Tournons-nous vers un domaine de prime abord bien étranger à l’amour-don : la logique classique. Pourtant, tentons une telle relecture à propos d’un outil emblématique : le syllogisme. Par deux voies complémentaires.
Le syllogisme ou l’intégration de la cascade dans la boucle
Le syllogisme est pris entre deux grandes interprétations, celle de son fondateur, Aristote (le stoïcisme n’en ayant pas touché la structure fondamentale), et celle de Hegel qui en a donné une signification totalement nouvelle – mais peut-être aurait-il fallu plutôt faire appel à cet article de Blondel publié de manière posthume sur la logique aristotélicienne ?
On le sait, dans sa théorie de la science, Aristote a montré que le syllogisme permettait d’unir deux propositions en une troisième qui en est la conclusion. En fait, pour comprendre ce raisonnement, il faut descendre encore d’un cran dans l’analyse : les énoncés sont eux-mêmes composés de concepts qui doivent être d’abord unis avant d’être recomposés dans les prémisses du syllogisme. Nous préciserons ces points plus loin.
Si Hegel rend hommage au travail de son illustre prédécesseur, n’hésitant pas à lui emprunter le terme même dont il a élaboré la théorie, syllogisme, il lui reproche d’être une œuvre de l’entendement (Vestandt) et non de la raison (Vernunft). En effet, chez le Stagirite, les propositions composant le raisonnement sont juxtaposées du dehors. Au mieux, elles sont ordonnées en fonction du degré d’universalité des termes les composant et sont articulées par les conjonctions de coordination qui jouent le rôle de foncteurs. Mais elles sont ajoutées l’une après l’autre. Un signe en est que, une fois la conclusion posée, les prémisses peuvent disparaître ; rien dans la formulation de l’hypothèse (énoncée) devenue thèse (démontrée et donc conclusion) ne fait mémoire du chemin parcouru et n’atteste le travail du concept.
Sans entrer dans le détail, qui relèverait d’une logique édifiée à la lumière de l’être-amour et du logos-amour, nous tenterons toutefois d’adopter le point de vue synthétique, sursomptif caractéristique de la méthode par intégration des apories. Nous retiendrons d’Aristote que le syllogisme est un outil logique et donc n’en ferons pas d’abord une articulation logico-ontologique. Nous retiendrons de Hegel son souci d’articuler intimement les composantes du syllogisme et donc de faire du moyen terme non pas un intermédiaire, mais un médiateur qui est conservé, nié et intègré sous la forme supérieure de la conclusion.
Partons de deux acquis de la logique aristotélicienne. Le premier concerne la deuxième opération de l’esprit : dans l’énoncé, le prédicat détermine le sujet. Peu importe ici que celui-la soit plus ou aussi universel que celui-ci, peu importe aussi le type de prédicabilité, le propre du prédicat est de dire ce qu’est le sujet. Le second concerne en propre la troisième opération. C’est sur le moyen terme que repose toute la puissance démonstrative du syllogisme. En effet, c’est sur lui que repose la jonction entre petit terme et grand terme. Comment dès lors ne pas joindre ces deux acquis selon la bien nommée logique de la communication qui n’est autre que celle de la donation ? Nous dirons donc que, dans un syllogisme, le grand terme (prédicat de la problématique) se communique au moyen terme qui lui-même se communique au petit terme (sujet de la problématique).
Ce que nous venons de dire du point de vue des Premiers analytiques (la logique formelle) est confirmé par les Seconds analytiques (la logique matérielle). En effet, dans sa théorie de la science, Aristote établir que la puissance de la démonstration se fonde sur la causalité : la certitude notifie la science ; or, seul le « pourquoi », précisément la cause prochaine, éclaire et offre à l’intelligence l’évidence du lien unissant deux concepts. Et c’est le moyen terme qui énonce la cause unissant les deux termes de la problématique. Puisque, en son essence, la causalité est communication, derechef, le syllogisme s’éclaire à la lumière de la dynamique du don.
Enfin, ce qui fut exposé du point de vue extérieur de l’objet logique est confirmé par le vécu intérieur de l’acte qui le met en œuvre : l’invention du moyen terme qui, répétons-le, constitue le cœur brûlant du syllogisme. Cette découverte peut se faire de deux manières. La première est une étude simultanée ou successive du grand terme et du petit terme à la recherche du terme commun qui les nit. La seconde part d’un des deux concepts composant la problématique pour rejoindre le suivant. Or, nous venons de le dire, les termes se comportent comme les acteurs de la dynamique du don. Dès lors, comment ne pas voir dans ces deux modalités de la découverte l’équivalent des deux points de vue portés sur la dynamique du don : unitaire (personnel) et biunitaire (interpersonnel) ? Sans pouvoir ici l’établir, la logique classique ne traite pas directement de la troisième dynamique que nous avons qualifiée de trinitaire, et qui est liée à la circulation du pneuma d’amour.
Une double difficulté permettra d’introduire notre sujet qui est la loi d’intégration de la cascade dans la boucle. Un aristotélicien objectera d’abord que la logique du syllogisme comporte trois termes, alors que celle de l’amour unit deux personnes, le donateur et le récepteur. De plus, un hégélien pourrait contredire : notre interprétation ne concède-t-elle pas trop au moyen terme qui, dans sa synthèse, nie la médiation ?
Nous répondrons au contradicteur aristotélicien que le syllogisme ne correspond pas à la relation interpersonnelle d’un concept donateur à un concept récepteur, mais à une double connexion engrénée, donc à une cascade. Mais il faut dire plus, et ici nous nous tournons vers le disciple de Hegel. La conclusion, elle, permet de boucler le syllogisme en lui offrant l’unité attendue. Par conséquent, elle intègre la cascade dans la boucle. Et, de même que dans cette boucle intégrative, dans ce reditus, chacune des personnes est honorée pour elle-même, de même cette nouvelle vision du syllogisme permet de sauvegarder toute la puissance synthétique du moyen terme.
Ainsi, réinterprétée dans le cadre de la communication dative, le syllogisme aristotélicien, lorgnant vers le syllogisme hégélien, est une illustration privilégiée de la loi d’intégration de la cascade dans la boucle.
Le moyen terme ou la crise en logique
Le syllogisme illustre une autre grande loi de l’amour, précisément une des lois du drame que traverse tout amour. La crise qui décompose le lien et déchire les personnes est, si elle surmontée, promesse d’une recomposition plus haute et d’une communion plus forte.
En effet, vu du dehors et superficiellement, le syllogisme semble être l’articulation de deux prémisses afin d’établir une conclusion. Vu de plus près, il agence ces propositions en fonction du degré d’universalité et du mode d’affirmation des concepts qu’elles unissent. Mais il nous faut encore plus nous approcher et surtout rendre dynamique le schéma pour en comprendre la logique (sic !) profonde.
Pour cela, partons d’une difficulté en nous aidant de la théorie hindoue du syllogisme. Elle procède non pas en trois énoncés, mais en quatre (peu importe ici le cinquième qui n’est que l’ajoute accidentel d’un exemple). En l’occurrence, dans cette formulation, le syllogisme commence par l’énoncé de la thèse ; puis elle est suivie par le syllogisme s’achevant par la conclusion, qui est donc identique à la proposition de départ. N’y a-t-il pas répétition inutile ? Aristote n’a-t-il pas bien fait de faire jouer le principe d’économie ?
En fait, il y a deux manières de considérer le syllogisme : ou en son essence abstraite, ou en son exercice concret. Or, du premier point de vue qui est celui adopté par Aristote, l’essence du syllogisme réside bien dans la configuration admirable des trois propositions. Mais du second point de vue qui est celui adoptée par la philosophie hindoue, le syllogisme est considéré non plus comme un objet, comme un résultat, mais comme l’acte du sujet raisonnant. Et comme celui-ci s’inscrit dans une histoire vivante, il envisage la genèse du raisonnement. Or, le point de départ est toujours une thèse. Et, en l’occurrence, une thèse qui n’est pas évidente par elle-même, donc une thèse appelant une démonstration. Ainsi, le syllogisme hindou est comme un condensé d’histoire : il commence par le point de départ où la thèse n’est encore qu’une hypothèse à démontrer et il finit par le point d’arrivée où l’hypothèse est transfiguré par la lumière de la cause en une thèse désormais certaine. Donc, même si matériellement, les énoncés sont identiques, ils sont vécus (phénoménologiquement) tout différemment par le raisonneur : le premier est encore transi de doute, le dernier est illuminé par la certitude. Entre la première et la dernière formule, il n’y va donc pas que de la différence pratique entre ce qui est premier dans l’intention et ce qui est dernier dans l’exécution, il y va, au ras même d’une logique vivante, comme celle que, dans un texte publié de manière posthume, Blondel rêvait d’élaborer, de la distinction entre la question qui inquiète l’esprit, mobilise ses énergies et le met en chemin rationnel, et l’affirmation finale, riche de sa recherche patiente (au double sens du terme), où l’intelligence se repose dans le gaudium de veritate.
Fort de cette première analyse, toujours soucieux d’injecter de la vie et donc de l’histoire dans les rouages trop froids et trop abstraits de la logique, allons plus loin en nous penchant maintenant sur l’établissement du moyen terme. Comment le chercheur de vérité opère-t-il face à la thèse qu’il interroge ? Comment savoir si elle est vraie ? Il la retourne dans tous les sens, la compare avec d’autres, éventuellement cherche des autorités la confortant. Mais, ce faisant, il va s’apercevoir que, le plus souvent les penseurs qui l’ont précédé se sont divisés, certains l’affirmant, d’autres l’infirmant. Il peut comparer les arguments, voire les lister. Mais il demeure encore extérieur à sa question. S’il veut trouver la vérité, il n’a qu’une seule méthode. Paradoxale : briser, détruire la thèse ! C’est de la mort de cette question à laquelle il tient parfois plus que sa vie qu’il pourra voir naître la vie plus haute de la lumière, c’est-à-dire de la démonstration. Ce qui, de nouveau, pourrait sembler une rhétorique inutilement romantique exprime, de manière analogique et non pas métaphorique, le processus qu’il traverse. En effet, la seule voie possible d’accès à la démontration est d’analyser la thèse, c’est-à-dire, au sens étymologique, de la décomposer en ses concepts. Mais il faut aller encore plus loin, ces concepts, le sujet et le prédicat, encore trop confus (au sens aristotélicien) contiennent en germe le moyen terme qui permettra d’opérer leur épithalame. Or, Simone Weil l’a montré de manière dense, mais géniale, la décomposition prépare la recomposition, le catabolisme du végétal est le métabolisme de l’animal. Il est nécessaire que la synthèse encore imparfaite de l’hypothèse se dissolve pour qu’apparaisse la synthèse supérieure de la thèse. L’automne de l’analyse, qui se poursuit parfois par le long hiver des membra disjecta que sont ici les concepts épars, prépare le printemps de la synthèse supérieure où fleurira le syllogisme qui lui-même fructifiera dans la lumière de la thèse enfin démontrée qui se cueille et se savoure dans le plein été de la contemplation. Ainsi, la quête du moyen terme qui est l’histoire même du syllogisme pratiqué vérifie cette loi dative que le Christ a énoncée dans sa parabole la plus brève, mais pas la moins signifiante : « Si le grain de blé ne tombe en terre, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit » (Jn 12,24).
Ainsi, le syllogisme naît de la puissance d’analyse et de synthèse de ses différents termes. Illustrant la loi dramatique de l’amour, la discipline logique entre donc dans l’induction scalaire comme l’un de ses degrés. Parler de crise en logique relève non de la pieuse métaphore, mais de l’analogie la plus stricte.
Pascal Ide