D’après la définition donnée par Wade et Halligan en 2017, le modèle biopsychosocial ou approche biopsychosociale est une approche théorique et pratique de la médecine selon laquelle « la maladie et la santé sont le résultat d’une interaction entre des facteurs biologiques, psychologiques et sociaux [1] ». Après avoir brièvement décrit ce modèle (1), nous en proposerons une interprétation philosophique (2), avant d’en tirer une conséquence pour la pratique de la médecine (3).
1) Le modèle biopsychosocial
En 1977, le psychiatre américain George Libman Engel (1913-1999) et John Romano, son collègue de l’Université de Rochester, réagirent contre l’approche biomédicale alors dominante de la médecine, tout en se refusant aux approches réactives exclusivement psychologiques ou déconstructionnistes (comme l’antipsychiatrie) [2]. Ils proposèrent une approche holistique de la santé et de la maladie, prenant en compte le vécu intérieur du patient, son histoire, ses relations. Et comme la perspective était intégrative, ils qualifièrent ce modèle de biopsychosocial [3]. De manière transparente, l’épithète affirme que le diagnostic doit prendre en compte les facteurs biologiques, psychologiques et sociaux, même si ces facteurs pèsent diversement selon les maladies. Il est à noter que, bien que psychiatre, Engel estime que ce paradigme vaut pour toutes les maladies, psychiatriques ou non [4].
Peu importe ici les querelles, en amont, sur l’originalité de l’approche – qui semble avoir des antécédents [5] – ou, en aval, sur les critiques qu’il n’a pas manqué de susciter [6]. Ce modèle biopsychosocial suscite aujourd’hui un intérêt croissant autant parmi les chercheurs en soins de santé que chez les professionnels de la santé [7].
Si la sagesse des mots n’est pas toujours plus grande que celle des esprits, elle est en tout cas plus ancienne. Or, alors que le français désigne la riche réalité de la maladie à partir de ce seul mot (pathologie étant plutôt un synonyme savant qu’une autre facette), l’anglais possède une triplicité de termes qui peut bijectivement être connectée aux trois significations portées par le mot valise biopsychosocial : illness qui est la maladie selon la perspective biologique, disease selon la perspective psychologique, et sickness selon la perspective sociologique.
2) Interprétation
Spontanément, le modèle biopsychosocial paraît devoir s’interpréter à partir de ce que les scolastiques médiévaux appelaient objet formel, c’est-à-dire la perspective prise sur l’objet matériel (le contenu). En l’occurrence, la maladie (comme la santé), le diagnostic (comme la thérapeutique) doivent prendre en compte un triple point de vue : biomédical ou biologique, psychologique et sociologique.
Il me semble toutefois qu’il faut doubler cette interprétation d’une autre approche, complémentaire, à partir, justement, de l’objet matériel. Autrement dit, la maladie et, plus généralement, tout processus corporel est à la confluence de trois types de processus : élémentaire ou biologique, totale (au sens de substantielle) et sociale (relationnelle).
Il y va d’une question beaucoup plus générale, englobant rien moins que la philosophie de la nature. En effet, nous avons montré ailleurs en détail qu’une cosmologie (philosophique) adéquate devait conjuguer une triple approche : atomistique ou stœchiologique (à partir de l’élément, c’est-à-dire ce qui compose la substance), substantialiste ou ousiologique (à partir de l’individualité subsistante) et systémique ou holistique (à partir du tout, c’est-à-dire l’interaction des individus) [8]. Peu importe ici les raisons de cette distinction tripartite (on peut la justifier soit d’un extrême, la partie ou le tout, soit du centre qu’est la substance, c’est-à-dire un être possédant cette perfection qu’est la subsistance), l’essentiel est qu’elle soit exhaustive. Peu importe ici l’interprétation de cette tripartition (Engel voyait un continuum de l’atome à l’environnement ; pour notre part, nous contemplons plutôt une échelle discrète où l’autopossession qui fonde la substance et l’autodonation qui l’ouvre aux autres sont des seuils décisifs).
Or, le corps humain est non seulement une entité physique, mais le sommet même de l’univers matériel. Une approche adéquate du corps se doit donc d’être triple. Or, le modèle biomédical privilégie l’analyse – et se traduit d’ailleurs par la spécialisation. Certes, l’approche substantielle devrait être autant organique que psychologique, mais il se trouve qu’aujourd’hui, elle est surtout psychologique. Enfin, pour être véritablement holistique et englober le tout, une approche se doit de partir des relations nouant les individualités, donc, humaine, être sociale.
Par conséquent, la médecine est adéquatement biopsychosociale, et le modèle d’Engel se fonde non seulement sur une pluralité d’objet formel, mais sur une différence d’objet matériel, qui permettent, en creux, d’éviter les angles morts et, en plein, d’éclairer l’homme (malade et sain) le plus complètement possible.
3) Conséquences
Les praticiens du modèle d’Engel insistent à juste raison sur l’insuffisance d’une médecine seulement biologique (ce qu’est malheureusement devenue l’Evidence-based-medecine, trahissant son dessein initial, ainsi que le montre notre note : « Les deux médecines »), comme des autres approches, psychologiques ou sociologiques.
Si l’on accorde au point de vue de la substance une relative primauté (sinon perfective, du moins fondationnelle), l’on comprend dès lors que la médecine généraliste, qui s’occupe de l’unité psychosomatique, n’est plus une sous-médecine ou une simple gare de triage, préparant à la médecine spécialisée ou hospitalière, autrement dit, un point de départ, mais aussi un point d’arrivée et un point de référence constant où convergent les deux autres points de vue, biologique et social.
Pascal Ide
[1] Cf. Derick T. Wade & Peter W. Halligan, « The biopsychosocial model of illness: a model whose time has come », Clinical Rehabilitation, 31 (2017) n° 8, p. 995-1004.
[2] Cf. la biographie de Jules Cohen & Stephanie Brown Clark, John Romano and George Engel: Their Lives and Work, Rochester (New York), University of Rochester Press, & Suffolk (Royaume-Uni), Boydell and Brewer Limited, 2010.
[3] Cf. George L. Engel, « The need for a new medical model: a challenge for biomedicine », Science, 196 (1977) n° 4286, p. 129-136.
[4] Cf. George L. Engel, « The clinical application of the biopsychosocial model », American Journal of Psychiatry, 137 (1980) n° , p. 535-544.
[5] Pour une défense, cf. Richard M. Frankel, Timothy E. Quill & Susan H. McDaniel (éds.), The Biopsychosocial Approach: Past, Present, Future, Rochester (New York), University of Rochester Press, 2003.
[6] Cf., notamment, Niall McLaren, « A critical review of the biopsychosocial model », The Australian and New Zealand Journal of Psychiatry, 32 (1998) n° 1, p. 86-92 ; S. Nassir Ghaemi, « The rise and fall of the biopsychosocial model », The British Journal of Psychiatry, 195 (2009) n° 1, p. 3-4 ; Tony B. Benning, « Limitations of the biopsychosocial model in psychiatry », Advances in Medical Education and Practice, 6 (2015), p. 347-352.
[7] Cf. les bilans successifs : Francesc Borrell-Carrió, Anthony L. Suchman & Ronald M. Epstein, « The biopsychosocial model 25 years later: principles, practice, and scientific inquiry », Annals of Family Medicine, 2 (2004) n° , p. 576-582 ; Mutsuhiro Nakao, Gen Komaki, Kazuhiro Yoshiuchi, Hans-Christian Deter & Shin Fukudo, « Biopsychosocial medicine research trends: connecting clinical medicine, psychology, and public health”. BioPsychoSocial Medicine, 14 (2020) n° 1, p. 30.
[8] Cf. Pascal Ide, « Une lecture polysémique de la nature. Trois propositions pour un discours des méthodes », Lateranum, 81 (2015) n° 3, p. 625-652 ; 82 (2016) n° 1, p. 77-119.