Le film jubilatoire d’Harold Ramis [1] peut servir (sic !) d’illustration au chemin de l’égoïsme à l’altruisme. Et, plus généralement, de la grille de lecture narrative, simple et performante, que l’on peut conseiller pour lire tout film. Elle se résume en trois questions dont nous allons développer successivement les réponses :
- Quelle est l’attitude de Phil au début du film ?
- Quelle est l’attitude de Phil au terme du film ?
- Comment, pourquoi Phil a-t-il changé entre le début et la fin du film ?
Mais, auparavant, résumons brièvement l’histoire.
Histoire
Le 2 février, le talentueux animateur météo Phil Connors (Bill Murray) arrive dans une ville de province pour faire un reportage sur le festival de la marmotte. Ce reportage, comme cette ville paumée, ennuient au plus haut point cet homme doué d’une très haute estime de lui et d’un singulier mépris pour les autres, de sorte qu’il ne ne remarque pas que sa collègue Rita (Andie McDowell) est amoureuse de lui. Mais, c’est décidé, il part le soir-même. Or, le blizzard cloue Phil sur place. Le lendemain, il commence une nouvelle journée qui ressemble en tous points à celle de la veille. Cela en devient inquiétant. Mais il doit se rendre à l’évidence : le lendemain du 2 février est réellement… le même 2 février, c’est-à-dire que tout est absolument identique à la veille, sauf lui. Désormais, son existence sera la répétition, indéfinie, de la même et identique journée. Phil va commencer par déprimer, puis se dire qu’il peut profiter de la situation, puis sérieusement se décourager au point de mettre fin à ses jours. Mais sans succès. Phil découvrira-t-il le moyen de sortir de cette éternullité ?
1) Au point de départ, l’égoïsme
Quelle est l’attitude de Phil Connors au début du film ?
Attention, incontestablement, Phil est authentiquement doué, il possède de réels talents : il possède une capacité d’innovation, par exemple lorsqu’il représente le vent ; il a de l’humour ; il peut improviser devant la caméra ; etc. La question est de savoir au service de qui il met tous ces talents.
Il a une très haute image de lui : il se traite d’« artiste » ; il dit de lui-même : « Je suis une célébrité ». Il ne songe qu’à quitter la chaîne n° 9 de Pittsburgh pour accéder à un poste plus élevé qui, forcément, correspondra à ses talents méconnus.
Il méprise l’autre : alors que la productrice Rita s’émerveille de ces ruraux, de leur joie de vivre malgré le froid, leur trouve mille qualités, lui en est totalement incapable et ne songe qu’à s’enfuir dans le monde qu’il connaît le mieux, celui de son ego.
Il se moque de l’autre : il traite la présentatrice de « brushing girl » ; il traite les locaux de « péquenauds » ; il ne répond pas à l’hôte qui le reconnaît pas et lui demande un pronostic sur le printemps.
Il ne respecte pas la liberté de l’autre : par exemple, comme il ne veut pas faire l’émission du soir, il la refile à un autre journaliste sans même lui demander son avis.
Il emploie l’autre pour son utilité : il déjeune ou dîne avec l’autre si cela lui apporte quelque chose. Ou bien il le jette, là encore avec mépris : « J’ai vu Larry manger ».
Il emploie l’autre pour son plaisir ; il fait plusieurs allusions grossières à Rita pour qu’elle finisse dans son lit. « Vous avez réussi à dormir sans moi ».
Il n’a aucune compassion pour la souffrance d’autrui et il ne cherche qu’à se débarrasser de toute personne en besoin qu’il considère comme un importun.
Quand Rita, qui est le contraire même de l’égoïsme lui dit qu’elle a pensé à lui et lui a loué un B&B (Bed & Breakfast), il ne remercie pas.
Il ment sans vergogne : par exemple, au clochard en faisant semblant de chercher de l’argent.
Bref, Phil coche beaucoup de cases des trente critères de la personnalité narcissique [2]. Larry ne s’y trompe pas qui commente, mais lâchement, en voix off : « Il fait sa diva ». Surtout Rita n’hésite pas à lui dire la vérité en face : « Vous êtes égocentrique » ; à un autre moment : « Vous n’aimez que vous-même ».
Toutefois, il n’est pas totalement dénué de cœur : quand il voit Rita qui l’imite comme présentateur, il est touché de son attention ; mais il refoule aussitôt ce sentiment. Et il n’est pas totalement dénué de lucidité quand il affirme ne pas beaucoup s’aimer. En effet, contrairement à ce que l’on pourrait croire, une personnalité à forte tendance narcissique n’a pas beaucoup d’estime de soi, ainsi qu’il l’avoue à Rita.
Ce sont ces amorces qui lui permettront de changer, non sans un grand coup de pouce de l’environnement.
2) Au point d’arrivée, l’altruisme
Quelle est l’attitude de Phil Connors au terme du film ?
Nous pourrions prendre chacun des points ci-dessus et assister à leur totale inversion, c’est-à-dire à la totale conversion de Phil.
Son changement radical est attesté et résumé au terme par deux phrases. La première est la suivante : « Quoi qu’il arrive demain, je vous aime ». Cette indifférence au lendemain est une indifférence à son bien propre, c’est-à-dire une réelle préférence du bien d’autrui. « Indifférence » doit s’entendre ici non pas au sens émotionnel, mais au sens ignatien d’ouverture à tous les possibles, sans chercher à les maîtriser, à en exclure l’un ou l’autre, à préorienter son chemin.
La seconde phrase de Phil, toujours adressée à Rita est celle-ci : « Est-ce que je peux faire pour toi quelque chose aujourd’hui ? » Admirable phrase qui résume toute l’attitude de l’amour oblatif ou personnaliste : agir « pour toi », pour autrui ; accomplir effectivement le bien de l’autre et non pas seulement éprouver affectivement de l’amour ; « aujourd’hui », c’est-à-dire concrètement ; sous forme interrogative, c’est-à-dire respectueuse de l’autre
Il est d’ailleurs révélateur que, lors de la dernière nuit, celle qui le fait basculer vers le 3 février, Phil et Rita n’aient pas eu de relations intimes. Ils se couchent et se réveillent tout habillés et Rita révèle que Phil s’est endormi tout de suite.
On pourrait se demander la différence existant entre les deux nuits que Phil passe avec Rita. Outre que, dans la première, il semble bien qu’ils aient fait l’amour, un signe discret ne trompe pas : à son réveil, son premier geste, son premier regard est d’observer si l’autre est là, bref, si demain est un autre jour. Autrement dit, Phil est encore tourné vers lui : il n’a agi vis-à-vis de Rita que pour son bien. Et toutes les paroles amoureuses centrées sur elle font encore partie de son jeu narcissique. En revanche, dans la deuxième nuit, il ne bouge pas, désormais indifférent à son propre bien, et c’est le bras de Rita qui, d’ailleurs en nous surprenant, nous apprend qu’elle est bien restée, mais librement, en réponse à son humble demande : « Reste ».
3) Le chemin de l’égoïsme vers l’altruisme, de l’utilisation à l’amour
Comment, pourquoi Phil Connors a-t-il changé entre le début et la fin du film ?
D’abord, le film est une parabole de la conversion. Le monde de Phil tourne autour de lui et est un monde sans autre (sans autrui) : le monde que Phil a « créé » tourne autour de lui, il l’a totalement incurvé autour de lui. De même le monde que Phil va désormais devoir subir est un monde sans autre (sans autre jour). Et ce monde ne vaut pas mieux que celui des deux soulographes : « Ça résume bien ma vie ».
Ensuite, le film est un chemin, une médiation. Phil va explorer tous les possibles. Au point de départ, il sera perdu, ne maîtrisant pas les codes de ce nouveau monde, sera en colère et perdra les limites immédiates (se mettant à manger sans limite et sans décence). Puis, il va profiter de ce monde et donc porter son narcissisme au maximum : voler, séduire plusieurs femmes en un jour, etc. Autrement dit, il devient tout-puissant : « Je suis un dieu » ; « Je suis immortel ». Mais comme il ne trouve pas le bonheur, comme il ne trouve que lui, il va sombrer dans la dépression jusqu’au suicide. Devant ce nouvel échec, il tente la voie victimaire : il va si bien convaincre Rita que celle-ci devra admettre l’impossible, à savoir la vérité de ce jour indéfiniment répété. Mais cette nouvelle manière de faire se terminera par une très réjouissante série de giffles.
Ayant tout épuisé, il va finalement découvrir la véritable voie du bonheur. Il se découvre d’abord lui-même. Il développe de nombreux talents et des talents gratuits, à savoir artistiques : piano, sculpture sur glace, etc. Il va aussi apprendre à se connaître et par exemple découvrir combien, à son insu, il est amoureux de Rita quand il prononcera spontanément son nom à deux reprises, alors qu’il est en train de séduire Nancy.
Enfin, il découvre l’autre : il le respecte jusqu’à véritablement l’aider, compâtir et même se donner à lui. Il apprendra le don sans aucune recherche de retour : « Jamais tu ne me remercieras », lance-t-il, mi déçu, mi amusé, à l’enfant qui tombe de l’arbre. Au point que, dans la dernière scène, il a tellement accepté ce petit village qu’il désire y vivre. « Du moins, « on loue pour commencer ». Et même là, nous pouvons observer une évolution. Après la phase dépressive, il commence à réellement penser au bien d’autrui, par exemple, en apportant du café et son gâteau préféré à Larry, le cameraman. Toutefois, Phil est ultimement finalisé par la recherche de son bien, à savoir quitter le rouet infernal de ce jour sans fin.
Il est d’ailleurs remarquable que, dans cette découverte de son prochain, Phil le tout-puissant devra aussi apprendre à conjurer l’excès inverse de l’égoïsme qui est de devenir le sauv(et)eur du monde entier. C’est ainsi qu’il va devoir accepter que, si précieuse soit son aide au vieil homme affamé et mourant de froid, il ne peut pas l’empêcher de mourir. Autrement dit, il découvre non seulement que toute vertu morale s’inscrit dans un juste milieu, mais qu’existent des pathologies du don : certes, le plus souvent par défaut (le narcissimse), mais aussi, parfois, par excès (le syndrome saint Bernard).
De ce point de vue, le personnage de Rita qui est profondément altruiste, c’est-à-dire tournée vers l’autre, est décisif. La jeune femme l’admire et ne s’en cache pas. Mais celle qui porte un toast à « la paix dans le monde » est très sensible à l’ouverture à autrui, au soin que, dans son idéal, son futur mari prend d’autrui. Toutefois, jamais cette attention à l’autre ne se fera au détriment du respect de son bien propre. Et c’est pour cela qu’elle renonce à Phil quand elle sent en lui la moindre once d’utilitarisme et donc qu’il n’est pas totalement converti à la norme personnaliste.
4) Conclusion
Il est possible d’offrir de multiples interprétations différentes de ce film inspiré : à partir de l’ennéagramme [3] ; à partir de la naissance à la liberté authentique [4] ; à partir du passage de la norme utilitariste à la norme personnaliste [5]. Une parabole ou une fable est grande quand elle est riche d’interprétations variées, voire inépuisables. Une dernière ? Ne sommes-nous pas face à une allégorie du Purgatoire ? En ce sens, le film n’est pas sans rappeler la nouvelle mystérieuse de Tolkien, Feuille, de Niggle ? En effet, comme le Purgatoire, ce jour sans fin suppose l’immortalité, dure le temps nécessaire à sa purification, et celle-ci ne s’opère que par la sortie de son égoïsme et l’entrée dans le véritable altruisme, autrement dit, par l’amour.
Pascal Ide
[1] Un jour sans fin (Groundhog day), comédie fantastique d’Harold Ramis, sur un scénarion de Damry Rubin, 1993.
[2]. Isabelle Nazare-Aga, Les manipulateurs sont parmi nous. Qui sont-ils ? Comment s’en protéger ?, Longueil (Québec), Les Éditions de l’Homme, 1997, p. 38-39. On les retrouve sur le site de l’auteur : http://isabellenazare-aga.com/les-30-caracteristiques-du-manipulateur/.
[3] Cf. Pascal Ide, Les neuf portes de l’âme. Ennéagramme et péchés capitaux : un chemin psychospirituel, Paris, Fayard, 1999, chap. 1, § 1.
[4] C’est ce que j’ai fait lors d’une session de philosophie sur la liberté pour le Séminaire de Paris en 1999.
[5] Cf. Pascal Ide, Aimer l’autre sans l’utiliser, Paris, L’Emmanuel, 2019, chap. 10.