Le Soleil et la Lune, la chanson que Charles Trenet a composée en 1939, est souvent interprétée comme une métaphore de l’impossible rencontre amoureuse entre l’homme et la femme. Dans la légèreté de quelques vers miroitants et sautillants, le chansonnier raconte une histoire grave et même désespérante. Si le ton est humoristique, la leçon est dramatique. Mais cette signification décourageante est-elle l’unique ?
D’abord, remettons les paroles en mémoire, et surtout en musique [1] :
« Sur le toit de l’hôtel où je vis avec toi
Quand j’attends ta venue mon amie
Que la nuit fait chanter plus fort et mieux que moi
Tous les chats tous les chats tous les chats
Que dit-on sur les toits que répètent les voix
De ces chats de ces chats qui s’ennuient
Des chansons que je sais que je traduis pour toi
Les voici les voici les voilà…
(Refrain)
Le soleil a rendez-vous avec la lune
Mais la lune n’est pas là et le soleil l’attend
Ici-bas souvent chacun pour sa chacune
Chacun doit en faire autant
La lune est là, la lune est là, la lune est là,
Mais le soleil ne la voit pas
Pour la trouver il faut la nuit
Il faut la nuit mais le soleil
Ne le sait pas et toujours luit
Le soleil a rendez-vous avec la lune
Mais la lune n’est pas là et le soleil l’attend
Papa dit qu’il a vu ça lui…
Des savants avertis par la pluie et le vent
Annonçaient un jour la fin du monde
Les journaux commentaient en termes émouvants
Les avis les aveux des savants
Bien des gens affolés demandaient aux agents
Si le monde était pris dans la ronde
C’est alors que docteurs savants et professeurs
Entonnèrent subito tous en chœur.
(Refrain)
Philosophes écoutez cette phrase est pour vous
Le bonheur est un astre volage
Qui s’enfuit à l’appel de bien des rendez-vous
Il s’efface il se meurt devant nous
Quand on croit qu’il est loin il est là tout près de vous
Il voyage il voyage il voyage
Puis il part il revient il s’en va n’importe où
Cherchez-le il est un peu partout…
(Refrain)
De prime abord, il s’agit d’une histoire de rendez-vous manqué, de rencontre que la lune et le soleil désirent et qui, pourtant, ne se produit pas. La preuve qu’il y a désir, c’est que « le soleil attend ». La lune n’est pas en reste puisqu’elle est présente, attendant celui qu’elle aime : « La lune est là, la lune est là, la lune est là, la lune est là, la lune est là ».
D’ailleurs, les observateurs ne manquent pas de constater ces rendez-vous ratés qui se répètent comme les refrains : « Que dit-on sur les toits que répètent les voix ? » Et si vous avez encore un doute, écoutez donc la voix indubitable de l’autorité paternelle : « Papa dit qu’il a vu ça, lui ». Mais ces échecs réitérés finissent pas affoler et si bien inquiéter, que l’on évoque « la fin du monde ». Comment s’en étonner ? Sans rencontre, pas d’amour. Que serait un monde qui ne serait plus « pris dans la ronde » de l’amour ?
Pour expliquer l’inexplicable, l’on convoque les savants, les docteurs, les professeurs, les journalistes, les agents. Mais, au final, ils doivent se contenter d’« entonne[r] subito tous en chœur » la même chanson désespérante. On fait alors appel aux « philosophes » qui accusent le soleil d’être un « astre volage » qui « voyage » et « s’enfuit à l’appel de bien des rendez-vous ». Fatalistes, ils proposent de troquer le grand amour dont la rencontre est la promesse contre un petit amour déjà là (qui « est là tout près de vous ») ou contre de multiples amours dilués (« il est un peu partout »).
La leçon est donc entendue : « Ici-bas souvent chacun pense à chacune, chacun doit en faire autant ». Mais il doit se contenter d’y rêver et de chanter avec Trenet : « Le soleil a rendez-vous avec la lune… ». Est-ce bien sûr ? Le chanteur et chansonnier invite-t-il, découragé à renoncer ou à la compromission ?
En fait, la chanson évoque une autre raison, discrètement mais si réellement qu’elle est répétée : « Pour la trouver, il faut la nuit, il faut la nuit mais le soleil ne le sait pas et toujours luit ». De prime abord, l’explication semble redoubler le désespoir. En effet, le soleil brille le jour et la lune la nuit. Or, par définition, jour et nuit se succèdent sans jamais se croiser.
Pourtant, le refrain ajoute une observation étonnante : « le soleil ne le sait pas ». Qu’ignore-t-il donc ? Nous le savons. La lune est aussi présente le jour que la nuit. Autrement dit, la lune a beau être là, le soleil rayonne et prend trop de place pour découvrir que ce n’est pas lui, mais « la lune » qui « l’attend ».
Dès lors, la leçon de vie est transparente. La rencontre demande le retrait, le silence, la discrétion – que symbolisent la nuit. Ce qui peut se comprendre d’au moins deux manières. Combien aveuglent l’autre par leur brio et croient qu’à force de briller, ils attireront. Il ne s’agit pas de se nier ! Nous l’avons assez dit, l’estime de soi est la condition obligée de l’amour de l’autre. Mais briller n’est pas illuminer. Combien s’aveuglent par la liste exigeante de leurs critères qui leur fait manquer la beauté plus discrète et pourtant seule réelle de l’autre. Il ne s’agit pas d’annuler toute attente et tout discernement ! Mais l’autre n’est pas fait pour moi, ni moi pour l’autre. C’est seulement en vivant la gratuité de la rencontre que le « nous » naîtra du choc du « je » et du « tu ».
Cette explication n’épuise pas l’intuition créatrice qui a fait naître cette chanson au charme toujours actuel. Peut-être la multiplication des interprétations données par les « sachants » parlera-t-elle aux solos qui sont sursaturés de conseils provenant de personnes aussi bien intentionnées que mal avisées.
Oui, « le soleil a rendez-vous avec la lune ». La chanson de Charles Trenet parlera à nos célibataires, car, alternant alexandrins et ennéasyllabes, parlant du soleil et de la lune, elle parle de la rencontre entre l’homme et la femme. Elle parlera aux personnes mariées car certains attendent patiemment et d’autres trop passivement, certains rayonnent allègrement et d’autres, trop ardemment. Assurément, elle parlera à tous, car, à l’instar de l’amour, l’amitié naît toujours d’une rencontre aussi inattendue que désirée.
Pascal Ide
[1] Nombreux et variés sont les vidéos et les enregistrements audios disponibles sur Internet. L’une des meilleures interprétations, à mon sens, est celle postée par Damien Alonso sur YouTube le 28 septembre 2018.