1) Mécanisme de la blessure
La blessure de l’esprit est, par définition, un aveuglement, donc une fermeture. Toutefois, elle ne se présente jamais comme un manque, mais, de manière plus cachée, comme la répétition des mêmes procédures qui ne peuvent qu’aboutir à un aveuglement et un échec.
Par exemple, dans la vie courante, si j’ai perdu un objet, je vais avoir tendance à chercher l’objet dans les lieux où je pense le trouver ; mais s’il ne s’y trouve pas ? De même, en science, l’on quête la solution à une difficulté en parcourant les sentiers battus ; mais si ceux-ci n’aident pas à éclairer la difficulté ? Par exemple, j’observe que, plus les galaxies sont éloignées, plus grande est leur vitesse relative vis-à-vis de notre planète. Mais, jusqu’à ce que l’on émette la théorie de l’atome primitif (qui sera ridiculisée comme théorie du Big bang et deviendra la théorie cosmologique standard), le fait ne pouvait s’expliquer à partir des modèles statiques d’univers dont on disposait jusqu’alors.
2) Un moyen pour guérir : l’énigme
Le mal dicte le remède de manière presque mécanique. Si la blessure de l’intelligence est une fermeture ou un enfermement, sa guérison viendra de son ouverture ou du moins de son élargissement. En termes concrets, il s’agira de voir ce que l’on ne voyait pas jusque lors. Par exemple, la personne qui a perdu un objet devra imaginer d’autres lieux que ceux auxquels elle pense spontanément. Et elle ne le trouvera qu’en explorant d’autres voies.
Or, tel est l’intérêt des énigmes, casse-tête, énigmes, rébus et autres logogriphes : prospecter d’autres voies. Si la réponse était évidente, ne faisait appel qu’à des informations aisément accessibles (quel est le nom du président du Sénat ?), il n’y aurait pas énigme. Celle-ci ne se dévoile qu’à la condition de déstabiliser l’esprit qui éprouve d’abord non seulement son ignorance, mais son incapacité à trouver immédiatement la réponse.
Précisons. Il ne s’agit pas d’abord de puzzles, de problèmes mathématiques, de mots croisés, de charades, de sudoku, etc. [1] En effet, ils empruntent le plus souvent des chemins relativement connus et demandent seulement patience et exploration méthodique. Soit, par exemple, cette énigme (bien connue) :
Vous avez besoin de 4 litres d’eau exactement. Or, vous disposez et vous ne disposez que de deux récipients dont l’un contient 3 litres et l’autre 5. Ces contenants ne sont pas gradués (vous ne pouvez pas doser 4 litres à partir de celui qui en contient 5). Comment arriver à mesurer seulement 4 litres ?
Certes, pour trouver la solution, il vous faudra sortir des réponses simplistes qui consistent à additionner ou soustraire. Toutefois, après quelques essais et erreurs, il serait étonnant que vous ne trouviez pas la réponse. Donc, le dépaysement est relatif.
Il en est de même dans l’énigme suivante :
Lors d’une course à bicyclette, Arthur double le deuxième. La ligne d’arrivée approche. Malheureusement, au dernier moment, deux cyclistes le dépassent. Quelle place Arthur occupe-t-il dans le classement final ?
Certes, vous vous en doutez, il faudra éviter la réponse pseudo-évidente ou paresseuse « troisième ». Mais il vous suffira de matérialiser ou d’imaginer les cyclistes pour trouver sans difficulté la réponse.
En revanche, prenez l’énigme elle aussi fameuse, mais dont, peut-être, par chance, vous ignorez l’issue :
Soit ces neuf points régulièrement alignés. Il s’agit de les joindre, sans lever la main, seulement par quatre lignes droites.
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Si vous ignorez la solution (que vous trouverez aisément sur Internet) et si personne ne vous la suggère, vous devriez mettre un peu de temps pour accéder à la réponse… Or, celle-ci n’est pas seulement créative, elle est symboliquement éloquente : vous ne pouvez la découvrir qu’en… sortant du cadre. Ce qui est toute la portée de la guérison dont ce paragraphe vous entretient.
Nous parlons donc d’un type particulier d’énigmes : celles qui obligent à sortir des sentiers battus pour être résolues. Autrement dit, celles qui nous dépaysent et donc nous assouplissent. Souvent, les frontières sont floues ou plutôt poreuses. C’est ainsi qu’une astucieuse définition de verbicruciste (celui qui invente les mots croisés) se présente bien comme une exploration de possibles inédits pour le cruciverbiste (celui qui résout les mots croisés). Toutefois, s’il connaît la forma mentis du verbicruciste (mon grand-père me disait penser comme Michel Laclos), cette familiarité lui fait perdre en bénéfice d’ouverture. Par exemple, songer à dessiner les cyclistes au lieu de relire l’énigme en se grattant la tête est déjà, pour beaucoup, un pas inventif qui l’ouvre à des paysages nouveaux.
3) Quelques règles
Avant de proposer certains exercices, quelques conseils ne seront pas inutiles.
a) Trouver des énigmes
Redisons-le, il s’agit de s’affronter à des énigmes qui vous fassent explorer une terra incognita. J’en proposerai donc plus bas. Évitez donc, par exemple, les jeux logiques ou mathématiques qui font seulement appel à des calculs sophistiqués, les jeux spatiaux qui demandent seulement de tourner un objet dans les trois dimensions.
b) Lever son aversion
Il est très possible que vous éprouviez quelque aversion pour les exercices. Plusieurs raisons sont communes aux jeux : la crainte de perdre ou, inversement, la difficulté de les prendre assez au sérieux pour jouer vraiment. D’autres sont plus propres aux énigmes. Elles peuvent réveiller la mauvaise estime que nous avons de notre intelligence, susciter la crainte de la comparaison intellectuelle et de notre possible dévaluation, raviver des expériences passées douloureuses, provenir de notre manque de pugnacité face à un obstacle, tout simplement nous confronter à notre paresse, etc. Bref, l’énigme, comme le jeu, est un excellent moyen de mieux se connaître et de découvrir autrui.
c) Durer dans l’inconfort
Pour certains, ignorer la solution est un stimulus, voire un défi qui les grise. Donc, tenir sans savoir n’est pas inconfortable, mais excitant. En revanche, pour d’autres, cette situation est difficile à vivre, pour les raisons que nous venons d’évoquer. Dès lors, quand la solution est à portée de mains (tourner quelques pages, aller voir sur internet), grande est parfois la tentation de s’y rendre aussitôt.
L’énigme n’exercera sa puissance curative que si nous acceptons de tenir dans le désagrément de ne pas trouver et si nous décidons de mobiliser toute notre énergie. Pour durer, il est conseillé de se fixer un cadre (ne pas regarder la réponse, même en jetant un coup d’œil, ne pas demander trop tôt d’aide) et de se donner une durée minimale (je cherche de toutes mes forces pendant 5 minutes).
d) Explorer les possibles
C’est le cœur même du processus curatif : plus nous ouvrirons les voies nouvelles, plus nous élargirons les possibles, tout en restant en cohérence avec les données du problème, et plus nous débriderons l’esprit, plus nous lui donnerons sa pleine mesure qui est rien moins que l’être lui-même, plus nous nous émerveillerons de ce que nous découvrirons.
Plusieurs moyens aident grandement. Un premier est l’appel à l’imagination. Un autre moyen consiste à élargir notre attention (nous y reviendrons plus bas) en nous demandant en négatif : « Qu’est-ce que je n’ai pas regardé ? », ou, mieux, en positif : « Sous quel angle différent puis-je envisager le problème ? » Nous pouvons également être soutenus par la présence d’autres personnes, à condition que nous ne nous reposions pas sur elles au point de déposer notre énergie, alors qu’il s’agit de composer nos forces.
e) Se réjouir de trouver
Saint Augustin parlait de la « joie de la vérité ». Ne méprisons pas l’expérience affective qu’est la joie d’avoir résolu l’énigme. Le neuroscientifique luso-américain Antonio Damasio a montré que Descartes avait tort [2] et Spinoza raison [3] en montrant combien les émotions jouaient un rôle essentiel dans le dynamisme de la vie intellectuelle.
Faites aussi l’expérience de la différence entre la joie (jusqu’à l’enthousiasme) que vous éprouvez lorsque vous découvrez et le simple plaisir que vous ressentez lorsque vous allez toute de suite à la réponse. Cette différence qui est au minimum de degré vous indique combien nous sommes faits pour surmonter les difficultés, combien nous possédons beaucoup plus de ressources que nous ne savons, combien, loin d’être nos ennemis, l’effort et la persévérance (la durée) sont les moyens de mobiliser le maximum de nos réserves, ou plutôt de nos fonds. Et ce que je dis là qui vaut pour toute acquisition de bons plis vaut singulièrement pour nos capacités de guérison.
f) Capitaliser sur ses réussites
Ce que j’exprime ainsi dans le registre métaphorique discutable de l’économie peut s’exprimer plus sobrement et plus justement dans le langage philosophique de l’acte (énergéia) : résoudre une énigme, c’est actualiser sa raison, c’est-à-dire l’accomplir. C’est aussi corriger une mémoire douloureuse qui s’est focalisée sur les expériences négatives passées.
La psychologie a montré que les deux principaux chemins pour doper l’estime de soi étaient les paroles valorisantes (bien sûr sincères et fondées) et les expériences positives de réussite (à condition qu’elles soient intériorisées ou appropriées).
Mais cet investissement ne suffit pas. Encore faut-il…
g) Tirer les leçons de ses erreurs
Je ne vais pas reprendre ici ce que j’ai dit dans le cours sur l’estime de soi ou sur la prudence à propos de la gestion des échecs. Rappelons seulement que nous appelons souvent échec ce qui n’est qu’un essai, et cela se vérifie singulièrement pour le jeu qui, par nature, est sans enjeu.
J’ajouterai seulement que, lorsque nous n’avons pas trouvé, il vaut la peine de s’interroger sur les raisons pour lesquelles nous n’avons pas eu accès à la solution. Mais cela vaut tout autant la peine si nous avons trouvé. Dans les deux cas, mieux comprendre notre cécité et la sortie de celle-ci permet de tirer la leçon et de généraliser. Or, universaliser, abstraire est un acte de l’intelligence (c’est même sa première opération). Donc, tirer la leçon développe l’esprit.
Pour cela, constatez combien, rétrospectivement, la réponse était littéralement sous vos yeux. D’ailleurs, si vous jouez avec d’autres, il n’est pas rare que le maître de jeux affirme : « Tu es tout proche », « C’est évident ». Ces formules qui suscitent souvent plus de découragement et parfois d’agacement que d’aide contiennent pourtant un sens profond. Elles signifient que la découverte de la réponse est une question d’attention. Or, nous n’y sommes pas vigilants parce que nous centrons notre attention sur un autre objet. Et nous sommes distraits parce que notre attention se porte spontanément sur ce qui est habituel. Il s’agit donc de guérir en portant notre vigilance sur ce qui est encore inaperçu.
h) Graduer les exercices
On peut les hiérarchiser en difficulté, ainsi que le proposent souvent les livres ou les articles. On peut aussi les échelonner en fonction de nos affinités. Si certains ont des préférences pour les lettres (ils ne refuseront jamais une partie de scrabble), ils craindront davantage des énigmes faisant appel à la logique ou aux mathématiques. Ils pourront alors commencer par des exercices élémentaires dans ce domaine. Et comme le but est d’élargir notre intelligence, emprunter un domaine moins familier est déjà un acte d’ouverture dont nous serons le bénéficiaire.
i) Guérir
En fait, la blessure est l’équivalent d’un mauvais pli, d’un vice. Inversement, la santé est l’équivalent de la vertu. Donc, guérir est passer d’une mauvaise habitude à un bon habitus.
4) Quelques énigmes en solitaire
Alors, êtes-vous prêt à vous entraîner et donc entraîner votre intelligence sur le chemin d’une santé toujours plus robuste ? Voici quelques énigmes [4].
- Un marcheur grimpe sur une montagne, en partant à 8 heures du matin et arrive au refuge à 15 heures. Il dort dans le bivouac et redescend le lendemain en partant à 8 heures et en arrivant à 13 heures au lieu d’où il est parti la veille et en emprutant le même chemin.
Existe-t-il un endroit sur ce chemin où il est passé les deux jours à la même heure ? Que la réponse soit affirmative ou négative, comment l’établir ?
- Dans la bibliothèque d’un monastère travaillent des moniales enlumineuses. La Mère abesse propose de réorganiser les postes de travail des copistes. Sœur Bernadette veut se trouver devant Sœur Angélique. Mais Sœur Angélique n’en démord pas : c’est elle qui sera devant Sœur Bernadette.
La Mère abesse trouve la solution. Laquelle ?
- Un troubadour tient en mains une balle, un chapeau et une quille. Il arrive devant un long pont qu’il doit franchir. Mais le pont est gardé par une personne qui l’avertit : « Vous devez payer pour chaque voyage. Mais le pont ne peut supporter plus que le poids de deux objets et vous en avez trois. Et le pont est trop long pour que vous puissiez en envoyer un de l’autre côté ».
Le troubadour ayant peu de moyens, décide de passer en une fois. Comment a-t-il fait ?
- Deux enfants jouent avec une balle en osier. L’un d’eux la fait maladroitement tomber sans le vouloir dans un trou cylindrique de 25 cm de profondeur qui est percé dans le sol. Le diamètre du trou est supérieur d’un millimètre à celui de la balle. Les enfants disposent des objets suivants : une fronde, un sabot, une aiguille à broder et un fer à cheval. Comment ont-ils réussi à récupérer la balle ?
- Dans la cave d’une maison, chacun des trois interrupteurs A, B et C, sont connectés à chacune des trois lampes, 1, 2 et 3, présentes dans le grenier qui se trouve sept étages au-dessus. Compte tenu que l’on ne peut faire qu’un seul aller dans le grenier (bien évidemment invisible depuis la cave), comment savoir de manière assurée l’interrupteur connecté avec la lampe ?
Je ne vous cache pas que cette dernière énigme est ma préférée. Encore plus que les autres, elle demande d’élargir le champ des possibles, de rechercher l’information manquante. Mais, chut !, je vous en ai déjà trop dit…
Si vous préférez les énigmes plus brèves, en voici deux :
- Combien de fois peut-on soustraire 6 de 36 ?
- Un canard pond sur le mur mitoyen de deux voisins, de sorte que l’œuf se trouve exactement au milieu. À qui appartient l’œuf ?
Je ne doute pas que vous connaissez beaucoup d’autres énigmes ou que vous connaissez des sites qui en propose d’astucieuses. N’hésitez pas à nous les partager.
En tout cas, vous aurez les réponses aux énigmes dans une semaine.
Pascal Ide
[1] Un exemple entre des myriades : Maurice Denis Papin, Colles et astuces mathématiques, Paris, Librairie scientifique et technique A. Blanchard, 1972.
[2] Cf. Antonio R. Damasio, L’erreur de Descartes. La raison des émotions, trad. Marcel Blanc, Paris, Odile Jacob, 1995.
[3] Cf. Antonio R. Damasio, Spinoza avait raison, trad. Jean-Luc Fidel, Paris, Odile Jacob, 2003.
[4] Elles sont en partie adaptées de Fabrice Mazza et Sylvin Lhullier, Le grand livre des énigmes, casse-tête et jeux de logique, Paris, Hachette/Marabout, 2006, en l’occurrence, p. 21, 17, 31, 50, 47. Il existe d’autres types d’exercices pour stimuler les capacités d’innovation. L’heuristique (la science des inventions) en propose un certain nombre. Par exemple, trouver des associations entre un mot, par exemple « libellule », et un autre mot choisi au hasard, par exemple, en ouvrant le dictionnaire : « taille crayon », « losange », « Mozart ». Toutefois, ce type d’exercice développe plus l’imagination qu’il ne guérit l’intelligence.