Nous avons montré ailleurs qu’il convient d’enrichir la triple primauté découverte par Aristote et reprise par la scolastique médiévale (primauté logique, primauté chronologique et primauté ontologique) d’une quatrième, ou plutôt qu’il fallait dédoubler la dernière en primauté fondationnelle et primauté perfective. Élargissons l’induction à l’homme, en son être somatopsychique, c’est-à-dire à ses organes et aux puissances de son âme, et en son agir, c’est-à-dire à son équipement vertueux qui le perfectionne (les dons étant aussi des habitus [1]).
Pour affirmer cette distinction entre l’ordre de fondation et l’ordre de perfection, trois conditions sont nécessaires : que cette distinction soit réelle, c’est-à-dire fondée dans la réalité extramentale et pas seulement dans la raison (ainsi est écartée la primauté logique) ; que cette distinction demeure, c’est-à-dire que les éléments distingués ne le soient pas seulement la puissance et l’acte de sorte que, réduite à l’acte, la potentialité disparaisse (ainsi se différencie-t-elle de la primauté chronologique), autrement dit, qu’ils soient nécessaires à la constitution du tout dans son intégrité et son intégralité ; que, parmi les éléments ordonnés, certains soient au service des autres, donc, à leur fondement (qui peut être dite source ou origine, à condition que celle-ci soit permanente, ainsi que nous l’avons noté), de sorte qu’ils sont hiérarchisées en fonction de leur importance (ainsi se trouve différenciée de la primauté ontologique).
Or, les puissances de l’âme, telles qu’Aristote les distingue et les ordonne, et telles que saint Thomas d’Aquin les systématisent, répondent à ces critères. Précisément, les puissances végétatives (que l’on pourrait aujourd’hui qualifier de physiologiques) sont premières dans l’ordre de fondation et les puissances intellectives ou spirituelles (intelligence et volonté) dans l’ordre de perfection. C’est d’ailleurs ce que visualise le triangle des facultés qui place les puissances végétatives à la base et les puissances spirituelles au sommet.
De même, les organes, tels que l’anatomie et la physiologie nous invitent à les distinguer, sont hiérarchisés fondationnellement. Dans une perspective occidentale qui a toujours été polarisée par la querelle entre les cardiocentristes et les cérébrocentristes [2] ; de fait, loin d’être dépassée, elle est encore présente aujourd’hui à propos des critères cliniques de mort [3]. Et il est heureux de nous en souvenir en ce mois consacré au Sacré-Cœur. Ou dans une perspective orientale, en l’occurrence, chinoise, qui introduit un autre organe, trop méconnu (non dans son existence, mais dans sa primauté), à savoir le foie.
Dans l’organisme vertueux, nous retrouvons également cette distinction entre l’ordre de fondation et l’ordre de perfection. En effet, toutes les vertus (et les dons qui sont des vertus passives ou plutôt réceptives) sont à la fois nécessaires et hiérarchisées, de sorte que certaines sont fondatrices et d’autres sont perfectives. Un tableau résumera ce qui pourrait être montré longuement.
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Primauté dans l’ordre de fondation |
Primauté dans l’ordre de perfection |
Organisme en perspective occidentale |
Cœur |
Cerveau |
Organisme en perspective orientale |
Foie |
Cerveau |
Vertus intellectuelles spéculatives |
Science |
Sagesse |
Vertus intellectuelles pratiques |
Art |
Prudence |
Vertus morales cardinales |
Tempérance |
Prudence |
Vertus théologales |
Foi (voire l’humilité [4]) |
Charité |
Dons du Saint-Esprit |
Crainte |
Sagesse |
Centrons-nous sur les seuls dons du Saint-Esprit : la crainte est première dans l’ordre de fondation et la sagesse dans l’ordre de perfection. C’est ce que semble signaler l’ordre donné en Is 11,2-3, dont on sait que c’est le texte fondateur (sic !) de la doctrine des dons. En effet, répondant à l’objection selon laquelle « la crainte, qui est énumérée en dernier, n’est pas le plus infime des dons mais le plus grand », saint Thomas affirme : « La crainte est requise par-dessus tout comme ce qui est primordial dans la perfection des dons [quasi primordium quoddam perfectionis donorum] parce que “le commencement [initium] de la sagesse est la crainte du Seigneur”, et non pour ce motif qu’elle serait plus digne que tout le reste [5] ». Or, comment ne pas noter que les mots mêmes employés par l’Aquinate distinguent ce qui est « primordial » et ce qui est parfait (de l’ordre de la « perfection »), corrélant d’ailleurs le « commencement » ou l’initial au primordial.
On objectera que la suite immédiate semble contredire notre interprétation puisqu’elle identifie ce « commencement » et ce « primordial » à ce qui est chronologiquement (et non pas fondationnellement) premier : « à suivre l’ordre de génération [secundum ordinem generationis], quelqu’un doit en premier lieu s’éloigner du mal », donc craindre. Nous répondrons en distinguant la lettre et l’esprit. Assurément, saint Thomas qui ignore cette distinction [6] inédite que nous introduisons au sein de ce qui, pour lui, est indissocié, à savoir l’ordre de perfection, ne peut que reconduire la primauté de la crainte à la seule primauté chronologique et l’excepter de la primauté ontologique. Mais notre théologien accorde à la crainte une caractéristique qu’il refuse à ce qui n’est que premier selon la génération, à savoir la pérennité : non seulement sur Terre, mais aussi dans la Patrie [7]. La crainte qui nous fait tressaillir devant le Dieu trois fois Saint demeure, pour toujours, la porte d’entrée et comme la mère de tous les dons.
Pascal Ide
[1] Cf. Saint Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIæ, q. 68, a. 3.
[2] Cf. Pascal Ide, « Le cœur et le cerveau. Réflexions sur une distinction somatiquement signifiante en vue d’approfondir la symbolique du cœur », Jean-Louis Bruguès et Bernard Peyrous (éds.), Pour une civilisation du Cœur. Vers la glaciation ou le réchauffement du monde ? Actes du congrès de Paray-le-Monial, 13-15 octobre 1999, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2000, p. 63-94.
[3] Cf. Id., « La mort de l’être humain s’identifie-t-elle à la mort du cerveau ? Une remise en question des critères médicaux actuellement utilisés », Liberté politique. Les scandales de la mort, 8 (printemps 1999), p. 73-92 ; « Mort de l’être humain et mort du cerveau. Positions et propositions », Revue Théologique des Bernardins, 18 (2016), p. 33-60.
[4] Cf. Id., « L’humilité, une vertu théologale ? », Teresianum, 72 (2021) n° 2, p. 485-528.
[5] Saint Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia-IIæ, q. 68, a. 7, ad 1um.
[6] Sauf dans le prologue au De Coelo d’Aristote où notre auteur parle d’un « ordo sustentationis » (Thomas d’Aquin, In Aristotelis libros De caelo et mundo expositio, Roma et Torino, Marietti, 1952, « Proemium »).
[7] Saint Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIa-IIæ, q. 19, a. 11.