Proxima, drame français d’Alice Winocour, 2019. Avec Eva Green, Zélie Boulant-Lemesle, Matt Dillon, Aleksey Fateev.
Thèmes
Féminin.
Dans l’intéressante série de films qui ont été consacrés, récemment ou non, à la conquête spatiale, la réalisatrice de Proxima pose sur elle un regard féminin sans être féministe.
Mettons de côté les documentaires comme le tout récent Apollo 11 (documentaire américain de Todd Douglas Miller, 2019) sur la première mission spatiale à se poser sur la Lune. Les cinéastes ont d’abord montré la réussite : sa face extérieure, qui est le triomphe, plus, il faut le dire, la suprématie américaine ; mais aussi sa face intérieure, le courage, sous ses deux formes que sont l’affrontement et la persévérance, parfois contre toute espérance. Puis, selon une succession caractéristique de l’histoire occidentale que vient d’illustrer À couteaux tirés (Rian Johnson, 2019), les réalisateurs ont souligné l’échec et, en tout cas, les faits contredisant celui-ci, l’immense souffrance induite par cette conquête. Et cela est particulièrement net dans First Man. Le premier Homme sur la Lune (Damien Chazelle, 2018) où fut révélé l’envers tragique du décor, des multiples deuils à la chance inouïe qui, nonobstant le génie bricoleur des astronautes, a présidé à l’allunissage, de la déshumanisation intime par insensibilisation à la souffrance publique de tous les exclus qui payent à ne pas être payés, c’est-à-dire aidés financièrement.
Un dernier pas restait à franchir : montrer la folie, non plus de l’entreprise, mais des astronautes à leur retour. Si elle n’a pas encore fait l’objet d’un film, du moins est-elle indirectement mise en scène dans l’invention d’un colonel Kurtz – le ravagé-ravageur d’Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979) – de l’espace dans Ad astra (James Gray, 2019).
Le film est féminin bien entendu d’abord parce que ses protagonistes principaux sont des héroïnes dont il suit au plus près leur parcours anostomosé : une mère et sa fille. Il l’est davantage parce qu’il est beaucoup plus intéressé par le vécu intérieur (admirable jeu d’actrice de la si expressive Eva Green filmée sans fard ni maquillage, sans jeu de séduction ni jeu de mascara) que par les aventures extérieures (amateurs de rebondissements, de rythme accéléré, de suspense, de rivalités entre astronautes, de critiques de l’institution, etc., s’abstenir !). Plus encore et avant tout, Proxima est féminin pace qu’il ose montrer, pour la première fois, le sacrifice qu’il faut bien qualifier d’aliénant exigé à ces hommes et ces femmes : l’immolation de ce qu’ils ont de plus intime (pendant ces six mois de promiscuité, le spationaute ne peut emporter qu’un kilo et demi de son monde personnel, l’équivalent d’une boîte à chaussures) et de plus cher sur l’autel de la réussite, de la technique et, de moins en moins, de l’orgueil national. Filmé par un homme, l’entraînement des cosmonautes paraît comme un éloge du surhumain ; filmé par une femme, il apparaît pour ce qu’il est plus secrètement : une exigence de l’inhumain.
Or, justement, Sarah va se battre pour ne pas perdre sa féminité (oui, elle aura ses menstruations dans l’espace) et sa maternité (non seulement, elle multipliera les contacts avec sa fille jusqu’à épuisement, mais elle, la femme d’exigence et de principe jusqu’à la manie, osera transgresser les protocoles rigides instaurés par une bureaucratie – y a-t-il besoin d’en sexuer la symbolique ? – jusqu’à courir le risque d’être remplacée par sa doublure masculine).
Cette perspective heureusement féminine s’élargit et se confirme doublement.
D’abord, l’intrigue souligne combien l’entraînement et le lancement se sont déplacés de l’Ouest à l’Est (à quand un film sur la place de la conquête chinoise ?), de la base de Cap Canaveral, en Floride, à celle de Baïkonour au Kazakhstan. Or, symboliquement, les États-Unis d’Amérique sont à la Russie ce que l’animus est à l’anima : autant les premiers valorisent la réussite ou l’individualisme battant, autant la seconde honore les valeurs affectives, relationnelles, et même religieuses (heureuse image montrant un pope présent sur le Cosmodrome).
Ensuite, et c’est une première, tout, dans le film montre combien la conquête spatiale est d’abord un arrachement à la Terre, une rupture à l’égard de notre origine : non seulement elle entraîne une consommation de combustible que l’on ose aujourd’hui taxer d’exorbitante (sic !), mais elle demande de consentir, comme cela est répété, à vivre sur une bombe à retardement composée de milliers de tonnes d’explosifs. La photographie, pourtant avare en effets spectaculaires, s’attarde longuement sur les geysers d’énergie brute sortant des tuyères qui soulèvent la fusée, la désolidarisent de l’atmosphère et bientôt l’arrachent à la gravité terrestre.
Or, une dernière fois, la rupture, le feu, la verticalité allongée, la pénétration dans l’espace, l’éloignement du chez soi constituent des symboles masculins, comme la continuité, la Terre, la position allongée, la forme arrondie (la caméra épousera souvent la forme étrangement oblongue du crâne de l’héroïne), la demeure, des symboles féminins. Qu’il est bon et nécessaire de rappeler que l’Arche-Terre (pour parler comme Husserl) est notre maison, que l’espace connu est inhospitalier, bref que le seul lieu durablement digne de l’homme est celui que le Fils de l’Homme a daigné fouler.
Tous ces films, qui épousent notre histoire occidentale, faite de vanité à laquelle succède réactivement la culpabilité, autrement dit d’adoration de soi qui se transforme – selon une forme plus subtile, mais tout aussi complaisante d’autosatisfaction et d’idolâtrie – dans l’autodestruction de soi, sont des histoires de « mecs » racontées par des « mecs ». Oui, vous avez bien lu ! Le signataire de ces lignes, qui ne cesse de dénoncer le féminisme rampant et plus souvent caracolant de la filmographie grand spectacle, fustige pour une fois le machisme symétrique.
Certes, Proxima ne valorise guère l’homme (vir), quand, sous les traits de Mike, il se permet de donner des leçons, se montre incapable d’éprouver de la compassion et de reconnaître ses erreurs, ou pose un regard libidineux qu’il prolonge par une question intrusive. Mais, d’abord, celui qui agit ainsi est un Américain, c’est-à-dire le représentant symbolique de la nation conquérante, donc phallocrate ; ensuite, il est équilibré par son collègue russe qui, lui, multiplie sans ambiguïté et avec empathie les paroles de communion et les gestes d’attention ; enfin, c’est Mike lui-même qui trouvera les paroles permettant à Sarah de changer (« Il n’y a pas d’astronaute parfait », « Il n’y a pas de mère parfaite »), à savoir de sortir de sa surexigence automartyrisante ; autrement dit, il est capable d’évoluer, lui aussi.
Se refusant à éjecter les hommes manu non militari, cet apologue du féminin n’est donc pas un plaidoyer féministe. Assurément, à être trop virilisé, le monde de l’espace risque encore d’être non seulement amputé, mais déshumanisé. Mais, au terme, Sarah se glisse dans le minuscule habitacle entre ses deux collègues masculins. En position médiane, elle exercera sa fonction médiatrice.
Pascal Ide
Sarah (Eva Green) est une spationaute française qui s’entraîne avec acharnement à l’Agence spatiale européenne à Cologne en Allemagne, unique femme au milieu des astronautes européens. Séparée de son ex-mari allemand, Thomas (Lars Eidinger), elle vit seule avec sa fille de 7 ans, Stella (Zélie Boulant-Lemesle). Sarah est choisie pour partir à bord d’une mission spatiale d’un an, baptisée Proxima, avec deux autres astronautes, l’Américain Mike (Matt Dillon) et le Russe Anton (Aleksey Fateev), pendant que Wendy (Sandra Hüller) veillera sur Stella. Mais Sarah aura-t-elle l’énergie physique nécessaire pour aller jusqu’au bout de l’entraînement éprouvant qui lui est demandé ? Plus encore, saura-t-elle surmonter la culpabilité intense qu’elle éprouve à ne pas consacrer assez de temps à sa petite fille ? Et celle-ci consentira-t-elle à cette séparation si douloureuse ?