qui attend l’amendement de l’offenseur demeure sur la défensive, voire dans la fermeture colérique ou haineuse. De ce fait, le retour de l’offenseur ne suffit nullement à ce que l’offensé pardonne ; et le délai, les multiples stratégies que l’on s’inventera alors pour ajourner la réconciliation, en sont le signe.
Cette fausse croyance peut être liée simplement à une ignorance ; elle est aussi parfois secrètement liée à une vengeance.
2) Les faux « oui » du pardon
Le pardon peut aussi « pécher » par excès. En fait, il s’agit de pseudo-pardons, le plus souvent sous la forme des pardons prématurés.
Nous verrons plus loin les différentes formes que peut prendre ces pardons prématurés : les excuses, le pardon rapide et superficiel, le pardon immédiat (précipité), pardon-oubli, etc.
Nombreux sont les mécanismes de défense. La raison est le refus de souffrir et l’un des principaux mécanismes consiste à refouler la souffrance hors de soi. « Je sortais de moi cette souffrance », disait une patiente qui a subi des attouchements, voire s’est faite violée par un moine.
Combien de fois le pardon est une occasion d’étouffer ces sentiments : « Il faut être psychothérapeutes pour savoir combien le pardon des autres est rare et quelle agressivité peut se trouver réprimée derrière un prétendu pardon. Ici, nous avons de nouveau tout le drame du moralisme. Si le pardon est la condition de l’amour de Dieu, alors nous devons camoufler ou réprimer notre agressivité derrière des paroles amicales et l’agressivité refoulée dévore l’âme, devient une source de fausse culpabilité et d’une subtile anxiété pour faire obstacle au chemin du salut [22] ». La psychologie a montré que le pardon est une manière de se protéger contre le ressentiment et la rancœur qui sont source d’anxiété et de dépression [23]. En effet, l’homme ne supporte pas de souffrir et s’en défend spontanément : « éluder ce qui fait mal constitue, en fait, une forme instinctive de protection contre celui-ci [24] » ; or, le pardon est une manière d’éluder le mal.
Exemple : le pardon donné trop vite, pour faire une bonne impression. De plus, ne pas tomber d’une perspective à une autre.
3) Conclusion
Le pardon ne se tient toutefois pas dans un juste milieu mais dans un au-delà, comme tout acte d’amour.
Pascal Ide
[1] C’est ce que notent, en tant qu’observateurs, deux etudes : M. J. Subkoviak, R. D. Enright, C. R. Wu et E. A. Gassin, « Measuring interpersonal Forgiveness in Late Adolescence and Middle Adulthood », Journal of Adolescence, 18 (1995), p. 641-655 ; S. R. Freedman & Robert D. Enright, « Forgiveness as an Intervention Goal wit Incest Survivors », Journal of Consulting and Clinical Psychology, 64 (1996), p. 983-992.
[2] Cf. Ellen Bass & Laura Davis, The Courage to Heal a Guide for Women Survivors of Child Sexual Abuse, New York, Harper and Row, 1988.
[3] Cf. Beverly Engel, The Right of Innocence Healing the Trauma of Child-hood Sexual Abuse, Los Angeles, Jeremy P. Tarcher, 1989.
[4] Sue Chance, A Voice of my Own, Cleveland (), Bonne Chance Press, 1993, p. 169.
[5] Pour cet argument comme pour les suivants, cf. Robert D. Enright & Human Development Study Group, « The Moral Development of Forgiveness », William M. Kurtines & Jacob Gewirtz, Jacob L. Lamb (éds.), Handbook of Moral Behaviour and Development. 1. Theory, New York, Psychology Press, 1991, p. 123-152.
[6] Cf. Ellen Bass & Laura Davis, The Courage of Heal, New York, Harper Perennial, 1994.
[7] Elizabeth A. Seagull & Arthur A.Seagull, « Healing the Wound that must no Heal », Psychotherapy: Theory, Research, Practice, Training, 28 (1991) n° 1, p. 16-20, ici p. 16.
[8] J. N. Sells et T. D. Hardgrave, « Forgiveness a Review of the Theoretical and Empirical Literature », Journal of Family Therapy, 20 (1998), p. 21-36.
[9] Cf. Paul Tournier, Guilt and Grace, San Francisco (Californie), Harper and Row, 1962.
[10] Cf. J. J. Exline et R. F. Baumeister, « Expressing Forgiveness and Repentance Benefits and Barriers », M. E. McCulloug, K. I. Pargament et C. E Thoresen (éd.), Forgiveness Theory, Research and Practice, New York, 2000, chap. 7.
[11] Vladimir Jankélévitch, Pardonner ?, Paris, Le Papillon, 1971, p. 25.
[12] Pardonner ?, p. 43.
[13] Pardonner ?, p. 63.
[14] « Le pardon est-il possible ? », Dossier de La Vie, 2588 (6 avril 1995), p. 52-63, ici p. 55 et 56.
[15] B. Pfefferbaum & P. B. Wood, « Self-Report Study of Impulsive and Delinquent Behaviour in College Students », Journal of Adolescent Health, 15 (1994), p. 295-302.
[16] Charles Baudelaire, Spleen et idéal, LXXIII. « Le tonneau de la haine », Les fleurs du mal.
[17] Nous avons résumé la belle fable racontée par Jean Monbourquette dans Comment pardonner ? Pardonner pour guérir. Guérir pour pardonner, Ottawa, Novalis et Paris, Le Centurion, 1992, p. 27-30.
[18] Christophe André, Vivre heureux. Psychologie du bonheur, Paris, Odile Jacob, 2003, p. 241.
[19] Cf. V. B. Scott et al., « The Development of a Trait Measure of Ruminative Thought », Personality and Individual Differences, 26 (1999), p. 1045-1053.
[20] 18 mn. 40 sec. à 20 mn. 15 sec.
[21] J. J. Exline et al., « Too Proud to let go: Narcissistic Entitlement as a Barrier to Forgiveness », Journal of Personality and Social Psychology, 87 (2004), p. 894-912.
[22] Paul Tournier, Guilt and Grace, p. 191. C’est moi qui souligne.
[23] Cf. par exemple D. Hope, « The Healing Paradox of Forgiveness », Psychotherapy, 24 (1987), p. 240-244.
[24] G. Paleari et C. Regalia, « Il perdono nella literratura psicologica », Dono e Perdono nelle relazioni famigliari. Studi interdisciplinari sulla famiglia, Milan, Vita e Pensiero, 2000, p. 6.