« Beaucoup d’humiliations font un peu d’humilité ». Combien de fois avons-nous entendu cette phrase ? On l’attribue à sainte Bernadette Soubirous. Et certaines paroles de la « petite » Thérèse, pourtant ennemie jurée de tout jansénisme, semble aller dans le même sens [1]. Doit-on pour autant la recevoir sans réserve ? Les réactions de certains chrétiens fervents m’en font douter. Je n’en retiens qu’une, emblématique : « L’humiliation suscite en moi de la colère. Elle ne peut donc pas nourrir en moi la vertu d’humilité. Elle suscite plutôt mon sens de la justice ». Pour y voir clair, distinguons trois sens. Humilier peut se conjuguer selon les trois voix : actif (humilier) ; passif (être humilité) ; pronominal (s’humilier) [2].
Humilier quelqu’un, jamais ! L’éducation, l’apprentissage, le management, l’amitié, l’amour, etc. fondés sur l’humiliation produit des esclaves ou des révoltés, ou plutôt, des esclaves qui, tôt ou tard, se transforment en révoltés. Jésus, qui tance pourtant si fermement et si vertement les pharisiens – « sépulcres blanchis » (Mt 23,27) n’est pas vraiment un compliment ! –, veille toujours à le faire en général et à ne jamais les dénoncer nominativement. Certaines civilisations ont même fait de l’honneur leur vertu centrale et du précepte « ne pas perdre la face » ou « ne pas faire perdre la face » leur norme cardinale : non sans excès, mais non sans une profonde raison.
Être humilié conduit-il à l’humilité ? Par soi, non ! Car l’humiliation que l’on nous fait subir est d’abord et avant tout une violence qui doit susciter en nous la résistance. Plus, il serait inquiétant que la vexation ne soit pas interprétée comme une injustice et donc qu’elle n’éveille pas en nous la colère dont parlait la réaction ci-dessus relevée. Jésus lui-même, pendant sa Passion, a repris le garde qui le soufflette pour attester l’inqualifiable injure commise à l’égard de l’Innocent. Et s’il invite à consentir à la gifle, c’est seulement comme témoignage rendu à la patience dont saint Paul nous dit qu’elle est l’acte par excellence de la charité : « L’amour est longanime » (1 Co 3,4). Donc, être humilié, par accident, oui et de manière totalement libre, si c’est en pardonnant à son bourreau et en s’unissant à la kénose du Christ qui a consenti par amour à se substituer au pécheur (cf. Ph 2,6 s ; 2 Co 5,21 ; etc.).
S’humilier favorise-t-il ou exprime-t-il l’humilité ? Parfois. Mais, de nouveau sous condition, en l’occurrence, avec deux conditions décisives. D’abord, un juste amour de soi. Sinon, l’humiliation que l’on se fait subir peut nourrir une secrète haine de soi et un mensonge sur soi [3] qui sont contraire à la charité que nous nous devons à nous-mêmes (cf. Mc 12,31). Ensuite, une authentique prudence à l’égard de l’autre. Précieux est le discernement proposé par sainte Thérèse de Lisieux à Geneviève de la Sainte-Face (sa sœur Céline) : « Avec certaines âmes, je sens qu’il faut se faire petite […]. Avec d’autres […] s’abaisser ne serait point alors de l’humilité, mais de la faiblesse [4] ». Ces conditions étant remplies, s’humilier nous associe étroitement à Jésus qui sauve ses frères par amour. « Il suffit de s’humilier – dit aussi notre sainte carmélite –, de supporter avec douceur ses imperfections [5] ». Or, la douceur dont elle parle, est une vertu non seulement du Cœur de Jésus, donc de l’amour (cf. Mt 11,29), mais de l’amour de soi.
Humilier, jamais ! Consentir à être humilié, peut-être et seulement si, au préalable, j’ai condamné clairement l’injustice commise par cette humiliation. S’humilier, parfois, voire toujours, mais là encore seulement si je le fais par charité pour Dieu ou le prochain, avec un juste amour de moi-même et prudence.
Osons-le dire, sans ces précisions-précautions, la phrase qui ouvre cette réflexion n’a pas peu contribué à la mauvaise réputation de cette vertu d’humilité qui est pourtant si importante que, avec beaucoup, saint Bernard en faisait la mère des autres vertus, y compris théologales !
Pascal Ide
[1] « Jésus savait bien qu’il fallait à sa petite fleur l’eau vivifiante de l’humiliation » (Ms C, 1 v°) ; « son petit calice n’était pas assez rempli de la rosée de l’humiliation » (Ibid., 2 r°) ; « Je ne puis dire que Jésus me fait marcher extérieurement par la voie des humiliations. Il se contente de m’humilier au fond de mon âme » (Ibid., 26 v°) ; etc. Mais l’on observera que ce vocabulaire est surtout présent dans le Ms C, donc au terme de sa vie.
[2] Il est significatif que l’excellent dictionnaire en ligne qu’est le CNRTL distribue les trois sens d’humiliation comme acte (par opposition à l’humiliation comme sentiment) en fonction des trois voix (cf. site consulté le 25 avril 2024 : https://www.cnrtl.fr/definition/humiliation).
[3] Cf. la réponse toute en finesse à la question que saint Thomas se pose, à la suite de saint Paul « Que chacun par humilité estime les autres supérieurs à soi » (Ph 2,3) : « Doit-on, par humilité, se mettre au-dessous de tous ? » (Somme de théologie, IIa-IIæ, q. 16, a. 3).
[4] « Avec certaines âmes, je sens qu’il faut se faire petite, ne point craindre de m’humilier en avouant mes combats, mes défaites ; voyant que j’ai les mêmes faiblesses qu’elles, mes petites sœurs m’avouent à leur tour les fautes qu’elles se reprochent et se réjouissent que je les comprenne par expérience. Avec d’autres j’ai vu qu’il faut au contraire pour leur faire du bien, avoir beaucoup de fermeté et ne jamais revenir sur une chose dite. S’abaisser ne serait point alors de l’humilité, mais de la faiblesse » (Ms C, 23 v°).
[5] LT 243.