Drame français de Alex Lutz, 2018. Avec Alex Lutz, Tom Dingler, Pascale Arbillot, Elodie Bouchez, Dany, Nicole Calfan.
Thèmes
Vérité, amour, relation père-fils.
Multiples sont les portes d’entrée ; depuis la description, nostalgique et ironique, du show business jusqu’à l’admiration pour la performance de l’acteur, chanteur ou pianiste, et la métamorphose qui lui permet de remonter le temps sans une ride et de le redescendre tout plissé. Sans surprise, notre entrée sera psychologique autant qu’éthique, donc, à chaque fois, narrative.
Dans la première, comme la dernière image, l’image est celle, tremblée et tremblante – en son port comme en son transport, craintif ou aimant – du reporter improvisé. Plus que jamais se vérifie cette grande loi systématisée par l’herméneutique : ce qui est filmé est d’abord celui qui filme. Cela est assurément vrai au premier degré : « Rien de plus subjectif qu’un objectif », selon le mot fameux de Salvador Dali. Et ici, l’axiome se vérifie au second degré. Je fais l’hypothèse que Lutz filme le fils qui filme Guy. Autrement dit, le regard tout-puissant du premier filme le regard subjectif du deuxième qui filme le regard objectif du troisième. Même les (faux) plans d’archive qui sont sensés faire documentaire, sont triés ; et toute sélection est une élection.
En effet, l’intention est prégnante d’un contenu décisif : le cameraman se dévoile progressivement, selon une gradation savamment ménagée en quatre moments – qui ne sont pas sans évoquer les quatre degrés de l’ascension que Platon systématisait dans la République (L. VI et VII).
Dans un premier temps, certes, l’apprenti journaliste parle de sorte que son identité présumée de fils naturel est aussitôt dévoilée. Mais le sujet (Gauthier) s’efface totalement derrière son sujet (Guy Jamet).
Puis, la voix jusqu’ici maîtrisée devient cri ému quand s’échappe un « papa ». Alors, bégayante et bouleversante, s’essaye, de loin, à cette toute nouvelle relation.
Passant du canal auditif au canal visuel, le corps de Gauthier peut désormais se donner à voir. D’abord, par effraction, à travers son reflet ou de dos lorsque le cheval de Guy revient seul. L’élan nouveau du fils affirme désormais l’attachement ; la crainte exprime l’amour naissant qui n’a plus rien d’évanescent.
Enfin, il est temps, « l’enfant paraît ». Dans un geste sur lequel nous reviendrons, le père prodigue inverse les rôles : à la faveur de la désinhibition alcoolisée, filme son fils qui consent en s’essayant au cheval.
L’évolution de la photographie épouse admirablement le cheminement torsadé des deux protagonistes. Et d’abord celui du jeune homme encore tout endeuillé. Gauthier ose défier les interdits de la mère tant aimée, entre admiration et agression-transgression. Guy l’hypersensible le sent tout de suite lorsque le fils inconnu lui pose la question sur ses enfants. Et ici le photographié servira de révélateur (au sens le plus technique du terme) du photographiant. Notamment dans sa colère qui se traduit en jugement à l’égard de sa femme (considérée « trop sotte »). Certes, comme toute colère, l’ire de Guy est projective de ses multiples haines de lui-même, mais elle est aussi le reflet partiel, c’est-à-dire brisé, de ce qui le brise.
Gauthier se laisse toucher lors de sa rencontre, filmée de loin, pudiquement, avec le fils qui, lui, est reconnu. En effet, loin de susciter l’amertume à l’égard du père manquant, ou du moins la tristesse face à cette relation pleine de tendresse, l’échange ouvre sur la scène suivante où, pour la première fois, s’installe une complicité entre les deux hommes. Désormais, le courroux laisse place à l’admiration et celle-ci bientôt à l’amour. En effet, seul l’amour voit : il connaît l’autre en son mystère sans le reconduire au même. Or, à partir de ce moment, celui qui, à la question de sa femme : « Clown en 11 lettres ? » ne répondait si vite « Fantaisiste » qu’en s’identifiant, révèle ses amours les plus passionnés, ses secrets les plus insoupçonnés et ses vulnérabilités les plus profondes. Comment mieux dire que la caméra est systémique et même rétroactive ? Gauthier ne révèle Guy qu’en se révélant.
Au terme, le crooner-loser hanté par le vieillissement peut dire, voire affronter, sa plus grande peur, celle de la mort. Désormais, il sait qu’il vit, non plus dans un film souvenir, mais dans le cœur de quelqu’un qui l’aime. Entre les deux, c’est avec beaucoup de discrétion et tout en demi-teintes que ce cheminement est conté.
De son côté, Guy apparaît d’abord comme un de ces artistes tissé de narcissisme talentueux et d’humour presque vertueux (on rit souvent), de rejet colérique et de proximité narcissique, de nostalgie distanciée. En même temps, et tout de suite, le chanteur est intrigué par ce jeune reporter. Flatté d’être interrogé, il ne manque pas d’interroger celui qui le flatte. Dans cette déhiscence où s’immisce l’altérité, Guy va s’éveiller à cet autrui en miroir. Celui dont la maison saturée de ses souvenirs ressemble à un ego dilaté, est en quête haletante ou plutôt essoufflée d’un passé qui le fuit : Guy rejoue indéfiniment ses vieux tubes sur des airs vaguement country. Le prédateur libidineux poursuit des trophées dont il sait sans le savoir qu’ils sont des ombres : la renommée (rencontre plus vraie que nature avec Michel Drucker qui hésite entre le « tu » et le « vous », entre lui et sa compagne), la boisson (pour fuir ou jouir), le sexe (entre obsession et addiction – heureusement dans les seuls mots). En revanche, la troisième concupiscence (celle des yeux), comme souvent, manque au rendez-vous : Guy est criblé de dettes et, à la place du yacht mouillant en rade de saint-Tropez, doit se contenter d’un mas provençal perdu dans la forêt.
Or, derrière tous ces bonheurs de pacotille se dévoile peu à peu l’unique recherche de l’unique finalité qui rend heureux : l’amour. Celui qu’il ne cesse de chanter et celui qu’il vit par intermittence. Celui qu’il met en musique avec conviction dans Dadidou et celui qu’il aimerait incarner, sans illusion.
Et cet amour qu’il cherche avec ambivalence, mais qui le cherche avec persévérance, il finit par le trouver : à travers le bien partagé (le cheval), certes sans enjeu, mais sans jeu. Et là, le miracle se produit. Pour la première fois, l’homme encombré de lui-même, sort assez de son ego pour se centrer sur cet autre qui, depuis le début, ne cesse de s’intéresser à lui. Non pas pour varier les plaisirs, ni même par gratitude, mais par pure attention à l’autre : Guy Lutz désire seulement garder un souvenir de celui qui, inévitablement, inéluctablement, partira.
Comment ne pas songer à une discrète, mais réelle reconnaissance en paternité ? Certes, les habitués des rencontres hollywoodiennes, parfois bruyamment lacrymales, seront déçus. Mais ici se dit et se vit mieux : une reconnaissance gratuite, une complicité et néanmoins une asymétrie. Or, ce don asymétrique ne constitue-t-il pas l’essence de la relation patri-filiale ? Le père engendre un fils seulement pour que celui-ci parte, équipé, vivre sa propre vie. Il donne la vie seulement pour que le fils la vive.
Lutz évoque un autre Guy, Lux, c’est-à-dire lux, « la lumière ». Beaucoup plus qu’un reportage sur le passé tout en paillettes d’un artiste has been, donc sur le trou noir du narcissisme, Guy est un film intimiste qui, entre fiction et diction, ouvre sur la promesse d’un avenir ensoleillé de la promesse de l’autre.
Pascal Ide
Gauthier (Tom Dingler), jeune journaliste, apprend par sa mère qu’il serait le fils illégitime de Guy Jamet (Alex Lutz), un chanteur de variétés très connu entre les années 1960 et années 1990. Alors que Guy, 74 ans, tente un retour avec un album de reprises et une tournée de galas, Gauthier décide de le retrouver dans son mas en Provence en compagnie de ses chevaux et de sa femme, Sophie Ravel (Pascale Arbillot), comédienne de séries télévisées et férue d’astrologie canine. Il lui demande le droit de le filmer, dans sa vie quotidienne et ses concerts en province pour en faire un documentaire, entrecoupé d’images d’archives du chanteur à l’apogée de son succès.