La Semaine Sainte, un deuil et un seuil (Rameaux, 24 mars 2024)

Pour Jésus, la Semaine Sainte est un seuil – un seuil qui ne va pas sans un deuil. C’est-à-dire un saut qualitatif, un changement radical : « Il y a du neuf sous le soleil de Dieu ».

Dans la Bible, explique le père Jacques Bernard, qui a fondé un parcours biblique sur ce thème, Dieu nous fait franchir des seuils. Et, dans les deux mille ans et deux mille pages, le bibliste lillois en dénombre quatre : l’Exode, l’Exil, l’Incarnation (incluant la vie publique) et le Mystère pascal (incluant l’Église).

Les deux premiers seuils concernent l’Ancien Testament. Lors de l’Exode, le peuple hébreu naît. Ayant traversé la Mer Rouge puis le désert, il y reçoit une loi, conquiert la Terre promise, se donne un roi et bâtit un temple. Lors de l’Exil, le peuple élu meurt en quelque sorte à tous ses biens. Il en est dépouillé pendant pas moins de 70 ans. Mais, pendant ce travail d’arrachement et de mort à soi-même, une vie nouvelle jaillit : Israël comprend que le Messie qui naîtra de lui est destiné à sauver toutes les nations.

Les deux autres seuils concernent le Nouveau Testament et est rythmée par la même pulsation de vie et de mort qui ouvre à la vie. Le troisième concerne une naissance, celle du Christ : sa venue dans le monde à Noël. Le quatrième seuil, lui, touche aussi la mort, celle du Christ. Mais, contrairement à la plupart des morts violentes, qui est par excellence la mort donnant la vie. « Si le grain de blé meurt, il porte beaucoup de fruits » (Jn 12,24).

Nous le voyons donc : chaque seuil est l’irruption d’une véritable et radicale nouveauté. À chaque fois, le peuple d’Israël et l’Église entrent non seulement dans une compréhension inédite de Dieu, de l’homme, de la mort, du monde, mais dans une vie nouvelle qui ne va pas sans une mort à soi-même.

 

Qu’en est-il pour moi aujourd’hui ?

Noël et Pâques sont aussi les deux sommets de l’année liturgique. Nous sommes au seuil de la Semaine Sainte et, après avoir entendu l’évangile de la Passion, nous aimerions être déjà à la Résurrection. Si c’était le cas, celle-ci serait un hobbie. Elle ne nous transformerait pas. « Per Crucem ad Lucem : par la Croix, vers la Lumière », affirme saint Paul VI. Une personne qui venait de perdre deux très proches parents, le second par suicide, me partageait combien, pendant ce Carême, la mort du juste Jésus lui apparaissait incompréhensible. Puis, au seuil de la Semaine Sainte, elle avait compris : la Croix n’est pas une question, elle est la réponse.

Prenons l’expérience la plus désirable qui soit : aimer. Au début, c’est très agréable d’être amoureux ou d’être avec un ami cher. Nous croyons aimer. En fait, nous aimons autant l’état amoureux que la personne aimée. Puis vient le moment où mille choses nous agace chez l’autre, où nous souhaiterions tellement qu’il soit conforme à nos attentes, soit plus attentif à nos besoins, reconnaisse tout ce que nous faisons pour lui. C’est alors que naît le véritable amour, l’amour où nous mourrons à nos égoïsmes pour entrer dans la vie qu’est le décentrement de soi. Disons-le avec les mots de Benoît XVI :

 

« Le ‘oui’ à l’amour est aussi source de souffrance, parce que l’amour exige toujours de sortir de mon moi, où je me laisse émonder et blesser. L’amour ne peut nullement exister sans ce renoncement qui m’est aussi douloureux à moi-même, autrement il devient pur égoïsme et, de ce fait, il s’annule lui-même comme tel [1] ».

 

La Croix, la Semaine Sainte continuent-elles à nous faire peur ou nous dégoûter ? C’est bien compréhensible. Jésus nous a laissé celle qui seule peut nous faire entrer dans le mystère de la Croix, sans dolorisme ni fuite : Marie. À l’Île-Bouchard, près de Tours, où elle apparaît à trois enfants en 1947 pour sauver la France du communisme, Marie leur apprend, avec délicatesse, à regarder la croix de son chapelet qu’elle dépose dans sa main ; elle-même tracera très lentement sur son corps le signe de la Croix, dans un geste qui impressionnera énormément les voyants. À Lourdes, lors de la première apparition, sainte Bernardette a peur et, comme pour exorciser sa frayeur et cette vision, elle veut faire son signe de croix. Mais sa main demeure comme paralysée. La Dame de la Grotte ne veut pas de ce geste superstitieux ou fétichiste. C’est lorsqu’elle-même, comme à l’Île-Bouchard, se signera lentement que Bernadette pourra alors faire le signe de croix et prier véritablement, par amour et non par crainte.

Et maintenant, faisons du signe de la croix, le signe du Crucifié, une prière. Que ce qui s’exprime sur notre corps s’imprime dans notre cœur. Traçons-le lentement en nous tournant avec amour vers « celui qui m’a aimé et s’est livré pour moi » (Ga 2,20).

Pascal Ide

[1] Benoît XVI, Lettre encyclique Spe salvi sur l’espérance chrétienne, 30 novembre 2007, n. 38.

23.3.2024
 

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