1) Introduction
Il existe un lien intrinsèque entre le temps et le don. Cela permettrait de renouveler la définition aristotélicienne du temps. Celui-ci est le nombre du mouvement selon l’avant et l’après. Or, chez l’homme (bien entendu il faudrait élargir à la cosmologie), le mouvement s’appelle action, actus humanus. Donc, le temps humain se comprendra en fonction de la manière dont l’homme agira.
Or, pour faire simple, m’inspirant de Pascal, Kierkegaard ou Blondel, je distinguerai trois sortes de temps : le temps de l’esthète, le temps de l’éthicien et le temps de l’homme religieux. Je voudrais explorer à chaque fois la manière dont l’action de ces types d’homme structurent le temps. En particulier, l’intention serait de montrer, en creux pour les types esthétique et éthique, en plein pour l’homme religieux, que le temps humain doit se comprendre à partir de son cœur profond, se déploie pleinement.
Ici, je vais étudier le temps de l’esthète. Le temps de l’éthicien sera branché sur le cœur, sera un temps de l’action qui jaillit du cœur, mais un cœur qui n’a pas pleinement conscience de son enracinement dans un don qui est à la fois antérieur, intérieur et supérieur, ce qui caractérise le temps de l’homme religieux.
Il y a donc trois types d’action : celui de l’absence d’action, celui de l’action jailli du don 2 (ou don à soi) qui n’est pas consciemment connecté au don 1 (ou don originaire) et celui de l’action religieusement dépendante du don 1. Et ces actions engendrent autant de temporalités différentes et d’affects.
2) Thèse
Le temps de l’esthète est celui de l’ennui qui est au fond un temps du non-agir. Autrement dit, l’ennui caractérise le temps de celui qui n’agit pas, de celui qui n’investit pas l’action de manière libre, de celui qui n’engage pas son cœur dans son action. L’ennui est ici considéré comme un affect, mais plus encore comme une manière de vivre.
Pour établir cette thèse, l’approche phénoménologique, la description de l’ennui semble être la meilleure méthode. Or, la littérature offre une ample moisson d’ennuyés : de la Julie de la Nouvelle Héloïse aux personnages de Tchékhov, en passant par le protagoniste peut-être le plus affligé par l’ennui qu’est Madame Bovary.
3) Preuve
Que devient le temps lorsque l’homme n’agit pas, lorsque l’homme s’ennuie ?
a) L’ennui comme absence d’occupation
De prime abord, l’ennui caractérise celui qui ne fait rien. Il est lié à l’absence d’occupation. Que la cause soit involontaire (langueur) ou volontaire (paresse), l’ennui est une carence en activité. Tchékhov le décrit à longueur de pages de ses pièces. C’est l’oisiveté qui livre les personnages de son théâtre à l’ennui. En effet, les héros sont des aristocrates russes ; or, aristocrates, ils sont par définition délivrés de toute tâche par leur domesticité et, russes, ils sont retenus dans leurs maisons par les rigueurs du long hiver. Comment dont ne pas en venir à s’ennuyer ? L’on se souvient des mots sur lesquels s’ouvre Platonov : « Alors ? – Rien… On s’ennuie doucement [1] ». Irina se plaint plus explicitement :
« Comme il est bon d’être un ouvrier qui se lève au petit matin et s’en va casser des pierres dans la rue, d’être un berger, ou un instituteur qui apprend l’abc aux petits, ou un mécanicien sur sa locomotive […] n’importe, pourvu qu’on travaille, et, mon Dieu, il vaut mieux être une bête, un bœuf, ou simplement un cheval, plutôt qu’une jeune femme qui se réveille à midi, prend son café au lit, puis fait sa toilette pendant deux heures […]. Ah, que c’est horrible [2] ! »
Ou Lopakhine dans La Cerisaie : « J’ai traîné avec vous tous ici, je suis épuisé à ne rien faire. Je ne peux pas vivre sans travailler, je ne sais quoi faire de mes bras ; c’est drôle, ils sont là à pendre, comme s’ils n’étaient pas à moi [3] ». Voilà pourquoi, comme le note Schopenhauer, l’ennui est « le tourment des classes supérieures [4] ». En effet, seules celles-ci ont du temps à perdre.
b) L’ennui comme absence de nouveauté
Mais l’ennui est-il véritablement lié à cette absence d’occupation ? N’est-il pas, plus profondément, lié à l’absence de toute nouveauté ? S’ennuie celui à qui rien n’arrive et qui, surtout, sait que rien n’arrivera jamais. L’existence est d’une monotonie sans fin. L’ennui naquit un jour de l’uniformité, dit le proverbe. Le temps de l’ennui est sans avenir ; son futur est engrisaillé, hypothéqué. Tolstoï décrit cet ennui avec une douloureuse lucidité dans Le bonheur conjugal : « Je commençai à trouver que la vie se répétait, qu’il n’y avait rien de nouveau [5] ». Plus loin : « Nous étions éternellement seuls, toujours identiques l’un en face de l’autre [6] ». Ailleurs : « Lorsque nous restions seuls, je n’éprouvais à ses côtés ni joie, ni émotion, ni trouble, comme si je restais seule avec moi-même […]. C’était mon mari que je connaissais comme moi-même. J’étais sûre de savoir tout ce qu’il allait faire, dire, quel air il allait prendre […]. Je n’attendais rien de lui [7] ». C’est aussi de cette manière que Flaubert décrit la vie de Madame Bovary : « Sa vie était froide comme un grenier dont la lucarne est au nord, et l’ennui, araignée silencieuse, filait sa toile dans l’ombre à tous les coins de son cœur [8] ». L’ennui est l’affect de celui pour qui le temps ne sera que la répétition du passé, pour qui « l’avenir était un corridor noir, et qui avait au fond sa porte bien fermée [9] ».
c) L’ennui comme absence d’action
Mais, là encore, a-t-on véritablement touché le fond de ce qu’est l’ennui ? Souvent nous nous trompons sur l’ennui, comme on se trompe sur l’angoisse ou le divertissement. On prend sa condition, tel ou tel objet, pour sa cause ou son être profond. « Il arrive que l’occasion de l’ennui passe pour la vraie raison de cet ennui, explique Vladimir Jankélévitch. En réalité cette raison est inventée pour les besoins de la cause. Il ne faut pas croire l’homme de l’ennui toutes les fois qu’il interprète sa mélancolie à l’éide de quelques motivation secondaire, toutes les fois qu’à un malaise diffus il prétend découvrir des causes assignables et strictement empiriques [10] ». Au fond, nous pensons que la cause de l’ennui est extérieure (absence d’occupation, absence de nouveauté), alors qu’elle est intérieure : c’est l’absence d’action, l’absence d’initiative. L’homme de l’ennui est l’homme qui n’a pas découvert qu’il est doté, doué d’un cœur, source jaillissante des initiatives.
L’ennui est l’affect de celui qui n’agit pas, qui garde en lui toute sa capacité d’action et ne la déploie pas. Michel Henry le dit de manière remarquablement claire : « L’ennui est […] la disposition affective en laquelle se révèle à soi-même l’énergie inemployée. Dans l’ennui à chaque instant une force se lève, se gonfle d’elle-même, se tenant prête, disposée à l’usage qu’on voudrait en faire. Mais que faire ? Je ne sais que faire [11] ». Cette proposition est singulièrement éclairée par la conception que se fait Henry de la vie comme auto-affection de soi. Nicolas Grimaldi confirme en creux cette conception de l’ennui. Il en fait le révélateur de la substance du temps ; or, s’opposant à la conception aristotélicienne du temps comme nombre du mouvement, il estime au contraire que le temps ne s’expérimente jamais mieux que dans l’absence de mouvement, comme écoulement pur, comme attente pure, au-delà de tout changement et de toute action ; c’est donc que l’ennui est aussi effacement de toute opération [12].
Là encore, la littérature possède des ressources. Parfois l’ennui prend la forme plus précise de l’absence d’amour à offrir. Or, aimer est l’acte par excellence. D’Yves Frontenac, François Mauriac disait : « Le repos, […] ne plus sentir que l’on aime… […] L’irrémédiable, […] c’est d’avoir perdu le refuge du néant [13] ».
4) Confirmations
Ce que la psychologie, à la limite l’éthique appelle ennui, c’est ce que la théologie spirituelle appelle l’acédie. L’acédie est la tristesse de celui que toute action dégoûte. Thomas d’Aquin parle d’un tædium vitæ. Il faudrait ici convoquer Bernanos.
L’analyse que fait Hegel des conséquences du stoïcisme le confirme. Celui-ci aspire à une sagesse et une vertu vides de tout contenu et de toute effectivité. Or, il n’engendre finalement qu’ennui [14]. C’est donc que l’ennui est l’affect de celui qui a renoncé à toute action. André Breton dit de même : « De plus en plus, nous sommes en proie à l’ennui, et […] si l’on n’y prend garde, ce monstre délicat nous aura bientôt fait perdre tout intérêt à quoi que ce soit, autrement dit nous aura privé de toute raison de vivre [15] ».
5) Objections
a) Première difficulté
Nous disons que l’ennui est le temps, la vie de celui qui n’agit plus. Pourtant, celui qui s’ennuie désire, attend quelque chose. « Au fond de son âme, cependant [Madame Bovary] attendait un événement [16] ».
Mais ne nous trompons pas : cette attente est purement passive. Elle n’est pas un mouvement du cœur ; elle ne surgit pas de l’intime. Elle n’est qu’une manière d’attendre sa vie de l’extérieur, et non de l’agir de l’intérieur.
b) Seconde difficulté
L’ennui est non pas le contraire du bonheur mais sa conséquence, son trop-plein. « L’ennui est le malheur du bonheur [17] ». C’est ce qu’exprime, avec la terrible lucidité dont ce grand connaisseur des profondeurs tourmentées de l’âme humaine qu’est Rouseau est capable, une lettre de Julie de Wolmar : « Je ne vois partout que sujets de contentement, et je ne suis pas contente ; une langueur secrète s’insinue au fond de mon cœur ; […] il lui reste une force inutile dont il ne sait que faire. Cette peine est bizarre, j’en conviens ; mais elle n’est pas moins réelle. Mon ami, je suis trop heureuse ; le bonheur m’ennuie. Concevez-vous quelque remède à ce dégoût du bien-être [18]? » Or, le bonheur est acte, plénitude, achèvement. Donc, l’ennui n’est pas une absence d’acte mais un dépassement de toute action ; il ne se situe pas en amont, mais en aval du dynamisme humain. L’ennui, c’est ce qui reste, lorsque j’ai éprouvé toutes les griseries de l’activité et que j’ai expérimenté qu’aucune comble.
On peut l’exprimer à partir de l’anthropologie du désir. Le désir est le moteur de l’action. Or, l’ennui survient quand tout désir a été comblé. « Je n’ai plus rien à désirer », écrit Julie. Et quelques pages plus tard : « Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! », dit Julie dans une lettre terrible de La Nouvelle Héloïse [19]. « Malheur » au sens propre : plus aucun bonheur n’est à espérer. Si l’on voulait être rigoureux, il faudrait distinguer deux sortes d’ennui : le premier est antérieur à tout désir ; c’est l’ennui du nonchalant, du paresseux que tout effort rebute, celui qui croit que le bonheur est un état. Mais l’ennui dont nous parlons est postérieur au désir : il caractérise la personne qui a traversé toutes les griseries de l’action, toutes les espérances de l’existence, voire qui a été comblé parce qu’on appelle la vie, notamment par l’amour, la communion (presque) sans nuage. L’ennui apparaît alors comme trop-plein, comme au-delà de l’action.
Je répondrai (et les Précieux se plaindront de ce que la réponse soit plus simple que la difficulté !) que l’action est finalisée, tend vers un objet. Or, il y a deux sortes de bien : finis et infini. Or, toutes les illustrations qui précèdent, tous les biens qui suscitent ennui et dégoût présentent ce point commun d’être transis de finitude et de contingence. Or, le fini est à l’égard de l’infini comme le non-être à l’égard de l’être. En ce sens, on peut dire qu’une action qui met son bonheur, sa finalité, son achèvement dans le fini, quand bien même ce serait le plus grand de tous, à savoir l’amitié humaine, n’est qu’une non-action, un non-être de bonheur. Voilà pourquoi, une nouvelle fois, l’ennui est le temps du non-agir. Blondel le démontre en détail à partir du hiatus jamais comblé entre volonté voulante et volonté voulue.
6) Conséquence
En ce sens, l’attitude de Gide relève du divertissement : il n’a pas encore compris qu’en préférant le désir au plaisir, le premier déçoit autant que le second. « Souvent, note Gide, lucide, escomptant sur mes lèvres avides l’épuisement trop prompt du plaisir, la possession me paraissait de moindre prix que la poursuite et j’en venais de plus en plus à préférer à l’étanchement la soif même, à la volupté sa promesse, à la satisfaction l’élargissement sans fin de l’amour [20] ». Et ailleurs : « Je vivais dans la perpétuelle attente, délicieuse, de n’importe quel avenir [21] ? » « Combien durerez-vous, attentes ? et finies, nous restera-t-il de quoi vivre [22] ? » Voilà pourquoi le divertissement, l’hédoniste du dilettante décrits par Pascal ou les auteurs ne constituent qu’un effet de l’ennui, non son essence. Comme le dit André, un personnage des Trois sœurs : « Pour que les ennuis ne les abrutissent pas définitivement, ils mettent de la diversité dans leur vie avec des potins infâmes, de la vodka, des cartes, de la chicane […] et les femmes trompent leurs maris, et les maris mentent, et font comme s’ils ne remarquaient rien, n’entendaient rien [23] ».
7) Conclusion
L’ennui est le repoussoir par excellence pour comprendre ce qu’est le temps, l’histoire dans laquelle la personne est appelée à s’inscrire. De même que le mouvement est premier (ontologiquement et non point chronologiquement) par rapport au temps, de même l’action humaine précède-t-elle son histoire et sa mise en récit. Or, l’action puise son dynamisme dans la rythmique du don. De même, le temps s’explicite et explicite ce que sont le don et son organe spirituel, le cœur.
Pascal Ide
[1] Anton Tchekhov, Platonov, acte I, scène 1, dans Œuvres. 1. Théâtre. Récits 1882-1886, trad. Elsa Triolet et al., coll. « Bibliothèque de la Pléiade » n° 197, Paris, Gallimard, 1967, p. 13.
[2] Id., Les trois sœurs, acte I, p. 424.
[3] Id., La Cerisaie, acte IV, Ibid., p. 550.
[4] Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, L. IV, ch. 57, trad. Auguste Burdeau, Paris, p.u.f., 1966, p. 396.
[5] Léon Tolstoï, Le bonheur conjugal, dans Souvenirs et récits, trad. Sylvie Luneau et al., coll. « Bibliothèque de la Pléiade » n° 149, Paris, Gallimard, 1960, p. 648.
[6] Ibid., p. 649.
[7] Ibid., p. 666.
[8] Gustave Flaubert, Madame Bovary, dans Œuvres complètes, tome 1, éd. Albert Thibaudet et René Dumesnil, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » n° 36, Paris, Gallimard, 1951, p. 332.
[9] Ibid., p. 348.
[10] Vladimir Jankélévitch, L’aventure, l’ennui et le sérieux, coll. « Présence et pensée », Paris, Aubier Montaigne, 1963, p. 74.
[11] Michel Henry, La barbarie, Paris, Grasset, 1987, p. 191.
[12] Cf. Nicolas Grimaldi, Ontologie du temps. L’attente et la rupture, coll. « Questions », Paris, p.u.f., 1993, p. 61-78.
[13] François Mauriac, Le mystère Frontenac, coll. « Le livre de poche » n° 359, Paris, Grasset, 1933, p. 234.
[14] Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, trad. Jean Hyppolite, Paris, Aubier, tome 1, p. 171.
[15] André Breton, « Francis Picabia », dans Les pas perdus, coll. « Soleil » n° 263, Paris, Gallimard, 1969, p. 125-126.
[16] Gustave Flaubert, Madame Bovary, p. 348.
[17] Vladimir Jankélévitch, L’aventure, l’ennui et le sérieux, p. 80.
[18] Jean-Jacques Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, 6ème partie, lettre VIII, Œuvres complètes, tome 2, éd. Bernard Gagnebin et Marcel Raymond, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1964, p. 694.
[19] Ibid., p. 689 et p. 693.
[20] André Gide, Les nouvelles nourritures, L. III, dans Romans. Récits et sorties. Œuvres lyriques, éd. Maurice Nadeau, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » n° 135, Paris, Gallimard, 1958, p. 281.
[21] Les nourritures terrestres, dans Romans…, p. 185.
[22] Ibid., p. 159.
[23] Anton Tchekhov, Les trois sœurs, acte IV, p. 485.