Culture barok & Gothic Flamboyant. Une évaluation

Benoît Domergue, Culture barok & Gothic Flamboyant. Écho surgi des abîmes, la musique « extrême », Paris, François-Xavier de Guibert, 2000.

 

La thèse de l’ouvrage – qui fut d’abord une thèse de théologie – est la suivante : une partie de la culture jeune aujourd’hui est satanique. Pour le montrer, l’auteur, prêtre du diocèse de Bordeaux, procède d’abord par induction, passant en revue trois lieux importants de la culture jeune : deux tendances musicales actuelles – le Heavy Metal (chap. 1) et le Gothic (chap. 2) – et les jeux-de-rôles (chap. 3). A chaque étape, il montre le lien avec le « satanisme culturel ». Puis, il procède par éclaircissement, expliquant le mécanisme en jeu, et cela en deux étapes : la première est ce qu’il appelle « les phénomène de transe » omniprésents dans la culture contemporaine, dont certaines sont des transes de possession (chap. 4) ; la seconde est le lien avec l’influence démoniaque (chap. 5). Le raisonnement est donc le suivant : musiques et jeux mettent leur utilisateur dans un état de conscience modifié, la transe ; or, cette transe dispose au démoniaque.

Assurément, l’enquête montre combien le culte à Satan est très présent dans ces lieux culturels. On ne peut plus nier, par exemple, après la lecture d’un certain nombre d’événements – par exemple, la destruction par le feu de l’église en bois debout de Fantoft, près de Bergen en Norvège, la veille de la Pentecôte 1992, le 6 juin, à 6 heures exactement (p. 27) ; constatant qu’il s’agit du sixième mois, comment ne pas souligner la symbolique de la Bête, 666, qui défigure une fête chrétienne ? Les coïncidences sont trop nombreuses pour nier une intention – textes de chansons, la fascination aujourd’hui exercée par le démoniaque et la diffusion hors des cercles réservés (ésotériques, au sens propre). Il est aussi intéressant que, dans sa grande connaissance de cette culture, l’auteur ait repéré l’importance du passage par la manipulation mentale, ici la transe – via notamment trois chemins, d’abord les paroles (les mantras), la musique, la danse – et en note l’efficacité transculturelle : le démon affaiblit la volonté du sujet pour le disposer à l’infestation.

Néanmoins, ce travail méritoire à bien des égard pose aussi bien des questions.

  1. Il pose d’abord des problèmes de méthode. Le type d’argumentation n’est pas nommé, ni évalué. Souvent reviennent des affirmations du genre : « En grande partie, principalement », etc. Ajoutées à l’effet cumulatif, le lecteur est peu à peu envahi par l’impression que presque toute la culture jeune contemporaine est devenue satanique, est imprégnée d’un culte à Satan. Or, cette impression est subjective, elle n’est pas soutenue par une analyse quantitative. Prenons une assertion de l’introduction, assertion importante car elle permet de cerner la thèse : « La culture n’est évidemment pas satanique, mais une fraction de la culture paraît aujourd’hui sombrer corps et bien dans l’occultisme et la magie dans des proportions jamais connues jusqu’alors » (p. 10. C’est moi qui souligne). Or, pour évaluer correctement ce que l’auteur appelle « une fraction de la culture », il aurait fallu donner quelques critères quantitatifs. Par exemple : quel pourcentage de disques, de morceaux écoutés appartiennent aux mouvances incriminées ? Combien d’heures l’écoutent-ils ? Or, ces données manquent cruellement, tout au long de l’étude. Dès lors, des affirmations répétées, emphatiques prennent un point considérable et, psychologiquement, deviennent peu à peu l’équivalent de « presque la totalité ». Or, si cela se trouve, cette musique écoutée dite satanique ne représente que quelques pour-cents…

Ajoutons une seconde limite méthodologique qui touche aussi le contenu. L’auteur parle de l’influence de ces musiques, de ces jeux-de-rôle, puis . Mais à aucun moment, il ne nomme, il ne qualifie les relations causales liant ces pratiques culturelles à la culture satanique, de sorte qu’on finit insidieusement à imaginer (au sens précis de se représenter, mais sans le conceptualiser) ces liens comme déterminant et nécessaire. Or, bien évidemment, il ne s’agit que de liens dispositifs, d’influence. Pour une raison essentielle : l’intention du démon est de l’entraîner avec lui pour l’arracher à Dieu, et donc de damner l’homme ; or, nul ne peut se perdre sans le savoir et sans le vouloir ; donc, jamais le lien créé par ces cultures ne saurait déterminer la liberté, il ne fait que subtilement la conditionner. Nous assistons donc ici au même subtil glissement que celui noté ci-dessus : l’absence de détermination quantitative précise fait de l’accumulation des exemples un équivalent de la totalité ; l’absence de détermination précise du lien causal transforme l’accumulation des dispositions un équivalent de la nécessité.

  1. Il se pose ensuite des problèmes de contenu. La question principale est la suivante (elle porte sur le prédicat, donc le concept essentiel). A aucun moment, le concept de « culture satanique » n’est défini comme tel. Or, il me semble gravement défaillant. En effet, l’auteur ne mentionne pas explicitement ce qui est l’essence même de cette culture. Précisons brièvement, dans la suite de ce qui vient d’être dit sur la finalité, qui est la perdition de l’homme. Satan est l’auteur ultime de cette culture. Voilà pourquoi son intention est la perte de l’homme. Or, le péché qui coupe le plus de Dieu est la désespérance qui, pour une grande part, recouvre le contenu de l’acédie. Donc, il aurait fallu montrer en détail comment les moyens utilisés par la culture satanique à la fois conduisent à la désespérance et pourtant affaiblissent la liberté sans la ligoter totalement (pour qu’elle puise s’enfermer intentionnellement dans cette désespérance théologale).

Enfin, l’auteur argumente souvent à partir des mots. Sa formation sanskritiste explique son importance sur la lexicologie. Mais le sens d’un mot, a fortiori lorsqu’il s’agit de l’origine d’un mot, qui se différencie de l’usage actuel, n’est pas le concept et encore moins la réalité. Ainsi, l’auteur est-il porté à survaloriser le poids des signes (linguistiques) et minimiser le poids des causes. De fait, le lecteur est étonné de voir que l’auteur ne se fonde sur presque aucune étude scientifique sur l’impact cérébral de la musique sur le cerveau (par exemple dans le cadre de la musicothérapie) ou sur l’importante et passionnante tradition néopythagoricienne (qu’il ne faut surtout pas confondre avec une néognose) sur la rythmique présente dans la nature.

  1. Enfin, et c’est la conséquence, il se pose des problèmes de discernement. L’imprécision des argumentations et des connexions conduit le lecteur à suspecter des réalités bonnes en leur nature, comme les états de conscience modifiée, ou à des interprétations très discutables par exemple du film Matrix (p. 91-93) ou des sagas inspiratrices des Jeux-de-Rôle comme Le Seigneur des anneaux (p. 83). Ce même manque de rigueur conduit à connecter trop étroitement, jusqu’à assimiler le bouddhisme (au moins certaines formes comme bouddhisme tibétain) à certaines pratiques satanistes. L’absence de données objectives et quantifiées, de pondération des causalités, donc de jugement mesuré, laisse plus de place aux sentiments. Or, le texte finit par susciter une impression mêlant confusément dégoût, crainte, voire colère.

Je terminerai en saluant l’importance du travail, qui rend vigilant, mais son imprécision, qui peut transformer la nécessaire attention en suspicion généralisée. Et en me réjouissant de l’extraordinaire initiative du pape François : le jubilé de la miséricorde. En effet, le désespéré croit que son péché éloigne Dieu de lui définitivement ; inversement, celui qui espère inconditionnellement le salut de Dieu, quel que soit son péché, si sordide, si répété soit-il, ne se désespérera jamais. La foi en la miséricorde et la pratique qu’est l’espérance, est le remède par excellence dont notre temps a besoin.

 

La trop grande assimilation entre transe et possession conduit à confondre état de conscience modifiée et processus diabolique ou du moins ouverture au démon.

Pascal Ide

30.7.2019
 

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