Lors d’une prédication, j’avais notamment sous les yeux une troupe de scouts et de jeannettes. Je leur dis que « Dieu est vie », ils étaient attentifs. Quand je continuais en affirmant : « Dieu est lumière » (1 Jn 1,5), ils étaient toujours vigilants. J’achève en leur énonçant le cœur même de la Révélation chrétienne : « Dieu est amour » (1 Jn 4,8.16). Alors, à mon grand étonnement, je sentis la présence de ma jeune assistance faiblir, voire, je vis leur regard se détourner.
Qu’il est triste de penser que le noyau brûlant de notre foi suscite l’indifférence ! Mais que je puis aussi le comprendre. Trop entendu, trop banalisé, il ne suscite plus la surprise. Disons-le à partir de son contraire le plus terrifiant : le jansénisme. Dans son encyclique sur le Sacré Cœur, pape Pie XI affirmait que
« l’hérésie du jansénisme, perfide entre toutes, était l’ennemie de l’amour et la piété pour Dieu, en le présentant non pas comme un Père digne d’amour mais comme un juge à craindre pour sa sévérité implacable [1] ».
Jansénius affirmait au fond trois choses : infiniment offensé par notre péché, Dieu est un juge implacable ; pécheur, l’homme est infiniment indigne de l’amour divin ; venu satisfaire la justice de Dieu, le Christ ne sauve qu’un petit nombre de prédestinés.
Il n’y a pire défiguration de ce que toute l’Écriture – je dis bien toute – nous apprend de Dieu : « Ne crains rien, car je te rachète ; je t’appelle par ton nom, tu es à moi ! […] Parce que tu as pour moi du prix, de la valeur, et que moi je t’aime » (Is 43,1.4) ; « Ce n’est pas par des choses périssables, par de l’argent ou de l’or, que vous avez été rachetés de la vaine manière de vivre que vos pères vous avaient transmise, mais par un sang précieux, comme celui d’un agneau sans défaut et sans tache, par le sang de Christ » (1 P 1,18-19).
Lorsque saint Alphonse de Liguori a voulu fondé la Congrégation justement appelée « du Très Saint Rédempteur », il lui a donné comme devise une parole d’un psaume : « Près de lui abonde le rachat » (Ps 129,7).
Cette dérive rigoriste est-elle d’une autre époque ? Dans les années 1940, Marcel Van dit qu’il entendait ses catéchistes lui répéter : « Dieu est juste, Jésus n’est pas content de moi et je ne suis pas digne de m’approcher de lui ». Et c’est grâce à sa grande amie, la petite Thérèse, qu’il n’a jamais cru ces propos et n’a jamais désespéré.
Écoutons un saint – de surcroît Docteur de l’Église – qui a connu l’épreuve très douloureuse de se croire exclu du salut, saint François de Sales :
« Afin que la douceur de sa miséricorde fût ornée de la beauté de sa justice, il délibéra de sauver l’homme par voie de rédemption rigoureuse, laquelle ne se pouvant bien faire que par son Fils, il établit que celui-ci rachèterait les hommes, non seulement par une de ses actions amoureuses qui eût été plus que très suffisante à racheter mille millions de mondes, mais encore par toutes les innumérables actions amoureuses et passions douloureuses qu’il ferait et souffrirait ‘jusques à la mort, et la mort de la croix’ [Ph 2,8], à laquelle il le destina, voulant qu’ainsi il se rendît compagnon de nos misères pour nous rendre ensuite compagnons de sa gloire ; ‘montrant’ en cette sorte ‘les richesses de sa bonté’ [Rm 2,4 ; 9,23], par cette ‘rédemption copieuse’ [Ps 130,7], abondante, surabondante, magnifique et excessive, laquelle nous a acquis et comme reconquis tous les moyens pour parvenir à la gloire [2] ».
Assurément, nous sommes aujourd’hui tentés par le laxisme qui, annulant la misère du péché, annule la miséricorde. Mais, si ces paroles nous font tant de bien à entendre, c’est parce que le jansénisme demeure la tentation permanente de notre Ennemi. Maintenant, nous pouvons à nouveau entendre l’inouï : « Dieu est amour » ; autrement dit, « le Père est riche en miséricorde » (Ép 2,4).
Pascal Ide
[1] « haeresis illa ianseniana, amori in Deum pietatique inimica, quae Deum non tam diligendum ut patrem quam extimescendum ut implacabilem iudicem praedicabat » (Pie XI, Lettre Encyclique Miserentissimus Redemptor sur notre devoir de réparation envers le Sacré-Coeur de Jésus, 8 mai 1928, sans numéro).
[2] S. François de Sales, Traité de l’Amour de Dieu, L. II, chap. 4, éd. André Ravier, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » n° 52, Paris, Gallimard, 1969, p. 422-423. Souligné par moi.