L’être ou le néon. « The sound of silence », plaidoyer contre l’incommunicabilité

Qui n’a vibré en entendant la chanson du duo de folk rock américain Paul Simon et Art Garfunkel, The Sound of Silence ? Ce n’est pas le lieu d’en raconter l’histoire mouvementée [1]. Rappelons seulement que, si la première sortie en 1964 dans une version acoustique est un échec, son réenregistrement l’année suivante dans une version électrique par le producteur Tom Wilson à l’insu du duo, s’avère être un succès mondial, si bien que la chanson atteint la première place du Billboard Hot 100 la première semaine de l’année 1966, et qu’elle figure à la 157e place du classement des 500 plus grandes chansons de tous les temps du magazine Rolling Stone. La seule vidéo Youtube nous donnant de voir et écouter Simon au chant et à la guitare acoustique, avec Garfunkel au chant, a été vue, il y a sept ans plus de 134 millions de fois [2]. Et pourquoi ne pas vivre une nouvelle fois « l’œil qui écoute », comme dit Claudel ?

Ce succès inouï s’explique bien entendu par la convergence d’une mélodie inspirée et addictive (qui tourne en boucle dans votre tête pendant des jours, j’en sais quelque chose), d’une interprétation magitrale (parfaitement synchrones, ces deux voix, grave et aiguë, se polarisent comme animus et anima), de paroles poétiques (l’on sait que Simon, qui a d’abord composé la musique, a mis plus de six mois à agencer les cinq strophes de six vers, huit pour la dernière). Mais plus encore par la présence d’un contenu mélancolique qui résone avec l’air du temps (The Sound of Silence commence à être écrit peu après l’assassinat de John F. Kennedy, le 22 novembre 1963). Et c’est sur cette signification que nous allons maintenant nous attarder.

Au-delà du drame national et international que fut l’homicide du trente-cinquième président des États-Unis, les chanteurs ont pointé, ainsi que tous les observateurs l’ont noté, un malheur, voire le plus grand malheur de nos sociétés occidentales : non pas l’exclusion, non pas l’aliénation, non pas même la solitude, mais l’isolement, c’est-à-dire la dramatique carence de communication entre les hommes : « Des personnes qui discutaient sans parler [People talking without speaking], Des personnes qui entendaient sans écouter [People hearing without listening] ».

Mais cette interprétation est loin de dire tout. Prenons au sérieux le contenu des paroles. Paul Simon a pris pas moins de six mois pour les écrire. Pour être populaire, cette chanson n’est pas superficielle. L’extension de son succès n’est pas inversement proportionnelle à sa profondeur, au nom même d’un sensus veritatis, quand il concerne les vérités vitales. Le plaisir enchanteur d’une mélodie n’est pas non plus contraire à l’ébranlement spirituel, au nom d’une union trop oubliée en Occident, de sense and sensibility. L’interprétation courante ne montre pas que ce dont parle le chanteur est une révélation, une guérison et une élévation.

1) Une révélation

En premier lieu, elle ne montre pas que cette compréhension est une révélation, c’est-à-dire une expérience de la lumière. De fait, elle présente toutes les caractéristiques d’une expérience.

D’abord, le chansonnier parle d’emblée, et à deux reprises, de « vision [vision] », voire trois si l’on compte le verbe : « je vis [I saw] ». Et cette vision naît d’une lumière : celle-ci jaillit dans un état d’« obscurité [darkness] » qui est habituel, puisqu’elle est une « vieille amie [my old friend] » ; et cette « lumière [light] » est « pure » ou « nue [naked] », c’est-à-dire éclaire sans mélange de ténèbres, avec une évidence indubitable.

De plus, même si elle entre « doucement [softly] » en lui, elle s’impose, en profondeur (synchronique) – elle est « plantée dans mon cerveau [planted in my brain] » – et en longueur, c’est-à-dire en durée (diachronique) – elle « demeure encore [still remains] ».

En outre, cette expérience saisit toute sa personne. Si, en effet, elle semble d’abord concerner son intelligence – il est frappé « par l’éclat de la lumière [by the flash of a […] light] », il est aussi affecté dans sa sensibilité inquiète – « Dans mes rêves sans repos [In restless dreams] » – et son corps – il marche dans le « froid et l’humidité [the cold and damp] ».

Par ailleurs, l’expérience est unique, solitaire – « je marchais seul [I walked alone] » –, ce qui rentre en résonance avec son contenu – l’extrême isolement de l’homme d’aujourd’hui. Mais, enfin, elle introduit une tension paradoxale avec le besoin extrême de communication. Et telle est la dernière note de l’expérience : né d’un vécu intime intransmissible, elle incline pourtant l’expérienceur (pour parler comme les EMI) à le transmettre, c’est-à-dire en témoigner : « Écoutez mes paroles que je puisse vous apprendre [Hear my words that I might teach you] ». Voilà pourquoi l’auteur parle des « mots des prophètes [words of the prophets] ».

2) Une guérison

Cette révélation n’est pas seulement l’advenue bienvenue d’une lumière décisive sur notre temps. Elle requiert de s’arracher à l’illusion de son contraire qui est une erreur. Autrement dit, l’on n’accède à cette vérité qu’est l’incommunication interpersonnelle qu’en s’arrachant à l’erreur qui est la fausse croyance d’une relation authentique à l’autre. Pour le dire encore autrement, la chanson décrit un cheminement qui n’est pas le passage de l’ignorance à la vérité, mais une pâque de l’erreur, voire de l’errance, vers la lumière. Or, telle est la blessure la plus profonde de l’intelligence : non point seulement ne pas savoir, mais juger vrai ce qui est faux. Le compositeur interprète ne dit-il pas que ses « yeux furent blessés [my eyes were stabbed] » et que cette lumière navrante « déchira la nuit [split the night] ». Donc, l’auditeur est invité par la chanson à arpenter un véritable itinéraire de guérison.

Ce chemin a d’abord été vécu par celui qui parle et chante. C’est ce qu’il dit : résistant à la doxa commune, « cette vision » ne peut s’imposer qu’en « s’insinuant doucement en moi [a vision softly creeping] » ; contraire à ce que ma conscience me dit, elle ne peut se montrer que lorsque mes défenses s’abaissent, donc quand je suis inconscient, donc lorsque je dors ; encore ne peut-elle que « semer ses graines durant mon sommeil [Left its seeds while I was sleeping] ». C’est ce qu’il montre : le poème introduit pas à pas dans cette révélation, prenant pas moins de deux strophes pour préparer son auditeur à entendre ce qu’il va dire.

Du fait de la transformation intime de l’expérience en attestation, le cheminement est aussi appelé à être celui de la multitude – la chanson parle de « dix mille personnes [ten thousand people]”, la myriade étant la métonymie de la foule indénombrable. Or, là encore, il s’agit d’un arrachement à plus que la seule ignorance : à la sottise, c’est-à-dire la cécité qui blesse l’entendement. Aussi l’adjectif « Idiots [Fools] » n’est-il pas une insulte ou un jugement dicté par l’amertume, mais la description précise de l’état de ces foules, le diagnostic d’un homme qui parle avec la lucidité de l’expérience. Cet aveuglement est décrit dans les trois tensions vécues par nos contemporains, toutes trois introduites par le générique difficilement traduisible “people”. Croisant les deux médiations, orale et écrite, de la communication, et incluant ses deux opérations, la donation (ou émission) et la réception, elles concernent les trois actes de la communication : parler – “Des personnes qui discutaient sans parler » –, écouter – « Des personnes qui entendaient sans écouter » –, écrire – « Des personnes qui écrivaient des chansons qu’aucune voix n’a jamais partagées [People writing songs that voices never share] » – et implicitement son corrélatif réceptif qui est lire.

Ce scotome est aussi décrit du côté du témoin. En effet, comme un médecin, tout d’abord il observe la maladie qui, « tel un cancer, croît [like a cancer, grows] » ; ensuite, il propose un traitement, ou plutôt multiplie les voies curatives, comme la parole sur le mal – « Écoutez mes paroles que je puisse vous apprendre [Hear my words that I might teach you] » – et le moyen d’en sortir – « Prenez mes bras que je puisse vous atteindre [Take my arms that I might reach you] » ; enfin, il éprouve la résistance au diagnostic lui-même – « Mais mes paroles tombèrent telles des gouttes de pluie silencieuses [But my words, like silent raindrops fell] ».

Comment ne pas songer à l’allégorie de la caverne ? Si le mythe platonicien est aussi populaire, c’est que, lui aussi, il décrit en termes simples et imagés, un processus universel. Or, lui également, il décrit l’affranchissement d’une intelligence prisonnière de la doxa, c’est-à-dire des apparences et des illusions, et sa lente, pénible, mais béatifique conversion vers l’épistémé, la science de la vérité qui libère. Enfin, le récit de Platon conte l’échec du témoin qui, tel Socrate, court le risque, en osant dénoncer les opinions où se complaisent ses contemporains, de le payer de sa propre vie.

Comment ne pas songer à Pascal qui soulignait que le libertin, son contemporain, s’étourdit, s’aveugle, et donc nie sa misère en se divertissant ? Accéder à la lumière ne demande donc pas seulement de connaître la vérité, mais aussi de reconnaître son erreur qui redouble l’ignorance d’une ignorance de cette ignorance.

3) Une élévation

Nous n’avons pas encore éclairé l’un des plus grands paradoxes – tellement important qu’il est répété pas moins de quatre fois et qu’il constitue le titre même de la chanson : « the sound of silence ». Comment donc un silence pourrait-il être sonore ? Il en double un autre, moindre : elle décrit l’aveuglement comme un “silence”, mêlant la double symbolique, visuelle et auditive.

L’interprétation la plus évidente se prend du mal dont souffrent nos contemporains, à savoir cet esseulement. Par conséquent, ils croient parler, mais leur parole est aussi vide que le silence. Et telle est l’expérience faite par l’auteur de The sound of silence : il a entendu un son qui n’était que silence, « le son d’un silence ». Dès lors, avant de faire appel au croisement des sens (externes) qu’évoque Claudel dans sa formule fameuse « l’œil écoute », ne faut-il pas plutôt les distinguer comme le mal (le silence) et le jugement sur le mal, c’est-à-dire le diagnostic (la vision), comme le sens propre (l’absence d’écoute) et le sens figuré (cette lumière sur la souffrance).

Ainsi s’éclaire la deuxième difficulté. Demeure la première. Pour être résolue, ne faudrait-il pas oser faire appel à une perspective transcendante ? En effet, dans cette expression « son d’un silence », comment l’homme familier de la Bible n’entendrait-il résonner un verset fameux du cycle d’Élie-Élisée : « le murmure d’un fin silence » ? La formule est elle-même si étrange, voire si paradoxale, qu’on la traduit usuellement par une expression atténuée : « le murmure d’une brise légère ». En effet, comme les milliers de personnes que voit soudain le visionnaire, le prophète Élie souffre de solitude. Comme eux, il est abattu par une profonde tristesse, au point de vouloir mourir. Comme eux, il ignore la racine de son mal (que nous nommerons plus loin) : certes, il subit la haine injuste de la reine Jézabel ; mais il n’est pas sans responsabilité dans cette haine, lui qui, dans son zèle pour Dieu, est allé jusqu’à assassiner de sa propre main, les 450 prêtres idolâtres de Baal et donc projeter sur le Dieu miséricordieux de l’Alliance un soupçon de violence.

Cette proposition théologique apparaîtra incongrue, surtout à un esprit (dé)formé par la laïcité de neutralité. Pourtant, elle peut se prévaloir de plusieurs allusions explicites qui se précipitent dans la dernière strophe : « ces personnes s’inclinaient et priaient [the people bowed and prayed] » ; elles priaient un « dieu [god, sans majuscule] » ; et nous avons déjà relevé le terme de « prophètes [prophets] » qui, s’il est pris au sens de témoin, est clairement d’origine biblique. L’on objectera que ce dieu est un pseudo-dieu, puisqu’il s’agit d’un « dieu de néon […] créé [the neon god they made] » par ceux que le chanteur voit dans « la lumière d’un néon [a neon light] ». Mais, dans la perspective biblique, l’humanité se distingue non pas entre les athées et les religieux, mais entre les idolâtres (tiens, à nouveau eux !) et les adorateurs du vrai Dieu. Donc, en parlant des adorateurs de ce dieu de néon, non seulement nous adoptons toujours la perspective théologique, mais nous nommons la raison ultime de la blessure aveuglant leur cœur : selon un jeu de mot qui ne vaut qu’en français, le néon renvoie au néant ; et la fascination pour le néant est l’autre nom de l’acédie, le grand péché de notre temps – qui était aussi celui d’Élie qui, avant de se laisser enseigner par ce « fin silence » ne comprend plus sa mission et la croit finie, autant que lui.

De prime abord, la réponse au mal réside dans la musique et le musicien. Mais nous avons vu que, malgré l’évidence de la semonce qui brille – « le panneau étincela son avertissement [the sign flashed out its warning] », malgré l’ubiquité du « signe [sign] » que sont les « mots des prophètes [words of the prophets] » « écrits [written] » « sur les murs », autant « du métro [on the subway walls] » que « des halls d’immeuble [tenement halls] », les hommes ne veulent ni regarder ni entendre, c’est-à-dire reconnaître le cancer évolutif qui les ronge. Or, selon un principe homéopathique que notre époque guerrière, donc allopathique, ignore trop, le traitement s’identifie au mal. Autrement dit, la réponse est proche, toute proche de la question. Dès lors, « le son du silence » devient le lieu même du pharmakon. Pour guérir de sa mortelle solitude, l’homme n’a pas seulement besoin de s’extraire du brouhaha centrifuge (aujourd’hui multiplié par les écrans récréatifs), mais de descendre « dans les puits du silence [in the wells of silence] » entendre les « gouttes de pluie silencieuses » qui sont autant de bénédictions.

 

Une nouvelle fois, comment ne pas mettre cette chanson inspirée avec le mythe de la caverne qui n’est pas loin du cheminement augustinien ? L’enténèbrement de l’esprit, la profondeur de la blessure sont tels que, pour retrouver le chemin vers l’autre et communiquer avec son prochain, l’homme doit d’abord se mettre à l’écoute d’un Prochain encore plus proche, présent dans le « son d’un fin silence », au plus intime de son intériorité. La popularité toujours intouchée de The sound of silence, une chanson les plus célèbres des sixties, ne signale-t-elle pas que, si elle parle au cœur de l’homme, elle provient du Cœur de son cœur ?

Paroles

 

Hello darkness, my old friend,

Bonsoir obscurité, ma vieille amie,

I’ve come to talk with you again

Je suis venu te parler de nouveau

Because a vision softly creeping,

Car une vision s’insinuant doucement en moi,

Left its seeds while I was sleeping

A semé ses graines durant mon sommeil

And the vision that was planted in my brain, still remains

Et la vision qui fut plantée dans mon cerveau, demeure encore

Within the sound of silence

Dans le son du silence

 

In restless dreams I walked alone,

Dans mes rêves sans repos j’arpentais seul

Narrow streets of cobblestone

Des rues étroites et pavées

‘Neath the halo of a street lamp,

Sous le halo d’un réverbère,

I turned my collar to the cold and damp

Je tournais mon col à cause du froid et de l’humidité

When my eyes were stabbed by the flash of a neon light,

Lorsque mes yeux furent blessés par l’éclat de la lumière d’un néon,

That split the night and touched the sound of silence

Qui déchira la nuit et atteignit le son du silence

 

And in the naked light I saw,

Et dans cette lumière pure je vis,

Ten thousand people, maybe more

Dix mille personnes, peut être plus

People talking without speaking,

Des personnes qui discutaient sans parler,

People hearing without listening

Des personnes qui entendaient sans écouter

People writing songs that voices never share,

Des personnes qui écrivaient des chansons qu’aucune voix n’a jamais partagées,

And no one dared disturb the sound of silence

Et personne n’osa déranger le son du silence

 

Fools, said I, you do not know,

Idiots, dis-je, vous ignorez,

Silence, like a cancer, grows

Que le silence, tel un cancer, évolue

Hear my words that I might teach you,

Écoutez mes paroles que je puisse vous apprendre,

Take my arms that I might reach you

Prenez mes bras que je puisse vous atteindre

But my words, like silent raindrops fell,

Mais mes paroles tombèrent telles des gouttes de pluie silencieuses,

And echoed in the wells of silence

Et résonnèrent dans les puits du silence

 

And the people bowed and prayed

Et ces personnes s’inclinaient et priaient

To the neon god they made

Autour du dieu de néon qu’ils avaient créé

And the sign flashed out its warning

Et le panneau étincela son avertissement

In the words that it was forming

À travers les mots qu’il formait

And the sign said: the words of the prophets

Et le signe disait : les mots des prophètes

Are written on the subway walls

Sont écrits sur les murs du métro

And tenement halls,

Et des halls d’immeubles,

And whispered in the sounds of silence

Et ils murmuraient à travers les sons du silence.

Pascal Ide

[1] Cf. l’entrée « The sound of silence », en français, ou mieux, en anglais, de l’encyclopédie en ligne Wikipédia.

[2] La vidéo est sous-titrée en anglais : https://www.youtube.com/watch?v=NAEppFUWLfc

14.11.2023
 

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