La nature, chemin de l’homme vers Dieu selon Hilarion

La nature peut être un médiateur privilégié pour entrer en communion avec Dieu. Tel est le cas des monts du Caucase pour le moine Hilarion dans son grand livre sur la prière de Jésus, livre justement intitulé Na gorakh Kavkaza [Sur les monts du Caucase] :

 

« Aussi loin que notre regard portait, jusqu’à l’horizon, une vue impressionnante de la chaîne des montagnes s’offrait à nos yeux, d’une splendeur proprement ravissante et digne d’être fixée par un peintre. Le panorama était indescriptible, tel qu’il n’en existe nulle part ailleurs, car la nature au Caucase est exceptionnelle et ses formes sont sans doute uniques au monde. Le soleil baissait vers l’orient et dorait de ses rayons tout le paysage : les sommets des montagnes, les ravins profonds à l’obscurité béante et redoutable, et les minuscules plaines, toutes verdoyantes, que l’on pouvait apercevoir ici ou là entre les montagnes […]. Sur toute cette étendue régnait un calme de mort et un silence absolus, signe d’absence de toute agitation mondaine. La nature, à l’écart du monde, y célébrait sa quiétude protégée de tout trouble, et laissait entrevoir le mystère du monde à venir. En un mot : ici se trouvait le royaume du monde spirituel dont toute provocation est absente, le monde nouveau qui est bien meilleur et sans exemple dans celui où nous vivons […]. La nature est le temple du Dieu vivant, non fait de main d’homme, où chaque chose proclame sa gloire, célèbre une divine liturgie, par une parole muette et cependant pleinement compréhensible, et confesse sa toute-puissance, sa puissance éternelle et sa divinité […]. L’étendue incommensurable de l’espace, telle une mer sans rivages, nous frappait par sa démesure, et suggérait un au-delà des frontières du temps. Elle rappelait la toute-puissance infinie de Dieu, Son pouvoir sans limites, et Sa force qui dirige tout et qui est partout présente, nous remplissant d’un sentiment d’effroi et de piété, par lequel toute créature lui est sans conteste et inconditionnellement liée, comme au Père de la nature et au Créateur de l’univers. Le silence de la montagne et des vallées faisait naître un nouveau sentiment : celui d’une tranquillité et d’une paix incompréhensibles, envahissant tous les sens et les penchants de l’âme d’une sorte de douce joie spirituelle [1] ».

 

L’ouvrage en général et ce passage en particulier atteste la présence de secrètes correspondances entre l’homme, la nature et Dieu.

 

Du côté de l’homme, la médiation est assurée par des sentiments. Notamment deux que le texte distingue avec précision (« faisait naître un nouveau sentiment »), les corrélant à différents aspects de la nature

* la crainte : « nous remplissant d’un sentiment d’effroi ». Toute proche est l’expérience, chez l’homme, d’être dépassé, de ce que son intelligence ne peut nommer ;

* la paix. Elle est intiment liée au silence des montagnes : « Le silence de la montagne et des vallées faisait naître un nouveau sentiment : celui d’une tranquillité et d’une paix incompréhensibles, envahissant tous les sens et les penchants de l’âme d’une sorte de douce joie spirituelle » ;

* et ces sentiments conduisent à la vertu et aux actes pieux. Notamment la vertu de piété : « nous remplissant d’un sentiment […] de piété ».

 

Du côté de la nature, plusieurs réalités suscitent ces sentiments :

* le silence des montagnes prédispose à cette paix profonde du cœur (« Sur toute cette étendue régnait un calme de mort et un silence absolus, signe d’absence de toute agitation mondaine ») ; à un autre moment, contant l’ascension d’un pic, Hilarion raconte son arrivée émerveillée : « C’étaient les montagnes, revêtues de calme et de silence comme d’un pourpre royal, qui étaient attentives, dans un silence ininterrompu, à la présence de Dieu, et rendaient ainsi au Créateur, leur maître et Seigneur, une digne adoration ! Tout autour régnait une solennelle tranquillité, que même une feuille n’aurait osé rompre par quelque froissement [2] » ;

* la grandeur, la hauteur inaccessible, voire l’infinité (« L’étendue incommensurable de l’espace, telle une mer sans rivages, nous frappait par sa démesure ») ;

* la puissance vers laquelle l’immensité fait signe (« une vue impressionnante de la chaîne des montagnes ») ;

* la beauté (« une splendeur proprement ravissante et digne d’être fixée par un peintre ») ;

* l’indicibilité, c’est-à-dire l’excès (« Le panorama était indescriptible ») ;

* l’unicité (« Le panorama était indescriptible, tel qu’il n’en existe nulle part ailleurs, car la nature au Caucase est exceptionnelle et ses formes sont sans doute uniques au monde ») ;

* la spiritualité, voire la divinisation. Soudain, la nature laisse transparaître sa nature invisible. Elle est un milieu divin.

 

Enfin, les différents traits de la nature sont autant de caractéristiques qui font signe vers Dieu. Le cosmos est théophanique. Dès lors, « la nature est le temple du Dieu vivant ». Loin d’être anhistorique, cette expression ouvre l’histoire. En effet, la nature apparaît dans son état eschatologique, anticipe le Ciel : « la nature […] laissait entrevoir le mystère du monde à venir ». Autrement dit, la nature apparaît alors comme transfigurée, pleine de la gloire à venir. En ce sens, la nature s’oppose au monde (« La nature, à l’écart du monde »).

 

Loin d’épuiser le propos d’Hilarion, cette analyse se veut apéritive. L’harmonie cosmothéantrophique qui résonne à chaque page ne cesse de s’enrichir et de s’affiner de nouveaux sentiments et d’autres aspects de la nature qui conduisent l’âme d’Hilarion à pénétrer toujours plus avant le mystère divin.

Pascal Ide

[1] Hilarion, moine du grand habit, Na gorakh Kavkaza [Sur les monts du Caucase], 4ème éd. revue, Saint-Pétersbourg, 1998, p. 4-6, cité par Hilarion Alfeyev, Le mystère sacré de l’Église. Introduction à l’histoire et à la problématique des débats athonites sur la vénération du nom de Dieu, trad. du russe par Claire Jounievy et Alexandre Siniakov, coll. « Studia Œcumenica Friburgensia » n° 47, Fribourg, Academic Press, 2007, p. 35 et 36. Cf. l’analyse de ce sujet, aux pages 35-42.

[2] Ibid., p. 207-208. Cité p. 37.

21.6.2024
 

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