- Le film de Spielberg Il faut sauver le soldat Ryan (Saving Private Ryan) raconte l’histoire d’une escouade commandée par le capitaine John H. Miller (Tom Hanks) qui débarque avec sa compagnie de sept rangers américains à Omaha Beach, le 6 juin 1944, jour historique du débarquement allié en Normandie. Il se voit confier une mission directement de l’État-Major allié : la famille Ryan a quatre fils qui sont tous partie au combat. Trois sont morts en trois jours. Afin de ne pas endeuiller davantage les Ryan, Miller doit retrouver dernier frère, le soldat James Francis Ryan (Matt Damon), parachuté sur le Cotentin, en plein territoire ennemi, et dont on est sans nouvelles, et le faire rapatrier chez lui.
Cette expédition de sauvetage part à sa recherche à travers le bocage normand, au gré des combats contre les troupes allemandes qui tentent de résister à l’avancée alliée. Au fil de l’accomplissement de leur mission, alors qu’ils perdent successivement plusieurs hommes de leur unité, Miller et ses hommes s’interrogent, de plus en plus amers et désillusionnés : est-ce que la vie du soldat Ryan vaut celles qu’ont risqué les soldats qui tentent de le retrouver ?
Arrive la fin du film. Miller et ses rangers ont retrouvé Ryan, mais, à la suite d’une attaque des troupes allemandes, ils sont presque tous décimés. Le capitaine est à terre, mourant. Ryan qui est vivant s’agenouille et écoute, avec une intense attention, Miller prononcer ses derniers mots à son oreille : « James… earn this. Earn it : James… mérite-ça. Mérite-le ».
Nous retrouvons alors James Ryan aujourd’hui. Il se trouve, accompagné de sa femme, ses enfants et ses petits-enfants, au cimetière américain de Colleville-sur-Mer, à genoux sous le coup de l’émotion face à la pierre tombale du capitaine Miller. Le vétéran âgé demande alors à sa femme s’il a été digne d’un tel sacrifice, s’il a été « un homme bien ». Après avoir regardé la tombe, son épouse comprend et répond sobrement, au présent : « You are : Tu l’es ». Ryan salue ensuite lentement la tombe du capitaine Miller, alors que la caméra s’élève vers le drapeau des États-Unis flottant dans le ciel.
Quand j’ai vu le film en 1998 et que j’ai entendu cette parole de Miller, je fus bouleversé, ému aux larmes. Mais aussitôt, une pensée s’est imposée à moi : ce n’est pas un homme ou même sept hommes qui sont morts pour que j’aie la vie. C’est rien moins que le Fils de Dieu et Dieu lui-même : « Le Christ m’a aimé et s’est livré pour moi » (Ga 2,20), ose dire saint Paul. Quand bien même j’eusse été le seul pécheur sur Terre, Dieu se serait incarné pour me sauver ! Combien plus grande est ma gratitude ! Le drapeau que je salue ne flotte pas au-dessus de moi, mais est planté dans mon cœur : c’est celui de la Croix du Christ.
- Une nouvelle fois, osons parler de la gratitude. Vous avez entendu l’évangile dont l’exigence n’est pas sans mettre la pression : « Celui qui ne prend pas sa croix et ne me suit pas n’est pas digne de moi » (Mt 10,38).
Mais la première lecture nous en donne la clé, justement en nous racontant une histoire de gratitude. Élisée reconnaît l’invitation de la riche Sunamite, se laisse toucher par sa stérilité et lui assure qu’elle aura un fils (2 R 4,8-17). Il n’est possible d’accomplir ce que Dieu nous donne que si d’abord nous en recevons la force, donc par débordement, donc par gratitude.
La gratitude est composée de trois actes qui sont trois « R » : reconnaître ; ressentir ; répondre. Ils tracent en moi un itinéraire qui peut se symboliser par trois organes : les yeux, le cœur, les mains. Comme le prophète Élisée qui reconnaît le don gratuit de la femme (les yeux), se laisse toucher par son service attentionné à son égard (le cœur) et désire la remercier (les mains). Comme le soldat Ryan qui voit tout ce que ces militaires ont fait pour lui (les yeux), en est ému en profondeur (le cœur) et souhaite y répondre par une vie de « bien ».
Comme une ellipse, double est le centre de la gratitude. Le premier est la reconnaissance de la gratuité. Par exemple, si quelqu’un vous rend service, vous êtes rempli de gratitude ; mais si vous découvrez qu’il attend que vous lui renvoyez l’ascenseur, votre reconnaissance s’évapore aussitôt. La gratitude est proportionnelle à la gratuité. Le second est l’émotion. Les études scientifiques le montrent : la reconnaissance est bienfaisante et transformante (jusqu’à allonger la durée de la vie et en améliorer la qualité) seulement si nous nous laissons rejoindre et toucher, si nous discernons derrière le don le Donateur aimant.
- Comment vivre cette gratitude ? Les vacances qui arrivent sont à la fois un bon moment, mais aussi un moment que l’on peut redouter. Par exemple, parce que l’on va se retrouver en famille et que les relations sont parfois tendues ; parce que l’on est seul et que l’on craint la tristesse de l’isolement. Trois conseils.
Primo, vivre l’instant présent au lieu de nous focaliser sur les regrets passés ou les craintes de ce qui est à venir. En ces jours où sort le cinquième Indiana Jones qui, malheureusement, n’est pas de Spielberg et n’en a pas le génie, permettez-moi de citer un autre passage d’un de ses films (qui n’est pas l’un de ses meilleurs !) : I.A. Nous y entendons cet échange riche de sens : « Quel jour sommes-nous ? – Aujourd’hui. » J’y entends résonner la parole de sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus dans l’une de ses poésies : « Tu le sais, ô mon Dieu ! pour t’aimer sur la terre / Je n’ai rien qu’aujourd’hui [1] !… » Pour recevoir un présent (don), donc vivre de la gratitude, encore faut-il lui être présent (attentif) et vivre au présent (maintenant).
Secundo, nous rendre attentif aux dons gratuits qui nous sont adressés au lieu de nous focaliser sur ce qui nous manque et nous fait souffrir. Il ne s’agit pas de nier la crise actuelle, les défauts de notre conjoint, de nos enfants, de ce collègue, mais de ne pas demeurer braqué dessus. Plus vous prendrez le temps de détailler la gentillesse avec laquelle une personne s’est arrêtée, vous a souri, a demandé de vos nouvelles, etc., plus vous sentirez monter en vous la joie métamorphosante de la reconnaissance. Une personne âgée qui avait entendu un enseignement sur la gratitude me racontait que, avant, elle ruminait intérieurement lorsqu’elle devait monter ses cinq étages sans ascenseur. Elle décida de voir les avantages qu’il y avait à habiter son appartement : « Plus de lumière, moins de bruit ! En plus, je peux voir la basilique du Sacré-Cœur ! ». Depuis, elle a cessé de ruminer et, lorsqu’elle reprend souffle à mi-hauteur, elle songe, pleine de reconnaissance, au spectacle qui l’attend !
Tertio, parcourir quotidiennement cet itinéraire, en prenant bien le temps de nommer en détail les dons qui me sont faits. Nous avons tous le souvenir de ces discours de fin d’année où le responsable du service, le manager se contente de remercier en général et nous ne faisons qu’attendre les petits-fours. Et nous nous rappelons avec émotion les moments où une personne nomme avec précision que nous lui avions rendu service à un moment important. Donc, chers amis, banissons de nos vies ces gratitudes creuses et bénissons au contraire avec des mots choisis : « Merci quand tu es resté un quart d’heure alors que tu avais tant à faire et que j’avais besoin d’être consolé ! » « Merci, mon Père, parce que cette parole dans l’homélie m’a permis de me rendre compte de ce point de conversion ! »
Pour terminer, écoutons le témoignage de la poétesse catholique Marie-Noël :
« Au temps où je voyais noir, je m’usais, après chaque journée, à fouiller et récurer ma conscience pleine de péchés.
Maintenant, je fais autrement mes comptes du soir. Je ne cherche plus mes taches, mais mes dettes. Je révise en mon cœur tout ce que j’ai reçu d’autrui au cours de la journée, toute cette menue bonté – ou grande – de l’homme qui m’a fait l’aumône en chemin, depuis le prêtre qui m’a dit la messe du matin (et pour la dire, Il m’a fait le sacrifice de sa vie) jusqu’à la bonne femme qui a cueilli dans son jardin, pour ma soupe, une poignée d’oseille.
Mes ‘bienfaiteurs’ de chaque instant, je les rappelle tous à moi dans ma prière d’avant le sommeil. […]
Pour eux tous, je chante mes Laudes du soir, mes litanies du Merci. Et, mes comptes faits, toutes choses en ordre, je m’endors doucement là-dessus, joignant dans mes mains pleines de peu, la Bonté de Dieu à la Grâce de l’homme.
Je crois bien que cet exercice de reconnaissance si confiant, si affectueux, doit faire plaisir à Dieu autant qu’à moi-même – bien plus que, jadis, mes fouilles de conscience – et si j’étais Mère Abbesse, ou simplement mère de famille, je l’enseignerais à mes enfants [2] ».
Pascal Ide
[1] Sainte Thérèse de L’enfant-Jésus et de la Sainte-Face, PN 5, Œuvres complètes (Textes et dernières paroles), éd. Jacques Longchampt, Paris, Le Cerf/DDB, 1992, p. 645.
[2] Marie Noël, Notes intimes, Paris, Stock, 1984, p. 262-263. Merci au père Jean-Baptiste Édart de m’avoir fait connaître ce superbe témoignage.