Le silence du vent, un analogue de l’acte d’être ? (note programmatique)

L’interrogation paraîtra incompréhensible à celui qui est étranger à la métaphysique thomasienne de l’être et insensé ou déplacé pour celui qui la pratique. Renvoyons les premiers à la longue note du site intitulée : « La métaphysique de Ferdinand Ulrich » et partons, pour le second, de la comparaison avec la lumière.

 

Tous les disciples de saint Thomas le savent, celui-ci convoque une image très parlante : l’être (esse) qui est non subsistant est à l’étant (ens) qui est subsistant et à Dieu qui est Ipsum esse subsistens, ce que la lumière est aux couleurs et au Soleil. À la suite de Mgr Léonard dont la prime formation s’est faite à l’école de l’idéalisme allemand, surtout hégélien, l’on pourrait même ajouter une quatrième instance, subjective : d’un côté, l’intelligence ou l’esprit ; de l’autre, l’œil (ou plutôt le sens de la vue). Ce qui, pour nos auteurs est, au mieux, une heureuse métaphore, pour nous, est une profonde analogie qui épouse les degrés d’être et les ordres pascaliens, au point qu’on peut en poursuivre la déclinaison avec le mystère de l’amour [1].

 

Le point de départ de cette réflexion qui concerne le second sens externe député à la longue distance, l’ouïe, est l’observation suivante d’un philosophe de la musique : « Le vent est très difficile à enregistrer, puisqu’il s’agit d’une circulation rapide de l’air rencontrant une résistance. […] Seul, le vent ne produit aucun son. Il doit pénétrer la matière pour qu’on en perçoive le véritable son [2] ». Dit autrement : comme la lumière, le vent ne se fait connaître que dans son récepteur, qui est le bruit ou le son. De même que la couleur naît de la rencontre de la lumière avec la matière, de même le son est engendré des épousailles du vent avec les formes (figures) de la matière. Une telle constatation ne devrait-elle pas susciter le plus vif des intérêts, voire la plus ébaubie des admirations ?

L’on objectera que, contrairement à la lumière, l’on ignore la source émettrice. De fait, du vent, on ne sait pas d’où il vient…, même si nous pouvons dire où il va, à savoir qu’il engendre le son. Nous répondrons provisoirement en observant que, tel Dieu qui ne peut être connu en face (dans le face-à-face) sans mourir, l’œil ne peut voir le soleil sans mourir comme œil, c’est-à-dire être aveuglé, donc, finalement que la Source première est inconnue pour nous, même si elle est éminemment connaissable en soi. N’en est-il pas de même pour le vent, dont l’origine première est d’ailleurs le Soleil ?

Ainsi, nous pouvons poursuivre l’analogie précédente à partir du quaternaire, dont le premier terme demeure provisoirement innommé, mais non pas innommable : vent, son et ouïe.

 

Ce parallèle stupéfiant et si éloquent entre l’œil et l’ouïe (vis-à-vis de l’être et, ultimement de l’amour) suscite en moi enthousiasme et questionnements. Doit-on l’étendre aux trois autres sens ou le limiter aux deux seuls sens externes dédiés à la longue distance, donc médiatisés par un milieu, et, surtout, actués par une sensation dont l’essence est fluidique et purement informationnelle (si l’odorat emprunte également la voie du vent, l’odeur est porté par une molécule, donc par du solide qui joint la matière à l’information) ?

S’agit-il d’une structure plus universelle que l’on peut observer chez d’autres réalités, physiques ? Par exemple, le temps : l’instant, qui prend sa source dans l’éternité ne subsisterait que dans la durée qui la donne à voir et serait connu par la mémoire. Cette constitution quaternaire ne se rencontrerait-elle pas aussi dans le deuxième mode d’abstraction, mathématique, le seul inexploré ? Le point n’apparaît que dans le mouvement (le devenir) ou son effet (la ligne) ; de même, la ligne dans la surface et celle-ci dans le volume.

N’y aurait-il pas ici un pont à opérer entre phénoménologie et métaphysique (l’acte d’être apparaît dans l’étant), mais aussi entre une phénoménologie très, trop anthropocentrée et une phénoménologie cosmologique ?

Si la structure bat au rythme de la dynamique quaternaire du don (la source émissive étant donatrice et le phénomène sonore ou visuel attestant la réception), comment comprendre l’instance médiatrice : comme le don (passif) ou comme l’esprit-souffle qui le porte ? Il semble bien que, plus précisément que dans l’article suscité où l’auteur de ces lignes n’avait pas encore assez distinctement discerné l’existence décisive du pneuma, il faille opiner vers le second membre de l’alternative.

Comment, enfin, ne pas songer au passage fameux de la théophanie d’Elie où Dieu lui apparaît non pas dans le bruit d’une brise légère, mais dans un murmure de fin silence ? N’est-ce pas une superbe confirmation théologique de notre thèse métaphysique : de même que l’esse est, selon le mot inspiré de saint Thomas, la première des créatures, de même, ce fin silence est, pour ce peuple de l’audition et de l’audition divine qu’est Israël, la première des créatures matérielles par laquelle se révèle Celui dont le premier commandement est non pas : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu… », mais : « Sh’ma Israël ».

Pascal Ide

[1] Cf. Pascal Ide, « Lumière, être et amour », Nouvelle revue théologique, 140 (2018) n° 3, p. 436-452.

[2] David Rothenberg, Un rossignol dans la ville ? À la recherche du son parfait, coll. « Mondes sauvages », Arles, Actes Sud, 2024, p. 39-40.

13.9.2024
 

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