L’amour comme relation interpersonnelle
Nous avons vu que le pape expose une théologie de l’amour comme don et communion. Or, le don et la communion sont des réalités interpersonnelles ; ils supposent la présence de plusieurs personnes : celle qui donne, celle qui reçoit, donc celles entre lesquelles se vit l’échange. Ainsi, Benoît XVI élabore une théologie de la personne et de l’interpersonnalité.
1) Primat de la personne
En continuité avec les papes antérieurs, notamment Paul VI et Jean-Paul II, Benoît XVI ne manque pas une occasion de souligner « la valeur incomparable et le caractère central de la personne humaine [1] ». Le signe, autant que la conséquence immédiate, de cette valeur est le respect inconditionnel [2] due à la personne [3], cela en de nombreux champs de l’activité humaine. Par exemple : dans l’éducation – que le « système éducatif […] reconnaisse le primat de l’homme en tant que personne, ouverte sur la vérité et le bien [4] » –, dans la science – « que chaque nouvelle découverte scientifique puisse servir au bien intégral de la personne, dans le respect constant de la sa dignité », demandait Benoît XVI lors d’un colloque de bioéthique [5] – dans le domaine du travail – « C’est la personne qui est [6] » – et, plus généralement dans la vie sociale – « la personne humaine doit être au centre de toute la vie sociale [7] » – et économique – « Dans un contexte de libéralisme économique […], la référence ultime de toute activité humaine ne peut être que l’homme, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu [8] ».
L’importance de premier plan accordée à la personne s’inscrit dans la continuité du primat que Benoît XVI accorde au concret (cf. 2e partie, chap. 2). Le discours, s’il ne peut se passer de principes abstraits, portera toujours au terme sur ce qui est, sur le concret ; or, la réalité concrète par excellence, est la personne humaine : « Le principe est réel seulement dans la personne [9] ». Nous avons aussi vu plus haut que le pape actuel liait étroitement connaissance et amour : le savoir en question porte sur des êtres humains et l’on ne peut jamais approcher le mystère d’une personne qu’en l’aimant. Mais la raison première de cette perspective personnaliste est théologique. Dans une allocution improvisée aux prêtres et aux diacres du diocèse de Rome, Benoît XVI rappelait un mot du théologien allemand Guardini : « Romano Guardini, il y a soixante ans, a dit à juste titre que l’essence du christianisme n’est pas une idée mais une Personne [10] ».
Or, la personne se présente avant tout, pour l’actuel Pontife romain, comme un être en relation. Alors que toute une longue tradition théologique remontant à Boèce a souligné l’identité substantielle de la personne [11], Benoît XVI n’emploie presque jamais le terme « substance », ainsi que nous le reverrons. Il préfère insister sur l’ouverture et la capacité relationnelle, sans d’ailleurs exclure le fondement substantiel : « Comme je l’avais souligné lors de ma conférence sur la nouvelle Alliance, donnée devant votre Académie en 1995, la personne humaine est », affirme Benoît XVI aux membres de l’Académie des sciences morales et politiques de Paris [12]. À cette occasion, le pape rappelle qu’il avait partagé cette conviction douze ans auparavant, le 13 janvier 1992, lors de son discours à l’occasion de son élection comme associé étranger au fauteuil laissé vacant par le décès d’Andreï Sakharov. Si la personne est être en relation, elle n’existe donc que dans la communion avec d’autres hommes. En cela, on l’a dit, le pape actuel rejoint une des intuitions clés de son prédécesseur. De fait, la théologie du pape contemple la relation interpersonnelle dans chacun des mystères du christianisme, singulièrement le Christ, la Trinité, l’Église, l’Eucharistie.
2) La rencontre avec le Christ
Le Christ est celui que l’on rencontre ou plutôt celui qui se laisse rencontrer. En effet, presque toujours, il prend l’initiative de ce rendez-vous. Or, la rencontre est l’un des lieux par excellence où se concrétise la relation interpersonnelle. Un fait est significatif. Depuis le pape Paul VI, le pape donne le mercredi sur la place Saint-Pierre un enseignement sur un thème donné. Et Jean-Paul II avait développé, depuis cinq années, un long cycle d’audiences sur les psaumes et les hymnes du Nouveau Testament. Benoît XVI l’a achevé pendant presque onze mois, puis a décidé d’en commencer un nouveau portant sur le « mystère de la relation entre le Christ et l’Église [13] ». Or, il explique ce mystère non pas en général, de manière abstraite, mais à travers les portraits des différents Apôtres, autrement dit par la description des la vie et les paroles de personnes réelles. La personne est donc bien au cœur de la méditation du pape. De fait, expliquant le dessein de son cycle de catéchèses, Benoît XVI souligne sa perspective personnaliste : « l’Église existe dans les personnes ». Elle existe d’abord en et par ceux à qui « le Seigneur a confié […] l’Église, aux douze Apôtres. À présent, nous voulons les voir un par un, pour comprendre à travers les personnes ce que signifie vivre l’Église, ce que signifie suivre Jésus [14] ». D’ailleurs, les douze Apôtres se caractérisent en que leurs vies trouvent leur origine dans une rencontre, la rencontre du Christ d’avant Pâques. Un jour, les pas de Dieu ont croisé les pas de l’homme : « L’aventure des Apôtres commence comme une rencontre de personnes [15] ».
3) La Sainte Trinité, communion entre les Personnes divines
Nous avons vu que Benoît XVI pensait le mystère divin à partir de l’amour. Mais il va plus loin : il contemple l’amour divin comme une relation d’amour entre les Personnes divines, autrement dit comme une relation interpersonnelle : « en Dieu existent un Moi et un Tu. Le Dieu mystérieux n’est pas une infinie solitude, Il est un événement d’amour [16] ». Le pape précise dans la même très riche méditation sur l’Esprit Saint : Dieu « est Amour. Il existe le Fils, qui parle avec le Père. Et tous les deux sont une seule chose dans l’Esprit qui est, pour ainsi dire, l’atmosphère du don et de l’amour qui fait d’eux un Dieu unique ». Voire, il va jusqu’à affirmer qu’il y a « un dialogue, pour ainsi dire, à l’intérieur de Dieu, qui nous est rapporté par la Lettre aux Hébreux, quand il est dit que les paroles du Psaume 40 sont devenues comme un dialogue entre le Père et le Fils – un dialogue dans lequel commence l’incarnation. Le Fils éternel dit au Père : (He 10,5-7 ; cf. Ps 40,6-8) [17] ».
Toutefois, à trop souligner que Dieu est communion d’amour, l’on pourrait s’inquiéter d’une opposition entre l’unique essence et les Personnes ; à affirmer que l’Esprit opère l’unité en Dieu, on pourrait craindre une distension de l’unité divine. Benoît XVI prévient l’objection en affirmant dans la même homélie des premières Vêpres de Pentecôte 2006 : « Cette unité d’amour, qui est Dieu, est une unité beaucoup plus sublime que ne pourrait l’être l’unité d’une dernière particule indivisible. Le Dieu trine est précisément le seul et unique Dieu ». Ainsi, l’affirmation de l’homélie à la messe au Sanctuaire d’Altötting elle aussi rapportée ci-dessus présente deux précautions qui sont plus qu’oratoires. La première atténue la portée du propos de manière générale : « pour ainsi dire ». La seconde limite l’extension du dialogue à l’action de Dieu pour l’homme, sans préjuger de ce qu’il en est de la vie intime de la Trinité : « un dialogue dans lequel commence l’incarnation ».
Une autre crainte pourrait se lever : éclairer la Trinité à partir des relations interpersonnelles ne risque-t-il pas de donner l’illusion que nous en avons une vision sinon surplombante ou exhaustive, du moins intime ? Ne risquons-nous pas de penser la relation entre les Personnes divines de manière très anthropomorphique ? En réalité, l’interpersonnalité humaine sauvegarde la transcendance de la vie trinitaire. Benoît XVI ne peut oublier le mot profond de son maître Augustin : « Si tu comprends, ce n’est pas Dieu [18] ». Il est significatif qu’il use abondamment du terme « mystère » [19]. Et il le rend, mais très rarement, par son équivalent latin sacramentum, « Sacrement » [20]. Ce mot présente, chez le pape, comme dans la tradition patristique, une signification presque exclusivement théologique. On le trouve associé aux différents aspects de la Révélation chrétienne : Dieu – « le mystère de Dieu [21] », « le mystère même de Dieu, amour trinitaire [22] », « le mystère de l’amour miséricordieux de Dieu [23] » –, la venue dans la chair – « le mystère de l’Incarnation [24] », le « mystère de Noël [25] » –, la Rédemption accomplie par le Christ – « le mystère de la Croix [26]« ou le « Mystère pascal [27] » – et accueilie dans l’Église – « le mystère de l’Église [28] » – et par l’homme appelé au salut, dans « le mystère de l’histoire [29] » –. Enfin, avec une majuscule, il désigne, singulièrement, le mysterium fidei (le mystère de la foi) qu’est l’Eucharistie – « le Mystère eucharistique », est-il dit au début de l’exhortation apostolique sur ce sacrement [30].
Pascal Ide
[1] Discours à Son Excellence M. Ali Abeid A. Karum, Ambassadeur de Tanzanie près le Saint-Siège, jeudi 1er décembre 2005.
[2] Les termes « respect », « respecter » se rencontrent plus de 520 fois dans l’œuvre de Benoît XVI.
[3] Le vocable « personne » est utilisé plus de 2.100 fois, cela, dans le sens de « personne humaine ».
[4] Angélus du dimanche 30 octobre 2005.
[5] Discours aux participants à la vingtième Conférence internationale de l’Académie Pontificale de la vie, sur le génome humain, samedi 19 novembre 2005.
[6] Discours aux dirigeants des Associations chrétiennes des travailleurs italiens, vendredi 27 janvier 2006. Cite Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, n° 271.
[7] Discours à Son Excellence M. Moukhtar Wawa Dahab, Ambassadeur du Tchad près le Saint-Siège, à l’occasion de la présentation des lettres de créance, jeudi 18 mai 2006.
[8] Message aux participants au neuvième forum international des jeunes, Rocca di Papa, 28-31 mars 2007. Juste avant de parler de la « référence ultime », Benoît XVI parlait de « la dignité de la personne ».
[9] Joseph Ratzinger, La fille de Sion. Considérations sur la foi mariale de l’Église, trad. Sophie Binggeli, Paris, Parole et Silence, 2002, p. 43.
[10] Allocution à la Basilique Saint-Jean-de-Latran, vendredi 13 mai 2005.
[11] « La personne est la substance individuelle de nature rationnelle » (Boèce, De duabus naturis, PL 64, col. 1343. Cf. la toute récente traduction : Contre Eutychès et Nestorius, III, 1, in Traités théologiques, trad. Axel Tisserand, Paris, GF Flammarion, 1999, p. 75).
[12] Discours aux membres de l’Académie des sciences morales et politiques de Paris, samedi 10 février 2007.
[13] Audience générale, mercredi 15 mars 2006.
[14] Audience générale, mercredi 17 mai 2006.
[15] Audience générale, mercredi 22 mars 2006. Benoît XVI commente ici Jn 1,38-39.
[16] Homélie des premières Vêpres lors de la veillée de Pentecôte et de la rencontre avec les mouvements ecclésiaux et les communautés nouvelles, samedi 3 juin 2006.
[17] Homélie de la messe au Sanctuaire d’Altötting, lundi 11 septembre 2006.
[18] « Si comprehendis, non est Deus » (S. Augustin, Sermo 117, n° 3, PL 38, 663). « Si tu as pu comprendre, tu as compris autre chose que Dieu. Si tu crois l’avoir compris, tu es le jouet de tes propres pensées » (Sermo 52, n° 16, PL 38, 360).
[19] On le trouve près de 600 fois dans ses interventions.
[20] Par exemple, à propos d’Ép 5,21-33 : « Le mariage chrétien […] est, comme le dit saint Paul, la concrétisation sacramentelle de ce qui a lieu dans ce grand Mystère. Ainsi, nous devons sans cesse ré-apprendre ce lien entre la Croix et la Résurrection, entre la Croix et la beauté de la Rédemption, et nous insérer dans ce Sacrement » (entretien improvisé avec les prêtres du diocèse d’Albano, jeudi 31 août 2006, réponse au Père Pennazza). Le pape emploie le terme ainsi orthographié avec une majuscule presque 220 fois.
[21] 30 occurrences.
[22] Sacramentum caritatis, n° 7.
[23] Angélus du deuxième dimanche de Pâques 23 avril 2006.
[24] 15 occurrences.
[25] 14 occurrences.
[26] 21 fois, dont Deus caritas est, n° 10, § 1.
[27] 32 fois.
[28] 10 fois.
[29] 11 fois.
[30] Sacramentum caritatis, n° 1.