La sagesse orthodoxe et orientale a, semble-t-il, pu accéder au même degré de sainteté par des chemins étonnamment semblables, que la sagesse de l’Église catholique latine. L’atteste la prière de Jésus. En effet, sa pratique permet de franchir les différentes étapes de la vie spirituelle. Ce que les sacrements au quotidien, notamment l’Eucharistie, nous donnent de vivre, les mystiques orthodoxes y accèdent par ce quasi-sacrement qu’est le nom de Jésus.
1) Lecture
Voici ce qu’expose le moine Hilarion dans son grand livre sur la prière de Jésus. Or, la doctrine qui y est exposée s’enracine dans la tradition des écrits hésychastes des xiiie et xive siècles. La première conversation de l’auteur avec le starets Désiré commence justement par un exposé sur la prière distinguant ces trois étapes, elles-mêmes structurées à partir des trois formes d’attention :
« [1] Pendant une quinzaine d’années, répondit le starets, j’ai seulement répété oralement cette prière. C’était l’époque où je vivais au monastère, et où j’avais à me livrer à toutes d’obédiences. Je me souviens qu’en priant ainsi, je n’orientais alors nullement mon attention vers l’intellect et vers le cœur. Je me contentais de prononcer les paroles : ‘Seigneur Jésus-Christ, prends pitié de moi, pécheur’. Une telle prière s’appelle orale, littérale, extérieure ou corporelle. Elle représente le degré inférieur de l’ascèse de la prière, celui des débutants. [2] Vers la fin de ces années, cette prière orale est passée spontanément à celle de l’intellect, prière spirituelle ou prière simplement ‘psychique’. Saint Jean Climaque considère cet état comme déjà assez élevé et le couvre d’éloges, parce que l’intellect, étant naturellement dissipé, fort remuant et aimant vagabonder partout, se recueille alors, se saisit des paroles de la prière et vient s’y installer à demeure, comme s’il était chez soi. Il est désormais étranger aux pensées qui habituellement tyrannisent celui qui n’a pas été renouvelé par la grâce de la prière. Cette dissipation de notre intellect est comparable à un homme qui se trouverait sur une mer déchaînée. Comme ce dernier est soumis à la force des vagues et ne peut se tenir immobile en quelque endroit stable, ainsi l’intellect, qui ne possède pas en lui cet endroit stable de repos qui est le Christ, est pareillement ballotté par les vagues et par toutes les motions possibles des pensées. Mais si cet homme se hisse hors des vagues pour atteindre un rocher, et y trouve un endroit où se reposer, ainsi celui qui fixe inlassablement le Christ dans son cœur arrive à contenir ses pensées, comme l’atteste un chant de la liturgie de saint Basile. [3] C’est ensuite que, par la miséricorde de Dieu, se découvre la prière du cœur, laquelle, selon l’enseignement unanime de tous les saints pères, constitue le couronnement de la vie spirituelle et de toute la vie monastique, leur gloire et leur accomplissement. En effet, leur essence est précisément l’union la plus étroite possible de notre cœur avec le Seigneur ; ou, plus exactement : la confluence de tout notre être spirituel avec celui qui se laisse si évidemment toucher dans son nom très saint. Dans la pensée des auteurs mystiques, cet état surnaturel constitue l’ultime degré vers lequel s’efforce tout être doué de raison qui a été créé à l’image de Dieu et qui, de par sa nature, tend naturellement vers son Prototype au-delà de tout. C’est ici que se réalise la communion de cœur avec le Seigneur, qui nous pénètre de sa présence, comme le rayon de soleil pénètre le verre, et nous donne de goûter l’indicible bonheur d’être unis à lui. Selon saint Isaac le Syrien, c’est à ce stade que notre nature spirituelle atteint sa plus haute perfection, celle de la simplicité de son être, parce qu’elle y trouve la plénitude de la vie spirituelle. L’homme pénètre ainsi dans le domaine de la lumière infinie, cette lumière dans laquelle, selon les paroles de saint Macaire le Grand, il vit et agit, et à laquelle il participe ; ce qui constitue l’aboutissement de toute ascèse lorsque, ayant reçu la liberté, nous demeurons en Dieu et que Dieu demeure en nous [1] ».
2) Commentaire
Les trois étapes qui sont aussi trois formes de prière et trois formes d’attention, sont les suivantes :
– la prière « orale, littérale, extérieure ou corporelle » ;
– la prière spirituelle ou prière simplement ‘psychique’ : « La deuxième étape de la prière de Jésus est appelée ‘noétique’, ou, selon son activité particulière, ‘spirituelle’, parce qu’elle suppose la participation de ce que les pères grecs appellent le ‘nous’ ou l’intellect [2] ».
– la prière du cœur.
Tentons d’en rendre compte de manière systématique. Les trois étapes peuvent être relues de deux manières.
Tout d’abord, il est possible de les interpréter à partir de la description que propose sainte Thérèse d’Avila de l’évolution de l’âme chrétienne en sept demeures qui sont autant d’étapes. En effet, le passage de la première forme de prière à la deuxième présente bien des points communs avec la nuit des sens et le passage de la deuxième à la troisième présente bien des points communs avec la nuit de l’esprit. Ainsi, pour le passage au troisième degré, la transfiguration de l’esprit qui descend dans le cœur requiert un dépouillement nouveau : « Notre intellect, naturellement affecté de passions, se dépouille des pensées dont il était revêtu, comme un corps est couvert de vêtements et l’arbre d’une écorce, et il devient pur comme la lumière du ciel [3] ».
Par ailleurs, ces étapes peuvent se comprendre à partir de son fondement anthropologique, précisément selon le degré d’intériorité auxquelles l’attention donne accès. Hilarion parle ainsi de l’« espace intérieur [4] », cet espace où doit le retenir son attention. Corps, intellect et cœur sont trois degrés d’approfondissement de ce mouvement d’entrée dans le sanctuaire. J’ajouterai aussi que plus l’intimité est profonde, plus l’unité est grande.
« Les deux premières étapes de la prière ne s’achèvent pas ici. Leur activité est seulement soumise à la prière, elle s’affine et est rendue spirituelle. La prière se dépouille maintenant de ses habits matériels – à la première étape de son vêtement corporel, procédant de diverses activités extérieures ; de ses habits psychiques (les pensées), à la deuxième étape – et c’est toute pure qu’elle pénètre dans le temple spirituel du cœur [5] ».
Il est à noter que le cœur n’est pas tant une faculté qu’une opération qui permet d’en faire l’expérience. Et Hilarion de noter, par conséquent, qu’il est difficile à saisir : « lorsque les saints pères parlent du cœur, il est difficile, sans expérience personnelle, de saisir ce qu’ils entendent. […] C’est là pour eux le sentiment le plus intime de l’âme, qui constitue la racine et le centre de sa vie, et par lequel l’âme progresse sans cesse durant sa vie [6] ».
Enfin, ces étapes ne sont pas non plus sans relation avec les trois ordres de Pascal. En effet, l’extériorité est aussi qualifiée de corporelle et l’intériorité de spirituelle.
Pascal Ide
[1] Hilarion, moine du grand habit, Na gorakh Kavkaza [Sur les monts du Caucase], 4ème éd. revue, Saint-Pétersbourg, 1998, p. 9-10. Cité par Hilarion Alfeyev, Le mystère sacré de l’Église. Introduction à l’histoire et à la problématique des débats athonites sur la vénération du nom de Dieu, trad. du russe par Claire Jounievy et Alexandre Siniakov, coll. « Studia Œcumenica Friburgensia » n° 47, Fribourg, Academic Press, 2007, p. 13-14.
[2] Ibid., p. 53. Cité p. 14.
[3] Ibid., p. 57. Cité p. 14.
[4] Ibid., p. 55. Cité p. 16.
[5] Ibid., p. 57. Cité p. 14.
[6] Ibid., p. 62. Cité p. 17.