Le don selon Romano Guardini : un germe qui ne demande qu’à être réchauffé

Dans un bref texte, le théologien allemand Romano Guardini  offre un profond regard de sagesse sur l’amour-don, en évoquant différentes lois fondamentales :

 

« Jésus a révélé le nom du Père aux disciples, à ces hommes qui lui ont été donnés. Il leur a dit qu’il était envoyé par le Père et ils l’ont cru. Il leur a dit sa parole qui est vérité vivante. Il leur a communiqué la gloire que le Père lui a confiée. Il leur a donné son amour. Tout cela est vrai et cependant, ils sont ce qu’ils sont. Il faut donc penser que ces trésors qu’il leur a donné sont en eux comme un germe au sein de la terre, à leur insu. Malgré leur incompréhension et leur lâcheté, tout cela est dans les disciples, tout ce miracle de la grâce toute-puissante. Quand, après le départ du Seigneur, l’Esprit viendra, son feu réchauffera le germe et fera lever la semence. Alors, leur vouloir et leur savoir humains croîtront de pair avec cette réalité divine que le Seigneur a déposée eu eux. Jusque-là, elle était en eux, alors qu’ils étaient eux-mêmes ailleurs. Alors, elle sera en eux et ils seront en elle. Alors, ils croiront et rendront témoignage sans savoir comment ils ont reçu cette grâce suprême d’être portés par-dessus l’abîme ténébreux. Alors s’accomplira ce mystère de l’union ineffable dont parle la prière sacerdotale, et qui exprime ce ‘nous’ qui unit le Père, le Fils et l’Esprit dans la connaissance et l’amour. Il n’y a qu’une vie, qu’une vérité et qu’un amour et cependant trois personnes vivantes, vraies, aimantes [1] ».

 

Un problème se pose. D’un côté, Jésus bénit ses Apôtres à profusion. En effet, non seulement, il donne de multiples bienfaits, mais il se donne. Autrement dit, il évoque la loi d’autocommunication : à travers les dons, c’est le Donateur lui-même qui se donne : « Jésus a révélé le nom du Père aux disciples, à ces hommes qui lui ont été donnés. Il leur a dit qu’il était envoyé par le Père et ils l’ont cru. Il leur a dit sa parole qui est vérité vivante. Il leur a communiqué la gloire que le Père lui a confiée. Il leur a donné son amour ». Mais, de l’autre, les bénéficiaires ne semblent en rien être transformés par ces dons, que l’on peut se demander si ces dons ont été véritablement reçus : « Tout cela est vrai et cependant, ils sont ce qu’ils sont », c’est-à-dire pécheurs et assoupis. Guardini parlera de « leur incompréhension et leur lâcheté ».

Comment concilier ces deux assertions apparemment contradictoires ? En affirmant que, au point de départ, Dieu donne une semence ou un germe ; et qu’il appartient à l’homme, dans sa coopération avec Dieu, de le faire fructifier. Autrement dit, la loi d’autodonation doit être complétée par une loi de germination.

Le germe permet de résoudre l’aporie redoutable de l’être et du néant. En effet, soit l’on dit que Dieu n’a rien donné aux Apôtres, et l’on annule son don et fait mentir le Donateur. Soit l’on dit que Dieu a donné, mais c’est alors faire violence au cœur de l’homme qui est incapable de recevoir, voire s’y oppose par son péché. Entre le tout de l’être et le rien du néant, il n’y a qu’une voie, le quelque chose du germe ou de la semence : « Il faut donc penser que ces trésors qu’il leur a donné sont en eux comme un germe au sein de la terre, à leur insu. Malgré leur incompréhension et leur lâcheté, tout cela est dans les disciples, tout ce miracle de la grâce toute-puissante ». Ce germe se caractérise par plusieurs caractéristiques : c’est un véritable don (« ces trésors qu’il leur a donné », « ce miracle de la grâce toute-puissante ») ; il est indépendant du mérite du récepteur, voire de sa capacité à recevoir, puisqu’il est pécheur ; il est intérieur (« en eux », « au sein de la terre ») ; il est caché, secret (« à leur insu »).

Dès lors, le germe doit se développer et fructifier. La loi de germination s’épanouit en loi de fructification. Comment la semence se transforme-t-elle ? « Quand, après le départ du Seigneur, l’Esprit viendra, son feu réchauffera le germe et fera lever la semence. Alors, leur vouloir et leur savoir humains croîtront de pair avec cette réalité divine que le Seigneur a déposée eu eux. Jusque-là, elle était en eux, alors qu’ils étaient eux-mêmes ailleurs. Alors, elle sera en eux et ils seront en elle ». Guardini précise d’abord que la finalité de cette action pneumatique est le développement du germe : « son feu réchauffera le germe et fera lever la semence ». Ensuite, il explicite la cause efficiente qui est double : incréée, l’Esprit, et créée, l’esprit humain, c’est-à-dire la volonté et l’intelligence (« leur vouloir et leur savoir humains »). Et la première ne peut agir sans la coopération de la seconde. Ce faisant, le bénéficiaire se trouve donc honoré : non seulement parce qu’il porte lui-même le fruit, mais parce qu’il collabore à sa fructification. L’on notera en passant que, reprenant les différentes caractéristiques de la semence, Guardini convoque la loi d’induction analogique et mobilise l’exemple de la nature : « un germe au sein de la terre ». Même le péché est comparé à la froideur : « son feu réchauffera le germe et fera lever la semence ».

Notre théologien explique aussi le devenir même de la fructification, c’est-à-dire la transformation de la semence en fruit. Pour cela, il convoque une autre loi, celle de pneumatisation. « Alors, ils croiront et rendront témoignage sans savoir comment ils ont reçu cette grâce suprême d’être portés par-dessus l’abîme ténébreux ». En effet, l’Esprit a été nommé, en lui-même et dans son symbole cosmique, le « feu » qui « réchauffera ». Ensuite, son action est double : le fruit est intérieur, tourné vers le bénéficiaire (« ils croiront »), et extérieur, tourné vers autrui (ils « rendront témoignage »). Ce faisant, Guardini inclut en passant la loi de cascade du don. Enfin, cette action demeure mystérieuse : même après la fructification, les bénéficiaires ne savent pas « comment ils ont reçu cette grâce suprême », c’est-à-dire le don de la semence qui les arrache à « l’abîme ténébreux ».

La fructification, qui est la première fin, s’achève dans la finalité ultime qu’est la communion : « Alors s’accomplira ce mystère de l’union ineffable ». Guardini énonce donc la loi de communion (le don est pour la communion, l’amour est « virtus unitiva », selon le mot du Pseudo-Denys) et l’exprime à partir des mots mêmes employés par le Christ : « Alors, elle sera en eux et ils seront en elle », et qui disent la réciprocité d’amour autant que l’inhésion mutuelle. Et cette communion trouve son exemplaire dans la Trinité elle-même : le « ‘nous’ qui unit le Père, le Fils et l’Esprit dans la connaissance et l’amour ».

 

Pascal Ide

[1] Romano Guardini, Le Seigneur, trad. Pierre Lorson, Paris, Salvator, 2009, p. 438-439.

26.4.2022
 

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