Le Christ à nos côtés (5e dimanche de Pâques, 28 avril 2024)

Pendant longtemps, je n’ai pas compris la parabole de Jésus sur « la vigne véritable » (Jn 15,1). Exposons cette difficulté, cherchons à la comprendre, avant d’en tirer des lumières pour notre vie.

 

  1. De prime abord, la signification de cette parabole est transparente. La vigne est aux sarments comme Jésus est à ses disciples. Et même si nous demeurons en lui, nous avons besoin d’être purifiés – cette exigence étant un signe d’amour, ainsi que tous les parents le savent vis-à-vis de leurs enfants. Si, de plus, vous avez une sensibilité œnologique, vous savez de quel amour le viticulteur entoure chaque pied de vigne, tous les ceps étant différents. Enfin, riche est la métaphore biblique de la vigne (Ct 2,13 ; etc.). Dans le livre d’Isaïe, nous trouvons un très beau passage qui identifie la vigne au peuple élu et donc prophétise l’Église: « Je veux chanter pour mon ami le chant de mon bien-aimé pour sa vigne » (Is 5,1. Cf. v. 1-7) [1].

Le problème ne réside pas dans la relation entre la vigne qu’est le Christ et les sarments que nous sommes, mais avec le Père. En effet, dans tout l’évangile selon saint Jean que nous entendons beaucoup pendant le Carême et le temps pascal, Jésus nous parle de son Père, de la relation si intime qui l’unit à lui. Il est le « Fils unique » (Jn 1,18) ; « Le Père aime le Fils » (Jn 3,35 ; 5,20) qui l’aime en retour ; « Je suis dans le Père, et le Père est en moi » (Jn 14,11) ; « le Père qui demeure en moi fais ses propres œuvres » (v. 12) ; etc. En envoyant Marie-Madeleine littéralement évangéliser les Apôtres, il distingue même : « Va trouver mes frères pour leur dire que je monte vers mon Père et votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu. » (Jn 20,17). Autrement dit, nous avons d’un côté, Jésus et son Père, de l’autre les hommes. Au mieux, nous avons la cascade qui unit les trois : « Que tous soient un comme nous sommes un : moi en eux, et toi en moi » (Jn 17,22-23). De même que le Père aime le Fils et le Fils aime le Père, de même, le Fils nous aime et, enfin, nous sommes appelés à nous aimer mutuellement.

Or, dans cette parabole, la répartition est tout-à-fait différente. Nous n’avons plus le Père et le Fils d’un côté, et nous de l’autre. Mais nous avons d’un côté, le vigneron, c’est-à-dire le Père, et de l’autre, la vigne, c’est-à-dire Jésus et nous.

Et que l’on n’aille pas dire que c’est ponctuel. Alors que, dans sa vie publique, Jésus multiplie les paraboles, dans son long discours avant sa Passion (Jn 13-17), il ne propose qu’une seule parabole, celle de la vigne véritable. De même que, pendant ce dialogue, il révèle des vérités capitales, de même a-t-il réservé de faire entendre cette parabole à ce moment-là, il l’a longuement choisie et méditée. Comme si elle résumait toutes les autres. Elle est dont d’une importance très singulière.

 

  1. Comment donc comprendre cette parole ? D’un mot, ce que Jésus nous révèle dans cette parabole, c’est que lui, Jésus, n’est pas seulement du côté du Père, mais qu’il est autant et presque plus de notre côté. Non pas, bien entendu, qu’il serait opposé au Père, soupçonné d’être lointain ou violent. Mais parce que nous avons besoin de lui pour recevoir la vie qui vient du Père. Il n’y a donc pas d’un côté, Dieu qui donne et de l’autre, l’homme qui reçoit. Mais, s’il y a bien l’homme qui doit recevoir (il est une créature, même si, souvent, il l’oublie et joue aux apprentis sorciers, comme le film Oppenheimer nous l’a si bien montré), Dieu, lui, est des deux côtés : du côté de celui qui donne (et c’est l’œuvre du Père), comme du côté de celui qui reçoit (et c’est l’œuvre du Fils).

Pourquoi ? Pour nous apprendre à recevoir et, plus encore, pour agrandir en nous, pour élargir l’espace de notre tente. Dieu est trop grand pour moi. Il faut donc que, en moi, Dieu me prépare à recevoir Dieu. C’est parce que je suis un sarment, donc que coule en moi la même sève qu’il y a en Jésus, que je peux alors recevoir cette sève paternelle qui est la vie même de Dieu.

Un geste de la liturgie permet de le comprendre. Contrairement à ce que l’on croit souvent, il n’est pas recommandé que le président (celui qui préside la messe) proclame l’évangile. Il est même vivement conseillé que ce soit un autre, en l’occurrence, ici, à Saint-François-Xavier où nous avons la chance d’avoir plusieurs diacres, le diacre. Et s’il n’y avait pas de diacres, mais plusieurs prêtres, il est hautement souhaitable que ce soit l’un des concélébrants (alors qu’il est expressément demandé que ce soit le président qui prêche, à vos risques et périls !). Pourquoi donc ? Parce que, comme vous, frères et sœurs, je me mets à l’écoute de la Parole de Dieu. Comme vous, même si, maintenant je vous parle, je n’ai quelque droit à vous parler que parce que d’abord j’ai reçu, je me suis laissé enseigner. Pour plagier saint Augustin, pour vous, je prêche, donc, je vous donne une parole, mais et d’abord, avec vous, je reçois la Parole, en me mettant docilement à son écoute. Et ma parole, l’homélie, n’a d’autorité, n’est liturgique (et elle l’est, elle ne se réduit pas à un acte d’enseignement comme dans un cours), que parce que je me suis rappelé que je suis baptisé avant d’être prêtre, donc que je me reçois de Dieu avant de le donner.

Nous n’avons donc pas fini de mesurer la parole de Jésus qui a retenti au terme de l’évangile : « Ce qui fait la gloire de mon Père, c’est que vous portiez beaucoup de fruit » (Jn 15,8). Elle fait écho à une autre parole tout aussi étonnante : « celui qui croit en moi fera les œuvres que je fais. Il en fera même de plus grandes » (Jn 14,12). De prime abord, les récits de la résurrection ont fait une erreur de scénario. Ils ne retiendraient pas l’attention d’un cinéaste hollywoodien. En effet, nous entendons le récit traumatisant de la mise à mort excessivement violente de cet homme qui est totalement innocent. Pour nous consoler, il serait nécessaire que, avec la résurrection, le script mette en scène le retour glorieux de Jésus qui, s’il n’anéantit pas ses ennemis, Juifs et Romains, et ne reconquiert pas la Terre promise, au minimum se montre à eux et atteste sa victoire définitive. Rien de tout cela ! Comme le dit saint Pierre, Jésus s’est « manifesté, non pas à tout le peuple, mais à des témoins que Dieu avait choisis d’avance ». Pourquoi ? Pour que nous devenions à notre tour témoins : « Dieu nous a chargés d’annoncer au peuple et de témoigner » (Ac 10,40-42). « La gloire du Père », ce n’est pas que son Fils porte du fruit, mais « que vous portiez » du fruit et « beaucoup de fruit ». L’humilité de Dieu ! Voilà pourquoi Jésus s’est mis de notre côté.

 

  1. Comment vivre de cette parole ?

Prenons un exemple extrême : Auschwitz. Un philosophe juif, Hans Jonas, a prononcé en 1984 une conférence qui est vite devenue célèbre : Dieu après Auschwitz. Pour faire court, il part du constat que, face au scandale du camp de concentration, pour lui et beaucoup de ses contemporains, il y a un autre scandale : celui du (prétendu) silence de Dieu. Pour y répondre, le penseur allemand émet l’hypothèse que, depuis la création, Dieu s’est retiré du monde pour lui donner toute son indépendance. Reprenant une image venue de la kabbale juive, il parle d’un tsim-tsoum, d’une « rétraction » de Dieu. Comme disait le poète Hölderlin, Dieu crée le monde, comme l’océan crée les continents : en se retirant.

De prime abord, Hans Jonas semble dire vrai. Le Dieu bon que l’on dit être tout-puissant paraît en réalité devenu impuissant dans un monde où triomphe le mal. Je me souviens d’une conférence dans un colloque à l’hôpital de Ville-Évrard sur le thème « Silences ». Seul prêtre à intervenir, l’animateur m’avait interpelé : Où donc était Dieu à Auschwitz ? Pris de court, je n’avais pas su répondre. Aujourd’hui, je partirai du témoignage du père Kolbe. Incarcéré dans ce camp d’extermination, celui-ci a donné sa vie pour un homme marié condamné à mort. Cependant, le plus étonnant ne réside pas seulement dans ce don héroïque de soi à l’image du Christ, mais aussi dans le fruit de son acte dont on ne parle guère. Lorsque saint Maximilien fut enfermé avec dix autres hommes pour mourir atrocement de faim et de soif, alors que, du bunker ne retentissaient auparavant que des cris de souffrance et des hurlements de révolte, voire de blasphème, sont montés pour la première fois chants et prières. Et les observateurs ont noté que, après la mort du saint franciscain, quelque chose a changé dans le climat même du camp. Certes, il demeure un lieu d’une terreur sans nom, mais il se produisit une sorte d’adoucissement, jusque dans la manière d’être des gardiens. Non, Dieu n’est pas impuissant. Il est même d’une puissance inouïe dans le cœur d’un homme qui, greffé au Christ, y a vécu de sa compassion pour les vicitmes et de son pardon pour les bourreaux.

Une autre illustration nous est offerte par Élisabeth de France, sœur de Louis XVI, dont la cause de béatification est portée par le curé de la paroisse de Notre-Dame-de-Lourdes à Paris [2]. Je suis d’autant plus heureux d’en parler que très rares sont les figures de saints célibataires (la sainteté n’étant encore que de l’ordre de la réputation, condition pour que soit introduite une demande de béatification !). En effet, Madame se posa la question de la vie religieuse et elle comprit qu’elle était appelée à vivre sa vie baptismale dans le monde. En l’occurrence, alors qu’elle avait quinze ans et que le roi lui offrait un domaine à Montreuil, elle y vécut tournée vers les malades et les plus démunis. Lorsque, plus tard, la France traversa la tourmente que nous connaissons, Élisabeth refusa en toute liberté de partir en exil et décida de rester auprès de la famille royale. Pendant sa captivité, elle vit toujours plus uni à Jésus et à Marie (elle a une grande dévotion au Cœur du Christ et au Cœur Immaculée de Marie) tout en étant proche des autres condamnés qu’elle encourage avant d’aller à l’échafaud. Emprisonnée avec sa nièce, Madame Royale, elle assume pour elle un véritable rôle d’éducatrice, jusqu’à sa mort, à l’âge de quinze ans, le 10 mai 1794. Dans ce moment de si grande violence que fut la Révolution française, Dieu ne s’est pas retiré. Il était là, par les mains, par le cœur de cette humble fille de France. Comme la sève qui permet à la vigne de porter du fruit.

Mais prenons des exemples plus proches et surtout moins dramatiques. Je pense à la parole entendue cette semaine d’une dame qui, depuis si longtemps, visite des malades. Elle me racontait que l’un d’entre eux avait parlé longtemps. La bénévole avait écouté avec attention et patience. Touché, le malade lui exprima sa gratitude : « Merci de m’avoir écoutée ». Puis, après un moment, il avait ajouté dans un sursaut d’espérance : « Il y a donc encore des personnes qui aiment ! ». Et voici une parole de celle qui est docteur dans la science de l’amour, selon le titre que lui a attribué Jean-Paul II. Sainte Thérèse de Lisieux exprime avec d’autres mots ce mystère du sarment que la vigne irrigue :

 

« Oui je le sens, lorsque je suis charitable, c’est Jésus seul qui agit en moi ; plus je suis unie à Lui, plus aussi j’aime toutes mes sœurs. Lorsque je veux augmenter en moi cet amour, lorsque surtout le démon essaie de me mettre devant les yeux de l’âme les défauts de telle ou telle sœur qui m’est moins sympathique, je m’empresse de rechercher ses vertus, ses bons désirs, je me dis que si je l’ai vue tomber une fois elle peut bien avoir remporté un grand nombre de victoires qu’elle cache par humilité [3] ».

 

Dieu a créé Ève en la tirant du côté d’Adam endormi. L’Église, nouvelle Ève et épouse du Christ (cf. Ép 5,22-33), fut tirée du côté du Christ, nouvel Adam (cf. Jn 19,34 s). Depuis ce jour, le Christ est de notre côté, plus, à nos côtés. Davantage encore, il est notre côté, c’est-à-dire notre cœur, faisant couler en lui la sève de sa propre vie qui est amour donné, pour que nous lui soyons une « humanité de surcroît » (sainte Élisabeth de la Trinité), des yeux qui veillent, des pieds qui s’approchent, des mains qui prennent soin, un cœur qui aime.

Pascal Ide

[1] Pour le détail, cf. Joseph Ratzinger, Benoît XVI, Jésus de Nazareth. 1. Du baptême dans le Jourdain à la Transfiguration, trad. Dieter Hornig, Marie-Ange Roy et Dominique Tassel, Paris, Flammarion, 2007, p. 275-290.

[2] Cf. Dominique Sabourdin-Perrin et Xavier Snoëk, Prier avec Madame Élisabeth, Paris, Salvator, 2023.

[3] Ms C, 13 v° et r°. Souligné par moi.

28.4.2024
 

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