La relation à la vérité historique est très différente en Occident et dans l’aire culturelle chinoise (qui inclut le Viêt-nam). Alors que la pensée occidentale a valorisé la théorie et la contemplation, les pensées d’Asie du Sud-Est sont éminemment pratiques. Une application en est la relation à l’histoire. En effet, l’expérience montre que nos reconstitutions historiques les plus fouillées, les plus respectueuses de l’autre, ne suscitent pourtant qu’un intérêt poli chez l’interlocuteur oriental. Pourquoi ? Le confucianisme ne met guère en valeur la vérité objective, scientifiquement démontrable. En effet, l’objet de la démarche intellectuelle chinoise est la quête de la « voie » (dao ou tao). Or, cette voie est avant tout morale (et politique) ; précisément, elle cherche l’harmonie avec l’ordre immuable du monde que symbolise le ciel. Par conséquent, elle scrute le passé pour y trouver des leçons aptes à l’aider aujourd’hui dans l’éducation ou la vie en société. L’exemple par excellence réside dans les devoirs sacrés de la famille, comme archétype des relations avec l’État. « De même qu’ils [les Chinois] servent leur père, ainsi ils servent leur mère et les aiment de même [1] ». Dès lors, l’histoire n’est pas d’abord le lieu de l’analyse objective, mais le lieu où se trouve déposé une sagesse de vie. Bref, la transmission de la mémoire relève de l’éducation morale et non de l’analyse de documents d’archives. Même l’influence marxiste-léniniste n’a pas mouillé sur la forma mentis imprimée par le confucianisme en Chine et au Viêt-nam. Une conséquence en est la difficulté à comprendre la canonisation de martyrs chinois ou viêtnamiens. En effet, ces canonisations mettent en valeur des options déviantes nocives à l’harmonie des relations sociales en Chine.
Une autre différence, qui est un autre défi pour l’inculturation de l’Évangile, se trouve dans l’écriture. Le véhicule de la transmission de la culture en Extrême-Orient est constitué par les sinogrammes [2]. On sait que notre alphabet gréco-latin et ses cousins sémitiques, sanskritiques en général, sont fondés sur l’ouïe. En revanche, le caractère chinois se fonde sur le visuel. Par conséquent, ils sont d’une extrême variété et d’une grande complexité. La conséquence en est une esthétique symbolique. Aussi l’idéogramme parle-t-il plus au cœur et à l’esprit de finesse, alors que le phonogramme parle à l’entendement et à l’esprit de géométrie : « Un texte d’archives exprimé en caractères chinois a toujours une charge affective, voire sacrale, même si son contenu est parfaitement trivial [3] ». De fait, l’enfant emploie spontanément la graphie picturale. Faudrait-il distinguer deux types d’écriture selon les deux pôles : tête et cœur ? [4]
Pascal Ide
[1] Livre de la piété filiale, chap. 5, cité par Roland Jacques, « La religion catholique et son activité d’évangélisation dans les sociétés confucéennes et post-confucéennes d’Asie orientale. Questions d’hier et controverses d’aujourd’hui », Transversalités, 79 (juillet-septembre 2001), p. 11-31, ici p. 25.
[2] Cf. Joël Bellassen et Wong Wa, Les idéogrammes chinois ou l’empire du sens, Paris, You-Feng, 1995 ; Christine Barbier-Kontler, Sagesses et religions en Chine, Paris, Bayard-Centurion, 1996, p. 31-40.
[3] Roland Jacques, « La religion catholique et son activité d’évangélisation… », p. 29.
[4] Ce discernement s’oppose à l’association spontanée entre, d’une part, le cœur et l’ouïe (l’écoute) et, d’autre part, la raison opératoire à la vue.