Relations de l’Église et de l’État. Une très brève histoire

Des relations entre la cité de Dieu et la cité des hommes, l’on peut distinguer – non sans arbitraire – six étapes. Par certains côtés, tout est contenu dans la parole du Christ qui est passé à l’état de proverbe : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ». Mais il faudra bien des siècles, et l’évolution est loin d’être terminée, pour qu’elle soit pleinement honorée.

  1. Pendant les trois premiers siècles, on le sait, les chrétiens ont été souvent et cruellement persécutés (pas moins de dix persécutions). Pour des raisons qui sont idéologiques, donc profondes : le refus d’adorer l’empereur qui se prenait pour Dieu ; le refus de sacrifier au culte païen qui est polythéiste. Les relations entre les deux cités étaient donc antagonistes et polémiques, au sens étymologique de ces deux adjectifs (agonè signifie « combat » et polémos, « guerre »).
  2. Après la réforme constantinienne, l’Empire romain tout puissant se présente tout à l’opposé comme le protecteur de l’Église et en permet ainsi le développement. Concernant la doctrine des deux ordres, le pape Gélase 1er en donne la toute première formulation dans sa lettre Duo sunt quippe à l’empereur Anastase 1er en 494. Il y affirme notamment deux points : les deux cités sont distinctes ; l’empeur se doit de respecter l’autorité pontificale.
  3. Après 700 ans, la situation s’est progressivement inversée et le pape devient l’autorité suprême avec Grégoire VII qui effectuera la réforme politique à laquelle il donnera son nom : la « réforme grégorienne ». Ce changement provient notamment de la transformation de l’Église en puissance temporelle à partir du xiie siècle. Effectivement, car elle possède les États pontificaux. Et doctrinalement, car, thématisant une doctrine déjà présente chez saint Bernard, le pape Boniface VII écrit dans sa bulle Unam sanctam de 1302 : « Si le pouvoir terrestre dévie, il sera jugé par le pouvoir spirituel ». Autrement dit, le glaive temporel est soumis au glaive spirituel. L’autorité pontificale présent se subordonner les souverains chrétiens.

La conséquence (dramatique, erronée) est que l’autorité pontificale se donne le droit de se mêler aux affaires temporelle et va jusqu’au dépôt des souverains. Doctrinalement, cette conduite contredit les principes particulièrement équilibrés mis en place par saint Thomas.

  1. Cette doctrine va être retrouvée – et c’est le deuxième moment – par saint Robert Bellarmin, docteur de l’Église, qui va traduire une opinion commune dans l’Église (qui n’a pas pour autant reçu l’aval magistériel). Que dit-elle ? D’abord, les deux pouvoirs, spirituel et temporel sont distincts. Ensuite, ils sont corrélés par ce que l’on appelle le « pouvoir indirect » de l’Église sur la communauté politique sur laquelle le prince exerce un pouvoir direct. Le grand mérite de la doctrine bellarminienne est d’interdire les immixtions de l’instance ecclésial dans le gouvernement politique, si fréquente à l’époque médiévale. Tel était au fond la doctrine thomasienne que Bellarmin connaissait bien. Toutefois, ce pouvoir indirect in temporalibus demeure un pouvoir de l’Église. Or, le concept « indirect » est imprécis : il peut s’étendre au seul salut des âmes et donc aux interventions sur le politique en vue de promouvoir la liberté religieuse ou de le protéger (contre les menaces concernant cette même liberté de culte et de pensée). Mais il peut aussi, à la faveur de cette première intervention, jusqu’à exercer une juridiction et agir dans l’ordre temporel, changer [1].
  2. Cette doctrine demeurera dominante jusqu’au cours du xxe siècle. En effet, le pape Pie XI met un terme aux États pontificaux. Or, ceux-ci octroyaient à l’Église un pouvoir temporel. Donc, la chrétienté cesse d’être une forme d’organisation politique. Avant d’être pensée, la distinction est vécue. Et il est révélateur que, lorsque commence l’enseignement social de l’Église, l’encyclique Rerum novarum de Léon XIII (189) s’adresse non pas aux instances étatiques, mais aux sociétés. La théologie étant conditionnée par le contexte de sécularisation (ou de profanité) et donc occasionnée par l’histoire, elle repense à frais nouveaux l’articulation entre pouvoir ecclésial et pouvoir politique.
  3. Une première élaboration d’importance est opérée par Charles Journet [2] et Jacques Maritain [3]. Tous deux affirment que la société politique est au service de la conquête progressive de la liberté spirituelle ; or, cette dernière est finalisée par le Royaume de Dieu que poursuit l’Église ; donc, la cité des hommes et la cité de Dieu sont ontologiquement subordonnées comme fin prochaine et fin ultime. Cette doctrine se constitue donc en contexte de chrétienté. Certes, nous ne sommes plus au Moyen Âge, mais la construction d’une chrétienté est toujours de saison. Et afin de ne pas confondre cette proposition avec les précédentes, Maritain distingue deux régimes : celui de la chrétienté sacrale (ou médiévale) et chrétienté (profane (ou moderne).

Avec cette doctrine de l’architectonnisme des finalités, cette doctrine s’explique aussi par deux conditions circonstancielles, en l’occurrence temporelle et spatiale. La première est la montée des totalitarismes. Face à ceux-ci, nos auteurs valorisent considérablement la personne, au point d’être des acteurs (surtout Maritain) dans la promotion du personnalisme chrétien. La seconde est l’expérience américaine des Maritain qui, vivant aux États-Unis, font l’expérience d’un pays qui est encore de culture chrétienne et qui ne sépare pas, comme en France, l’Église et l’État.

Toutefois cette doctrine n’est pas sans poser une question : ne suppose-t-elle pas que les sociétés humaines sont encore chrétiennes en leur fond culturel, même si leurs institutions sont désormais totalement areligieuses ? Les réflexions du cardinal Journet et de Maritain qui ont considérablement marqué leur temps et qui ont présenté toute leur valeur sont-elles encore pertinentes aujourd’hui ?

À la même époque, une deuxième élaboration d’importance, bien que ponctuelle, est celle d’Henri de Lubac qui justifie la doctrine de son illustre coreligieux jésuite, mais en effaçant la dimension juridictionnelle [4].

  1. Une génération plus tard, Joseph Ratzinger (puis Benoît XVI) élabore toute une puissante réflexion en théologie politique [5]. Lui aussi est très attentif au contexte de son temps. Il note avec acuité que les sociétés libérales se sont encore davantage sécularisées qu’à l’époque de Journet, Maritain ou Lubac et sont notamment caractérisées par un relativisme qui s’est étendu de la religion à l’éthique et à toute l’anthropologie. Comment dès lors penser de manière neuve et ajustée les relations entre l’Église et l’État ?

Dans un premier temps, Joseph Ratzinger s’inscrit dans le sillage du deuxième concile du Vatican. Or, deux points sont marquants. Le premier, en creux, est l’abandon des concepts de juridiction et de chrétienté. Le second, en positif, est l’attention à la liberté religieuse, refusée par les totalitarismes, notamment communistes, c’est-à-dire la défense du droit à la liberté religieuse. Seule cette liberté de l’Église permet l’exercice de la foi et favorise l’action de Dieu dans les âmes. Or, pour cela, il n’y a nul besoin d’affirmer une subordination des fins ; il suffit d’affirmer l’autonomie des sphères politiques et religieuses et leur coopération au service du bien de l’humanité.

Dans un second temps, Joseph Ratzinger et, dans son prolongement, Benoît XVI enrichit la doctrine du dernier concile en pensant les relations entre les deux pouvoirs – sans en rester à la seule autonomie ou à la coopération. En l’occurrence, avec audace, il va fonder le politique en morale et celle-ci, qui doit fonder ses normes sur un absolu, dans le religieux. Ainsi, alors que Maritain et Journet procèdent à une subordination des fins, le théologien devenu pape articule les deux cités à partir de leurs fondements.

 

L’on peut donc conclure que, si la doctrine ecclésiale est conditionnée par le contexte et les fluctuations historiques, elle n’est ni opportuniste (c’est-à-dire dictée par l’impossibilité pratique d’exercer la moindre juridiction sur le politique) ni déterminée. Ainsi, le « ralliement » à la « saine laïcité », comme dit Benoît XVI, est à la fois né des contraintes circonstancielles dont l’Église prend acte et d’une réflexion toujours plus approfondie de celle-ci sur son essence en relation avec la sphère politique.

Pascal Ide

[1] Sur une étude comparée de Bellarmin, Journet-Maritain et Ratzinger-Benoît XVI, cf. la thèse de David Biziou, à qui nous empruntons un certain nombre de réflexions (Église et politique. Relations de l’Église et de la communauté politique de saint Robert Bellarmin à l’époque contemporaine. Essai de théologie du politique, coll. « Bibliothèque de la Revue thomiste », Paris, Parole et Silence, 2023).

[2] Cf. notamment Charles Journet, La juridiction de l’Église sur la cité, Paris, DDB, 1931 ; Exigences chrétiennes en politique, dans Œuvres complètes, Saint-Maurice, Éd. Saint-Augustin, 2007, p. 433-958.

[3] Cf. notamment : Primauté du spirituel, 1927, Œuvres complètes, Saint-Maurice, Éd. Saint-Augustin, vol. 3, p. 783-988 ; Du régime temporel et de la liberté, 1933, vol. 5, p. 319-515 ; De la justice politique, 1939, vol. 7, p. 283-332 ; Les droits de l’homme et la loi naturelle, 1942, vol. 7, p. 617-695 ; Christianisme et démocratie, 1943, p. 697-762 ; Principes d’une politique humaniste, 1944, vol. 8, p. 177-355 ; La personne et le bien commun, 1947, vol. 9, p. 167-237 ; L’homme et l’État, 1953, vol. 9, p. 471-736

[4] Cf. Henri de Lubac, « Le pouvoir de l’Église en matière temporelle », Revue des Sciences Religieuses, 12 (1932), p. 329-354 ; repris avec des corrections sous un titre un peu différent : « L’autorité de l’Église en matière temporelle », Théologies d’occasion, Paris, DDB, 1994, p. 215-240.

[5] Cf. Pascal Ide, « Benoît XVI et la laïcité », Sources vives. Laïcité, 145 (mai 2009), p. 53-73 ; « L’idée d’Université selon Benoît XVI », Seminarium, 50 (2010) n° 4, p. 765-799.

20.9.2024
 

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