Nous pensons souvent que la tendresse est une qualité plus féminine que masculine : entre elles, les femmes échangent volontiers des signes affectueux, se touchent, se complimentent, s’embrassent, n’hésitent pas à rectifier la coiffure ou le vêtement. Non seulement les hommes ne sont pas habitués à une telle proximité, mais la suspecteraient, même de la part d’un ami.
Pourtant, le plus bel exemple de tendresse que nous offre l’Antiquité ne provient pas d’une femme, mais, du « bouillant Achille », lors de sa rencontre avec le vieillard Priam, roi mythique de Troyes. L’on sait combien le chef des Mirmidons est ombrageux et violent. On pourrait le croire dénué de tout sentiment, s’il n’avait cette amitié pour Patrocle. Et justement, le Grec vient de se venger de la mort de son ami tué par Hector, fils de Priam. Il l’a vaincu en combat singulier et, dans sa rage, il est allé jusqu’à mutiler le cadavre du Troyen.
Pour récupérer le corps de son fils, avec un noble courage, Priam s’introduit déguisé et protégé par Hermès, dans le camp des Grecs. Il tombe aux pieds du meurtrier de son fils. En larmes, le roi de Troyes lui parle des liens attachant parents et enfants. Contre toute attente, Achille se met à son tour à sangloter. Dans une intense émotion, les larmes se mêlent.
Ce n’est pas tout. Achille se redresse, prend la main de Priam et l’aide doucement à se relever. Puis il lui remet le cadavre d’Hector et, faisant à nouveau preuve de délicatesse et de tendresse, il s’inquiète de savoir si le poids du corps n’est pas trop grand pour ce frêle vieillard. Alors, les deux ennemis (mais le sont-ils encore ?) se regardent avec admiration : « Priam, le Dardanide [le fils de Dardanos], admire Achille : qu’il est grand et beau ! On croirait voir un dieu ! Achille admire aussi Priam le Dardanide pour sa prestance noble et ses sages paroles [1] ».
Qui oserait nier la masculinité de ces guerriers à la combativité et à la bravoure exemplaires ? Nous savions avec le travail de Jacqueline Kelen que le chevalier ou le samouraï cultivent la délicatesse [2]. Nous apprenons ici que la tendresse n’est en rien l’ennemi de la virilité. Homère a attendu le dernier chant de l’Iliade pour nous révéler la sensibilité d’Achille aux pieds légers. Son héros ne se contente pas, sous l’inspiration de sa mère, de désarmer son amertume, il manifeste, de sa propre initiative, son émotion, sa compassion et sa tendresse.
Pascal Ide
[1] Homère, Iliade, chant xxiv, trad. Robert Flacelière, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1955, p. 530.
[2] Cf. Jacqueline Kelen, L’éternel masculin. Traité de chevalerie à l’usage des hommes d’aujourd’hui, Paris, Robert Laffont, 1994.