Le christianisme comme unité du vrai et du bien (Festugière)

La tétralogie indémodée sur La révélation d’Hermès Trismégiste du père dominicain André-Jean Festugière (1898-1982) étudie les très influents écrits philosophiques attribués au dieu Hermès (d’où le nom d’hermétisme), composés aux iie et iiie siècles après Jésus-Christ. L’une des intuitions principales du deuxième tome consacré à leur conception de Dieu est la suivante : le bien qu’est l’union à Dieu prime, et de loin, la vérité sur lui [1]. Ainsi, le souci premier n’est pas de « bien penser », mais est de proposer un chemin pratique ou une sagesse de vie : « toute formule est bonne qui pourra servir de chemin vers Dieu [2] ». Autrement dit, l’expérience mystique est beaucoup plus importante que la Révélation que Dieu fait de son être. Dit encore autrement, l’approche subjective de Dieu exclut son approche objective.

 

La preuve en est que non seulement multiples sont les doctrines, les cultes sur Dieu, allant du plus transcendant au plus panthéiste, mais les Hermetica les allignent sans discernement, de sorte que s’avoisinent les discours les plus contradictoires, sans que transparaisse jamais de véritable souci de les réconcilier.

En effet, dans les écrits hermétiques, on trouve deux séries d’écrits. Certains, optimistes, affirment le monde est beau, ordonné et conduit naturellement à la connaissance et à l’adoration d’un Dieu démiurge du monde, autrement dit un Dieu cosmique (titre du deuxième tome). D’autres, pessimistes, estiment que le monde est mauvais, désordonné et doit être fui, de sorte que l’homme doit s’en arracher pour rejoindre un Dieu hypercosmique qui en est infiniment séparé [3].

De même, dans les écrits hermétiques, l’auteur passe librement et incessamment d’un courant au courant opposé. Le premier, idéaliste, soutient que le Dieu est transcendant, pur Intellect, infiniment éloigné du monde. La conséquence en est que l’homme l’atteint par contemplation directe d’un Dieu qui est enveloppé dans un abîme de mystère et de silence. Tel est le cas du passage suivant : « Prie le Seigneur et Père et Seul, et qui n’est pas L’Un mais source de l’Un [4] ». Le second, panthéiste, défend la thèse selon laquelle Dieu est immanent, infiniment proche du monde, voire identique à lui. La conséquence en est, là, que Dieu est atteint directement par contemplation du kosmos qui le rend apparent. Tel est le cas du passage suivant du Corpus Hermeticum : « Dieu est donc dans la matière, ô père ? – Suppose, mon enfant, que la matière existe séparée de Dieu, quel lieu vas-tu lui assigner pour sa part [5] ? ».

On pourrait s’interroger sur l’origine de cette dualité d’orientation. Selon le père Festugière, elle doit être attribuée à Platon dont l’œuvre est essentiellement ambivalente ou évolutive. Le Platon de la jeunesse et de la maturité, celui du Phédon, du Banquet et de la République, est dualiste : il prescrit de fuir le monde du changement pour s’unir à l’Immuable, selon une dialectique ascendante dont l’allégorie de la Caverne est la plus fameuse illustration. En regard, le Platon de la vieillesse, celui des derniers écrits, le Timée et les Lois, est beaucoup plus continuité : il propose de s’élever de ce kosmos au monde divin. Peu importe le détail. Le plus intéressant est de noter que, eu égard au divin, l’Antiquité a toujours cloché des deux pieds. Pour sortir de cette très inconfortable oscillation, elle fut donc tentée de faire primer la solution pratique sur la vérité théorique.

Cette ambivalence se retrouve même au ier siècle, chez Philon d’Alexandrie. En effet, les villes présentent l’avantage de brasser les idées et l’inconvénient de conduire au scepticisme : la cohabitation des personnes conduit à une cohabitation des idées, la tolérance des personnes conduit à une tolérance des théories incompatibles. Or, Alexandrie était, avec Rome, la plus grande ville du pourtour méditerranéen. Aussi constituait-elle un milieu particulièrement foisonnant et syncrétiste qui a servi de préparation prochaine à la venue de l’hermétisme. Voici comment Festugière conclut son ouvrage et sa conclusion ne vaut pas que pour Philon :

 

« c’est la singularité de l’hermétisme, comme de Philon, que ces deux courants s’y mélangent. Ce fait est dû sans doute à l’atmosphère d’Alexandrie. Dans cette grande ville cosmopolite, les systèmes élaborés par la pensée grecque ont dû predre beaucoup de leur rigueur. Les angles s’émoussent, les contours s’effacent. Un Juif y pouvait conserver le pur monothéisme de sa foi tout en employant le langage du polythéisme astral. Et il n’y paraissait pas déraisonnable qu’un sage, qui inclinait par état à la méditation des choses divines, y empruntât à des courants divers de philosophie religieuse, parce qu’il n’en recueillait que l’élément commun, l’élan vers Dieu [6] ».

 

Toutefois cette cause urbanistique demeure dispositive et ne serait rien si n’agissait pas une raison de fond, d’ordre métaphysique : la défiance à l’égard des systèmes abstraits, la dissolution de la croyance à l’égard d’une vérité universelle, l’urgence du salut, la nécessité d’une sagesse existentielle.

 

Le mal dicte le remède. Une religion nouvelle, le christianisme, guérit de la séparation mortifère entre le vrai et le bien. La sagesse chrétienne est d’abord le fruit d’une Révélation du Mystère cachée dès avant les siècles. Et c’est de cette vérité qu’est le Christ que découle l’agir chrétien. Dans une conférence justement célèbre tenue lors du jubilé de l’an 2000 à la Sorbonne, le cardinal Ratzinger a porté le même diagnostic que l’illustre dominicain, mais a développé la thérapeutique : la réconciliation entre [7].

 

Faut-il le préciser, ces conceptions hermétistes qui paraissent d’un autre âge entretiennent des ressemblances frappantes avec notre époque [8] : élaborées en moment de crise de la raison et de la foi, donc de la vérité, primat du pratique (le vrai) sur le théorique (le bien), foisonnement des doctrines les plus contradictoires, intérêt pour l’expérience mystique au sens large, etc.

Pascal Ide

[1] André Jean Festugière, La révélation d’Hermès Trismégiste. II. Le Dieu cosmique, coll. « Etudes bibliques », Paris, Gabalda, 1949.

[2] Ibid., p. 70.

[3] Pour la répartition des écrits en fonction de ces deux tendances, cf. note 1, p. xi.

[4] Corpus Hermeticum, V, 2, cité p. 52.

[5] Corpus Hermeticum, XII, 22, cité p. 57.

[6] Ibid., p. 585.

[7] Colloque 2000 ans après quoi ?, tenu à la Sorbonne, les 25-27 novembre 2000, (Joseph Ratzinger, « Vérité du christianisme ? », La Documentation catho­lique, 2217 [2 janvier 2000], p. 29-35. Repris dans Christianisme. Héritages et destins, Cyrille Michon éd., Paris, Librairie générale française, Le livre de poche. Biblio essais, 2002, p. 303-324.

[8] Déjà, en imperméabilisant raison pure et raison pratique, Kant substituait la croyance à la raison et clôturait l’exercice de la raison théorique, notamment métaphysique, estimée indécidable.

28.9.2024
 

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