Matière, énergie, information. Réflexions philosophiques à la lumière des transcendantaux (Note programmatique)
  1. Aujourd’hui, la distinction tripartite matière, énergie, information est devenue centrale non seulement en biologie, mais dans toutes les disciples scientifiques. Ces trois notions sont d’abord trois réalités et, me semble-t-il, trois réalités premières qui ne sont pas réductibles l’une à l’autre – même si le formalisme mathématique pourrait conduire à une assimilation et même si, nous y reviendrons, il existe des équivalences elles aussi mises en équation. Or, au nom de la distinction introduite par l’ordre de détermination (ordo determinandi) qui me paraît, justement (!), relever de la connaissance commune, la philosophie (la sagesse philosophique) est aux sciences ce que le plus universel est au plus particulier. Donc, ces notions et réalités premières, en tant qu’elles sont premières, appellent une réflexion en philosophie, précisément en philosophie de la nature, qui ne rend en rien caduque leur étude selon la perspective empirico-formelle propre aux sciences.

 

  1. Observons au préalable que l’histoire moderne des sciences et des techniques offre une remarquable confirmation de cette tripartition. En effet, c’est pas à pas et successivement que les sciences (d’abord de la nature) ont découvert et que, parallèlement, les techniques ont mis en œuvre, d’abord la matière, puis l’énergie, enfin l’information. Ce n’est pas le lieu d’entrer dans le détail et de montrer combien il y a empiètement et donc combien cette périodisation est une reconstruction partiellement trop rigide. Par exemple, si Descartes a trop statiquement identifié le corps à l’étendue, Leibniz, plus physicien, a réintroduit l’énergie et ainsi montré que la matière se comportait aussi de manière dynamique. Toutefois, nous parlons ici non pas seulement de l’énergie mécanique ou électro-magnétique, étudiée en relation avec la matière en mouvement (gravitationnel et électro-magnétique), mais de l’énergie, étudiée pour elle-même, comme flux dans un système fermé ou ouvert, dans le cadre de cette discipline intermédiaire entre physique et chimie qu’est la thermodynamique. Et d’ailleurs, avec cette dernière discipline, nous voyons déjà se profiler l’ordre et donc l’information (qui, au moins formellement, peut être identifiée à la néguentropie), autrement dit une anticipation d’une théorie elle aussi autonome de l’information. Ce qui est vrai des sciences l’est des techniques qui ont progressivement conquis, avec la révolution industrielle, puis les techniques de l’information et de la communication (les TIC), la maîtrise de ces trois instances naturelles.

Or, le devenir dit l’être, l’histoire n’exprime pas seulement la mise en œuvre de la liberté, mais aussi le progrès de l’intelligence (la volonté libre suivant la connaissance). Ainsi,  cet ordre, qui est au minimum un ordre de détermination, allant du plus patent quoad nos au plus évident quoad se, atteste que ces trois notions et réalités – matière, énergie, information – sont bien premières, connexes et ordonnées.

 

  1. Comment rendre compte de ces faits inédits en cosmologie philosophique ? Tout d’abord, cette tripartition suscite de la surprise, voire de la perplexité. L’immense majorité des notions philosophiques (mais aussi, en partie, scientifiques) avancent par couples. Mais il y va de plus qu’un constat inductif. L’immense avantage d’une paire est que, si elle est adéquate, ses pôles sont mutuellement exclusifs, donc opposés, et que, ensemble, ils reconstituent le tout (« La vérité, c’est le tout »), témoignant ainsi que leur bipartition n’est pas arbitraire. Cette conclusion est confirmée et précisée par l’enseignement de la logique classique sur cet instrument qu’est la division, qui, idéalement, procède par bivium (bifurcations), selon des critères qui sont formalisés. Or, ces critères ne peuvent s’appliquer à une distinction tripartite. Si celle-ci a pour elle une esthétique éloquente, voire une rythmique harmonisante, elle ne bénéficie pas d’une intelligibilité évidente. Concrètement, qu’est-ce qui nous garantit qu’un jour, l’on ne découvrira pas un quatrième aspect structurant les réalités naturelles, autre que matière, énergie et information, ou que l’une de ces trois instances  ne se résorbera pas dans l’autre ?

Par ailleurs, même première, cette tripartition ne se substitue en rien à d’autres distinctions philosophiques qui conservent toute leur valeur. Je pense notamment à la constitution hylémorphique (matière-forme) génialement élaborée par Aristote – ne serait-ce que parce que la matière y prend un sens très différent (la matière dont parlent la physique et les sciences en général, ainsi que le langage courant, est une matière mesurable, donc quantifiable, donc déjà actuelle, alors que la hulè aristotélicienne est dénuée de toute forme, donc de toute actualité) et la forme de même (la forme, aux sens scientifique et courant, s’identifie à la figure extérieure, alors que, pour le Stagirite, la morphè est l’acte déterminant du dedans la substance). Aussi, par exemple, les rapprochements faits par Claude Tresmontant entre information (biologique) et forme aristotélicienne sont-ils inadéquats.

 

  1. Nous sommes au pied du mur. Comment rendre compte de manière inédite (et exhaustive) non seulement de la distinction tripartite suscite, mais aussi (au moins partiellement) de son ordre ? Notre hypothèse, et telle est la pointe de cette note programmatique (qui en recoupe d’autres et synthétise quelques propos épars), est la suivante : matière, énergie et information se distinguent selon les trois transcendantaux beau, bien et vrai [1].

Je précise trois points, sans rentrer ici dans le détail : avec Hans André et Gustav Siewerth, j’estime qu’il est possible d’offrir une compréhension renouvelée de la nature à partir de la métaphysique de l’être (complémentaire de la philosophie de la nature, comme celle-ci l’est des sciences) [2] ; avec Hans-Urs von Balthasar, je redéfinis les transcendantaux à partir d’une triple communication, et donc à la lumière de l’amour entendu comme autodonation [3] ; avec Emilio Brito et d’autres, je réorganise l’ordre entre les transcendantaux, plaçant la beauté (et, corrélativement, l’émerveillement) en premier, c’est-à-dire à la source [4].

Résumons notre hypothèse en un tableau :

 

Les transcendantaux

Le beau

Le bien

Le vrai

Définition selon Balthasar

Se montrer

Se donner

Se dire

Substance sensible (naturelle)

Matière

Énergie

Information

 

Des trois identifications, la dernière est sans doute la plus évidente : informer transmet aux autres la vérité (au sens étymologique), c’est-à-dire ce que l’être dit ou exprime de lui-même. Encore faut-il passer d’une conception plus aristotélicienne du vrai comme adéquation au réel à une conception plus heideggérienne comme dé-voilement ou plus thomasienne comme vérité pratique de ce qui mesure le réel à l’intelligence, en se communiquant à elle. Il est relativement intuitif aussi de comprendre l’énergie comme un bien, à partir du moment où l’on redéfinit celui-ci de manière platonicienne comme ce qui diffuse ou rayonne avec générosité (bonum [est] diffusivum suipsius) et non pas aristotélicienne comme ce qui attire (bonum comme causa finalis). Enfin, il est radicalement nouveau d’entendre le beau comme une auto-manifestation, c’est-à-dire un « se-montrer ». Cela suppose de se défaire de la conception subjective, scolastique (« est beau ce qui plaît ») ou kantienne (les quatre définitions de la Critique de la Faculté de juger), pour entrer dans une conception objective dont le noyau est la gratuité : en son fond, la beauté est le rayonnement d’une gratuité (chose, personne, événement, etc.). Nous en avons l’expérience, attestée par le langage, lorsque nous nous écrions comme le Dieu de Gn 1, face à un acte éthique de grande bonté : « Quel bel acte ! »

Les gains d’une telle approche sont multiples (fonction heuristique de la vérité). Elle permet aux sciences de disposer de notions, de définitions qui permettent d’éviter les réductions. Par exemple, l’information ne se réduit pas à de l’organisation plus structurée que l’énergie. De plus, elle introduit une vision éminemment dynamique : loin d’être une simple étendue ou une masse, la matière est auto-communication de ce qu’elle est. Mais sous des formes diverses. Nous comprenons aussi pourquoi la matière dans son extension solide, sensible, partes extra partes, prime pour nous la matière sous sa forme fluidique, énergétique et informationnelle. Etc.

 

  1. D’autres mises en résonance seraient possibles, en prenant garde à ne pas tomber dans les tableaux de correspondances dont le xiie siècle était friand (et l’ontologie trinitaire, par ailleurs passionnante, de saint Bonaventure aussi), synopses qui privilégient les accords superficiels (la forme et l’esthétique au sens moderne du terme) sur les proportions profondes [5]. Relevons seulement une ouverture scientifique. La thermodynamique a établi un lien entre énergie et information, mais statique (la conservation de l’énergie) et négatif (l’entropie comme dégradation de l’énergie et de l’information). La théorie de la relativité a montré l’équivalence entre matière et énergie. La physique quantique a corrélé chaque particule à une onde. Mais il nous manque la grande équation qui corrèlera matière (masse) et information, et, ultimement, les trois grandeurs, matière, énergie, information. Il serait passionnant que, tout en étant intégralement établie à partir des ressources et de la méthodologie des sciences empirico-formelles, une telle équation puisse bénéficier en amont d’une contemplation métaphysique de la nature…

Pascal Ide

[1] Sur une explication plus détaillée des transcendantaux  à la lumière de l’amour-don, cf. Pascal Ide, « Ennéagramme et transcendantaux. Interprétations croisées », Nouvelle revue théologique, 139 (2017) n° 3, p. 619-638 ; Id., « Pour une vision intégrale de l’écologie : une articulation renouvelée des transcendantaux », viiie Congrès mondial de métaphysique, Fundacion Fernando Rielo y Fondazione Idente di Studi e di Ricerca, 2021,

[2] Cf. Gustav Siewerth, La philosophie de la vie de Hans André, trad. Emmanuel Tourpe, introduction et commentaire de Pascal Ide, Paris, DDB, 2015.

[3] Cf. Hans Urs von Balthasar, Épilogue, B, 5-7, trad. Camille Dumont, série « Ouvertures » n° 20, Bruxelles, Culture et Vérité, 1997.

[4] Cf. Pascal Ide, La beauté, don de l’amour, Paris, Le Centurion, 2021.

[5] Cf., par exemple, les trois munera, avec toutes les résonances qu’ils comportent et que j’ai développées dans une homélie sur le site : « Une journée ordinaire de Jésus (5e dimanche du temps ordinaire, 4 février 2024) »

11.10.2024
 

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