Nadia, Butterfly, drame québécois de Pascal Plante, 2020. Avec Katerine Savard.
Thèmes
Liberté, athéisme, sport, Canada.
Ce long-métrage est intéressant à plus d’un titre. Isolons trois thèmes parmi d’autres.
Bien entendu, il nous fait entrer de l’intérieur dans le milieu du sport nautique féminin, d’autant que son actrice amateur est une nageuse professionnelle. D’admirables plans séquences nous font mesurer : l’épuisant travail vertueux de l’entraînement ; la vertu peut-être plus admirable de l’entraîneur qui, caché, permet, par son accompagnement éminemment personnalisé, à l’athlète de passer des virtualités aux virtuosités et de conjuguer la compétence technique du geste avec l’encouragement éthique de la personne ; et, selon moi encore plus louable, car encore plus secret et plus altruiste, le coaching de la la massothérapeute (Amélie Marcil) qui n’épouse au plus près le corps de la nageuse que parce qu’elle en écoute au plus intime l’âme et son polypied de questions.
Cette gradation vers le plus caché est aussi un cheminement vers le plus donné. Comment ne pas adhérer, dans une scène touchante de spontanéité, au discours de Nadia osant démasquer le selfish du nageur et réfuter chaque objection. Démentant avec intrépidité et lucidité les illusions d’altruisme, déconstruisant avec finesse le mythe d’une équipe altruiste de prétendues amies cherchant le bien commun de la victoire, alors que celui-ci se réduit à la juxtaposition de biens individuels. Un simple fait suffit à l’attester : si c’est la généreuse amitié qui les fait vibrer, pourquoi les coéquipières sont-elles plus enthousiastes à s’encourager pour les compétitions en groupe que pour les courses en solo ? Sa meilleure amie, non seulement le reconnaîtra in actu signaro, mais témoignera, in actu exercito, de la véracité de ses dires quand elle se lamentera de son départ dans un propos ému, mais uniquement autocentré, parsemé de « Avec qui je vais être en chambre en compé ? je vais bitcher ? », etc.
Le film nous fait aussi découvrir cette autre microculture qu’est le Canada français : avant tout par sa langue, à travers son accent inimitable et parfois incompréhensible, autant qu’à travers ses idiosyncrasies (qui sont pour nous des néologismes) dont le parti pris de ne pas les traduire, pour les offrir en sous-titré, accroît d’autant l’étrangèreté de nos cousins outre-atlantiques ; par son pragmatisme concret ; par son tropisme, qui rime avec mimétisme, par son grand voisin américain aussi attirant que repoussant ; par une autre problématique qui introduit un troisième centre d’intérêt.
La simplicité du Canada, autant que sa récente histoire, explique que Nadia, Butterfly n’hésite pas à parler d’un sujet tabou chez nous : l’appartenance religieuse. Ici, l’athéisme qui est l’une des caractéristiques les plus fréquentes, les plus affligeantes et les plus inquiétantes de la culture québécoise, si marquée par l’individualisme et le matérialisme. Non seulement il est affirmé par quelques protagonistes, dont l’héroïne, mais il est répété. Et, pour moi, éclairé, en sa triple logique délétère, qui torpille au plus intime les trois moments de la dynamique ternaire du don (réception, appropriation et donation) :
La réception. Dans une scène puissante, l’on voit d’abord Sébastien interroger Nadia sur l’abandon de sa carrière si prometteuse. La nageuse fait alors éclater sa colère contre ce qu’elle interprète comme une violation de sa liberté : sa révolte est aussi grande que son argumentation est faible (« Qu’est-ce que vous comprenez pas dans : ‘C’est ma décision’ ? »). Alors, en un troisième temps, le coach ne se laisse ni démonter ni impressionner et, d’une voix douce, fait mémoire de tout le talent qu’elle a reçu (« Tu te rappelles la première fois que tu as fait un 200 fly ? Je pense que t’avais 11 ans. Peut-être même 10 ») et de sa fructification dans une réussite encore plus digne d’admiration (aussi termine-t-il par : « Pis, je te remercie »). Soudain silencieuse, elle est de plus en plus émue et finit par pleurer. En se contentant de rappeler-révéler, l’entraîneur montre implicitement combien, déracinée des dons reçus, la prétendue liberté s’arrache aussi à sa destination. Or, la raison secrète de cette ingratitude réside dans l’athéisme : Dieu est en effet le seul Donateur qui ne reçoit rien et donne tout ; or, la reconnaissance n’est adéquate à son essence que si elle discerne un bienfaiteur aimant derrière le don gratuit.
La donation de soi. Nous en avons déjà parlé. Malheureusement, la lucidité sur soi, telle qu’elle est décrite par Nadia, ne s’accompagne d’aucune transformation de la volonté ou de changement de vie. N’est-ce pas la victoire suprême de celui dont l’exorciste de Paris, Jean-Pascal Duloisy, disait qu’il est une intelligence sans amour : le Satan, c’est-à-dire l’adversaire de Dieu ?
L’appropriation. Dès lors, sans humble réception ni généreuse donation, l’individu se retrouve centré sur lui-même. Et la vertigineuse profondeur de sa liberté hérite de la double infinité de l’origine et du terme, de l’enracinement et de l’achèvement, sans pouvoir en comprendre le sens. Il s’en suit au moins deux conséquences. D’abord, le corps n’est plus qu’un matériau que l’on sculpte et asservit par l’entraînement, et dont on se sert pour la jouissance sans joie ni lendemain (de la discrète scène de ce qu’il faut appeler l’orgie étudiante, l’héroïne sort encore plus triste qu’elle n’y est entrée). La liberté devient un don écrasant dont ces jeunes ignorent le mode d’emploi (se donner). Ce que Nadia éprouve dans l’angoissant et vertigineux esseulement de la décision qui n’est pas d’abord la célébration d’une autodécision surgissant de son intimité, mais l’impulsion intranquille d’un libre-arbitre que n’éclaire plus l’objectivité apaisée du vrai et le puissant attrait du bien.
Ce triple constat pourrait désespérant. Pourtant, il n’est pas sans appel. En effet, l’on peut aussi interpréter la question récurrente de Dieu comme la trace en creux de ce que jamais, y compris et surtout, l’athée prétendument le plus confirmé, n’en a jamais fini avec Celui seul qui donne la clé de l’existence. Pourquoi, au moment où elle va donner le plus intime de son corps, Nadia a-t-elle besoin de connaître ce qui est le plus intime de l’âme de son partenaire d’un soir, à savoir son appartenance religieuse ? Pourquoi, selon la même coïncidence frappante, la question que Marie-Pierre pose en sa brève vidéo, joint-elle Dieu (la confession religieuse) et la chair (l’œuvre de chair) ?
Mais, plus encore, le germe du renversement réside dans le climat spirituel qui baigne tout le film (et, au-delà, le Canada français) : l’acédie. Cette tristesse sans espoir et donc sans fond ne peut qu’appeler, en creux, la quêter de la seule vraie joie, inéteignable, mais pas inatteignable.
Concluons. Le partie pris scénaristique du film concrétise sa logique. Il commence par la fin, et donc détruit tout suspense (nous savons presque d’emblée que le quattuor féminin remporte la médaille de bronze) pour mieux nous centrer sur le véritable enjeu : Nadia ou pluôt le choix de Nadia. En désarrimant l’histoire de son principe et de son terme, le cinéaste ne peut que nous faire plonger dans les états d’âme de son héroïne que résume le titre suggestivement polysémique du film, Nadia, Butterfly : papillon comme la belle nage rythmée dont elle est experte ; papillon comme l’effet éponyme qu’est cette (prétendue) décision, si sensible en ses conditions initiales et si chaotique en ses conséquences finales ; papillon comme cet insecte aussi aimable que vulnérable dont la vie sans réserve ne dure que quelques jours ; papillon qui s’étiole s’il ne s’étoile en dansant dans la lumière du soleil ; papillon dont, en le coupant de son origine, on arrache les ailes qui lui promettent et lui permettent de donner sa vie en donnant la vie.
Pascal Ide
Nadia Beaudry (Katerine Savard) est nageuse depuis toujours. À 23 ans, ses prouesses en nage papillon l’ont menée à maints podiums. Arrivent les Jeux olympiques de Tokyo de 2020 [le film est tourné avant la pandémie], où la jeune athlète paraît tout, sauf épanouie. Elle termine 4e sur le 100 mètres papillon en individuel. Le relais 4 x 100 mètres 4 nages dames est sa dernière course. Avec sa meilleure amie, Marie-Pierre (Ariane Mainville), et les deux autres coéquipières, Karen (Hilary Caldwell) et Jess (Cailin McMurray), elle gagne la médaille de bronze. Néanmoins, Nadia en a assez de cette vie de sacrifices et du rythme frénétique des entraînements. Encore jeune, elle veut tourner la page de sa carrière de nageuse professionnelle pour reprendre ses études de médecine. Une fois la course terminée, Nadia se retrouve face à son avenir, au grand dam des médias, de ses coéquipières qui entendent demeurer dans le circuit et de son coach Sébastien (Pierre-Yves Cardinal). Que va-t-elle décider ?