Dunkerque, drame de guerre américano-britannico-franco-néerlandais de Christopher Nolan, 2017. Avec Fionn Whitehead, Harry Styles, Mark Rylance, Tom Hardy, Cillian Murphy, Kenneth Branagh.
Thèmes
Guerre, temps, symbolique du trois.
Le dernier Nolan est attendu. Le réalisateur des films mythiques comme Darknight, Inception, Interstellar, dont une partie rentre dans mon top 10 (allez, mettons 20 !), va-t-il une nouvelle fois nous transporter (je n’oserais dire nous enchanter pour un film de guerre) par une histoire inouïe, au double sens du terme ? En sortant du cinéma et assez tôt pendant le visionnement, je sentais monter en moi une déception croissante. Mais, avec le recul, celle-ci s’est estompée. Nolan reste Nolan. Documentaire ou récit ? Film de guerre centré sur des personnages historiques ou survival centré sur des personnes (film de survie) ? Sans parler de la polémique : film focalisé sur le point de vue anglais versus le point de vue français (120 000 soldats français furent également évacués de Dunkerque, Churchill y tenait, et 40 000 autres se sont sacrifiés pour affronter héroïquement une armée allemande supérieure en armes et en nombre – sans parler de ceux qui, à Lille, ralentirent la progression des blindés de la Wehrmacht). Questions importantes. Mais si l’intention du cinéaste était autre, s’il inaugurait un nouveau genre, difficile à nommer, mais point à décrire, voire à ressentir ?
Non, Nolan n’a pas choisi entre documentaire et récit fictionnel, tout simplement parce que Steven Spielberg en a réalisé la symbiose dans un film difficilement indépassable, Saving private Ryan (1998) : son immense aîné raconte une intrigue poignante (le sauvetage d’un soldat qui se transforme en salut) tout en donnant à vivre l’abomination de la guerre comme si l’on y était (au point que, en voyant et plus encore en entendant le film, des soldats de la Seconde guerre mondiale se sont rappelé le souvenir traumatisant de leur débarquement meurtrier, refoulé depuis le 6 juin 1944). Pourtant, la première scène semble emprunter le même chemin, jusque dans la bande-son et cette combinaison du grandiose et du minuscule qui seule permet de filmer la guerre, ainsi les cinéastes l’ont compris depuis longtemps : l’immense tragédie qu’est toujours un conflit armé ne se comprend qu’à travers les multiples drames qui l’incarnent en l’ensanglantant. Mais la ressemblance s’arrête là.
Alors, comment faire du nouveau – cette nouveauté étant la marque de fabrique d’un réalisateur si exigeant qu’il est aussi le scénariste (pour une fois sans son frère) de ses films ?
En me remémorant le film, en en parlant aussi, un fait m’a soudain frappé et a initié ma sortie du désappointement : l’omniprésence de la symbolique ternaire. Je précise d’emblée que je ne l’étends pas au titre : certes, le toponyme n’est pas seulement trisyllabique, mais composé de 3 fois 3 lettres ! Toutefois, le nom de la ville, comme la perspective fermement campée par Nolan, est anglais, c’est-à-dire Dunkirk… Fin des élucubrations numérologiques. Passons à une symbolique autrement sérieuse.
Certes, il y a des raisons scénaristiques. Presque constamment, l’intrigue tresse trois récits pour une raison aussi efficace qu’astucieuse : lorsqu’un des fils narratifs, inéluctablement, se résout, donc baisse en tension et en intérêt, un autre prend le relais, ce qui suppose que les trames se tuilent (un chef d’œuvre du genre – je parle de la structure narrative, pas du contenu – est le roman – pas le film – de Dan Brown, Da Vinci code). Or, ici, la méthode n’est pas le chevauchement, mais la convergence : les micro-histoires atteignent de concert leurs acmés de sorte qu’elles se potentialisent – par exemple, lorsque Collins (Jack Lowden), de la Royal Air Force, est en train de couler dans son cockpit, les jeunes militaires sont confinés sous la coque retournée de leur bateau mitraillé, etc. –. Mais, outre le caractère relativement indifférencié du nombre de fils tissant l’intrigue (deux peuvent suffire), il se joue ici une raison autrement profonde.
Partons du signe le plus patent, jusqu’au didactisme, de cette structure tertiaire : le triple message qui, au début, va se surajouter à l’image : « 1. La jetée. Une semaine » ; « 2. La mer. Un jour » ; « 3. Les airs. Une heure ». À partir de cette cellule élémentaire s’organise et s’éclaire le film.
On sait, en effet, l’importance accordée par le cinéaste à la temporalité, en sa structure et son enchevêtrement, objectif et subjectif, parfois très complexes : depuis l’exercice de style hautement sophistiqué et d’ailleurs jamais véritablement reproduit, qu’est Memento (qui raconte une histoire, scène par scène, en remontant du terme au point de départ) jusqu’à l’encastrement raffiné des durées oniriques dans Inception, en passant par les multiples flashbacks qui, par comparaison, en deviendraient presque fades, du Prestige ou de la Trilogie Batman, sans oublier l’immobilisation vécue de l’écoulement chronologique dans Insomnia, et surtout les déformations cosmologiques autant que personnelles d’un temps qui devient l’incarnation même de l’amour dans l’inépuisable Interstellar – ne résume-t-il pas toutes les formes possibles de temps en les enrôlant au service des relations interpersonnelles ?
Dans Dunkerque, la caméra de Nolan explore une autre configuration du temps, sa rythmicité, précisément, la superposition autant que la convergence de trois durées riches de leur inégalité.
Autour d’elles se structurent autant l’espace que les personnes, voire les groupes de personnes : l’adagio, c’est-à-dire le temps long, de l’armée de terre ; l’andante, c’est-à-dire le temps plus enlevé, de la marine ; l’allegro, jusqu’au presto, de l’armée de l’air. Trois rythmes, trois types de personnes : les militaires sur les plages de Dunkerque que rejoindront les civils ; les civils embarquant à Douvres qui rejoindront bientôt les soldats ; et les soldats seuls dans leur avion.
Si le temps définit la traversée du milieu, c’est celui-ci qui détermine les contraintes et les vicissitudes de celui-là. En effet, plus le milieu est fluide, plus il est vulnérable – à la durée, s’entend, car aucun environnement ne protège des attaques ennemies –. Notamment, en l’air, le temps s’accélère dramatiquement : les pilotes des Spitfires britanniques ne cessent de scruter un ciel d’où peuvent survenir à chaque instant les menaces mortelles des Messerschmitts de la Luftwaffe (il paraît que les becs jaunes des chasseurs allemands sont des anachronismes, un comble pour un film qui médite sur le temps…).
Surtout, ces cadences extérieures expriment un écoulement intérieur et plus encore un état d’âme dominant : sur la plage, le mortel ennui des hommes du rang (d’où la scène intentionnellement longue et répétitive du transport des deux faux infirmiers s’improvisant brancardiers) autant que l’angoisse désespérée jusqu’à la tentation suicidaire (l’on voit et, de fait, les vétérans ont raconté que certains soldats abandonnaient leurs armes et entraient dans la mer) ; sur la mer, l’espoir plein d’entrain des civils britanniques qui ont répondu à l’appel de la Navy pour rapatrier le plus de soldats possible (de fait, sur les 340 000, près d’un tiers, soit 100 000, atteindra l’Angleterre sur ces « little ships ») ; dans l’air, l’audace autant que le stress du pilote qui, non content de contrer une menace permanente, doit aussi toujours garder un œil rivé sur la jauge d’essence et inscrire à la craie, presque minute après minute, le nombre de gallons restants.
Mais Nolan ne veut pas tant comparer ces trois temps qui tissent trois mondes et façonnent trois personnalités que, disions-nous, les tisser pour les faire converger. Pour le réaliser, le cinéaste doit harmoniser ces rythmes si divers et accepter de répéter comme de fragmenter le temps aérien. Pour le comprendre ou, mieux, pour le vivre, le spectateur doit se défaire d’une illusion. Mais ici aussi, le réalisateur innove. Habituellement, le temps linéaire des films de guerre fait se succéder la durée longue des rampants – les soldats de l’armée de terre usés par l’acédie (La ligne rouge, de Terence Malik, que Nolan a fait voir à son équipe de tournage) ou rongés par l’angoisse de l’attaque par un ennemi aussi omniprésent qu’invisible (Platoon) – et l’événement brutal, souvent salvifique, de l’intervention aérienne (et tel est le cas dans la scène finale de Saving private Ryan). L’inconvénient d’une telle représentation est qu’elle oppose l’impuissance de l’armée de terre à la toute-puissance de l’armée de l’air, parfois aéroportée. Autrement dit, retomber dans les chemins trop arpentés du film de guerre, voire prendre parti. Dès lors se révèle clairement l’intention de Christopher Nolan : non pas filmer une guerre, avec ses vainqueurs et ses vaincus, mais une débâcle ou plutôt l’ambivalence d’une débâcle. Il s’agit, peut-être pour la première fois, de donner à voir non pas une victoire chèrement acquise ou une défaite décourageante, parfois méritée, mais un tiers état : cette étrange situation intermédiaire d’une armée qui, bien évidemment, n’a en rien triomphé, mais n’est pas cependant défaite puisqu’elle ne s’est pas rendue et possède des ressources inattendues de résistance, voire de contre attaque (comme l’attestent l’histoire des guerres napoléoniennes et, plus proche, la débâcle de Russie). La fin de l’histoire nous le révélera. Dans son génie militaire et politique, le vieux lion de 65 ans (dont un autre film encore sur les écrans souligne davantage la vulnérabilité : là encore, ambivalence de la débâcle !) qui seul, en Europe, fait face au Führer, espère transformer ces militaires en fuite et en faillite, tentés par le suicide ou la désertion, en troupes de réserve.
Ainsi munis d’une clé nouvelle, égrenons de nouveaux ternaires.
Commençons par la débâcle elle-même. Ni organisation supérieure, ni chaos indescriptible, elle est un retour à un état plus éclaté, qui libère les liens stricts et parfois contraignants de la hiérarchie militaire, et ouvre à des possibles inédits.
Trois comportements du soldat en débâcle. Il ne s’identifie bien entendu ni au militaire en attaque ou en défense, ni encore moins à la soldatesque dégénérée qui se métamorphose hideusement en prédateur hyperviolent, identifiant la loi à la peur de son fusil, le désir à ses pulsions sauvages, et l’état de droit à un état de nature pire que celui imaginé par Hobbes (« la guerre de tous contre tous »). D’un mot, il est en survie : affamé (réduit à grappiller des miettes de pain, dans la scène d’ouverture) et assoiffé (c’est en partageant des gouttes d’eau que l’Anglais et le Français se lient, là aussi au début), mais plus encore la peur au ventre et le désespoir au cœur, il ne cherche plus qu’une chose : sauver sa peau à tout prix, même à celui des préceptes que sa conscience ne manque pas de lui rappeler (« Tu ne mentiras pas », « Tu ne voleras pas » et surtout « Tu ne tueras pas l’innocent »).
Trois relations à la vie. Entre la survie inférieure du soldat dans la débâcle et la su(pe)r-vie héroïque de celui que des circonstances exceptionnelles révèleront, il y a la vie ordinaire, normale (normalement vertueuse) des civils qui, incapables de comprendre ce qui s’est passé sur le front, idéalisent les soldats sur le retour, redoublant sans le savoir, leur cynisme et le sentiment de leur indignité.
Trois nationalités : allemande, française, anglaise. Loin d’être juxtaposées, elles attestent elles aussi, dans la manière même dont elles sont filmées, le sens de la débâcle. En effet, jamais la caméra ne montre l’ennemi. Or, sans visage et sans voix, il apparaît d’autant plus diabolique ; surgissant de nulle part, il apparaît d’autant plus puissant et menaçant. Invisible rime avec imprévisible. Cet anonymat présente de plus l’avantage de nous centrer sur le seul vécu des protagonistes. Français et Anglais, quant à eux, loin d’apparaître comme des Alliés dans la défaite, sont plutôt présentés comme des frères ennemis. Les critiques hexagonales l’ont déploré, ajoutant ce regret à la frustration amère, on l’a dit, due à l’amnésie – ou plutôt au scotome – d’un Nolan adoptant presque exclusivement le point de vue britannique. Mais on peut tenter une lecture plus bienveillante (lectio difficilior !). Sous le feu de l’ennemi, face au besoin d’alléger la charge du bateau en train de couler, le soldat français qui s’est revêtu mensongèrement d’un uniforme anglais apparaît comme le bouc-émissaire rêvé : comment ne pas faire la peau de celui qui a cherché à la sauver (cette peau) de manière si honteuse ? En montrant la tension nationaliste, le réalisateur réinjecte de l’inimité au sein de ceux que leur situation devrait conduire à s’entraider. Ainsi, une nouvelle fois, la débâcle exerce son action dissolvante et déstructure les liens entre les individus et entre les nations.
Trois modes de regroupements des hommes. D’abord, la belle et efficace organisation militaire qui se poursuit jusque dans l’embarquement, non seulement dans les files d’attente regroupées par arme (« Tu n’es pas un grenadier »), mais dans la hiérarchie entre les valides et les blessés : seront ainsi sauvés pas moins de 13 000 d’entre eux sur les 200 000 Britanniques qui rejoindront leur pays. Mais ce bel ordonnancement se défait à chaque attaque des bombardiers allemands, conduisant à l’atomisation toujours plus pulvérulente du « sauve qui peut » parfois autolytique, lorsque l’angoisse devient insoutenable. Enfin, l’ordre désordonné, l’heureux fourmillement chaotique et pourtant créateur de sens – order from noise – des multiples bateaux civils, bateaux de pêche, chalutiers, yachts de plaisance, voire simples canots, qui assureront entre les deux rivages une incessante noria d’autant plus efficace que leur multiplicité défie les mitraillages aériens et que leur souplesse insoumise à la réglementation militaire leur permet de s’adapter à des secours inattendus (belle scène où M. Dawson sort de son flegme habituel pour tenir tête à son fils et sauver l’aviateur anglais).
Venons-en au triangle le plus décisif qui est aussi le plus intérieur, donc le plus « nolanien » : celui des dispositions qui anoblissent (les vertus) ou déshumanisent (les vices).
Nous rencontrons d’abord la lâcheté ordinaire, notamment des militaires anglais. Je me suis un moment demandé si Nolan était antimilitariste. En fait, rien, dans l’histoire, ne permet de l’affirmer. Il se contente de filmer, sans juger, ce que devient un homme qui, même entraîné, a supporté l’insupportable. Plus encore, il a voulu immerger le spectateur, au plus près des événements et des émotions, et ainsi nous faire expérimenter ce que nous serions tentés de devenir lorsque la vie laisse place à la survie. Par une caméra au plus près des acteurs, embarquée sur les avions ou les bateaux, longuement confinée dans des milieux inquiétants et étouffants, se refusant au rassurant plan large ou extérieur (tout-puissant), il nous fait éprouver ce que ces jeunes, trop jeunes, soldats ont vécu et pose à chaque spectateur la question : dans de telles circonstances, que seraient advenus mon code de valeurs et mon sens du devoir ? Certes, les civils britanniques apparaissent autrement plus honorables que les soldats. Mais n’oublions pas qu’ils n’ont pas éprouvé ce qu’aujourd’hui nous avons si bien appris à reconnaître que la psychiatrie lui a ménagé une place dans la classification universelle des pathologies psychiques (le DSM) : le stress post-traumatique. Merci à Cillian Murphy, acteur fétiche de Nolan (quatrième collaboration) d’avoir consenti à endosser le rôle peu reluisant de l’officier du CEB dont l’attitude irresponsable conduira à la mort un jeune anglais innocent. Il ne suscite en nous colère et jugement (ne va-t-il pas enfin changer, voire réparer en devenant le héros qu’on attend ?) que tant que nous oublions qu’il fut récupéré en pleine mer et a vécu l’insoutenable.
Faisant face à cette médiocrité, nous nous heurtons à l’intrépidité de Farrier, aux commandes de son Spitfire. Qu’il pilonne les avions allemands et protège les navires britanniques, c’est sa mission ; plus, cela requiert une authentique bravoure. Mais celle-ci suppose aussi le sens de la responsabilité (qui est de garder suffisamment de fuel pour le retour) et de la justice (qui est de sauver le plus possible l’avion, propriété de Sa gracieuse Majesté ou plutôt du peuple anglais). Les vertus morales sont connexes : l’absence de l’une affaiblit l’autre. Dès lors, le courage du pilote de la Royal Air Force apparaît plutôt comme une provocation et une audace casse-cou.
Se refusant à ces deux extrêmes, par défaut et par excès, se lève l’admirable vertu du trio (tiens, encore un !) des marins civils anglais qui conjuguent courage (avec quel sang froid, M. Dawson attend-il le dernier moment du vol en piqué pour changer de direction !), prudence (se détourner ou non pour secourir ce naufragé ?) et humanité (quelle compréhension, pleine de tact, le même capitaine manifeste-t-il à l’officier involontairement criminel).
Introduisons un dernier trio : George, embarqué par générosité mais non sans témérité (sa mort n’étant cependant en rien une sanction immanente) ; M. Dawson dont nous avons déjà relevé la figure exemplaire et même héroïque (comment ne pas souligner l’abnégation qui lui fait accueillir son fils cadet, alors que la guerre lui a déjà enlevé son aîné ?) ; mais surtout Peter, le frère cadet, qui donne lieu à la scène pour moi la plus émouvante du film. Dans un premier temps, à l’officier en stress post-traumatique qui demande des nouvelles de George, Peter répond encoléré : « Très mal ». Si le contenu est vrai, le ton, lui, est chargé d’un jugement que, peut-être, le spectateur confortablement caréné dans son fauteuil et bénéficiant d’une histoire nationale qui, fait rarissime, ignore la guerre depuis près de trois-quarts de siècles, aurait tendance à partager. Dans un second moment, Peter entend la même question : « Comment va-t-il ? ». Georges étant décédé entre temps, on attend un coup de gueule asséné comme un coup de poing : « Il est mort ». Mais, instruit par la ferme douceur et l’expérience mûrie d’un père plein de sagesse qui l’a informé, plus, instruit sans lui faire perdre la face, par ses gestes plus que par ses paroles, le jeune homme discerne alors jusque dans la répétition, un véritable souci de l’autre et répond avec douceur : « Bien ! ». Les larmes aux yeux, j’assistais à l’éclosion sinon d’un grand homme, du moins d’un grand acte, d’un acte magnanime au sens le plus étymologique du terme (magna anima, « grande âme »). Ainsi, en orchestrant ces différentes valses, ce film structural n’exclut pas l’histoire, c’est-à-dire l’évolution des personnes.
Reposons la question qui dérange : pourquoi Nolan a-t-il filmé tant de veuleries ? Concrètement : pourquoi n’a-t-il pas montré le retournement des deux fuyards ? Répétons-le, Dunkerque n’est ni un film de guerre centré sur des personnages historiques ni un survival centré sur des anonymes. Il inaugure un troisième genre qui les réconcilie : la débâcle, vue non pas comme une forme de la défaite, mais comme ouverture ambivalente sur des possibles contrastés. Ce faisant, il nous a rapprochés des personnes, c’est-à-dire des ressources tapies dans le cœur de chacun – cette capacité à retourner le pire en victoire. Comme toujours, ce qui intéresse avant tout le réalisateur-scénariste, c’est la nature humaine. Et ainsi, au-delà des histoires particulières, rejoindre l’universel.
Disons autrement et peut-être plus. Le « moraliste d’Hollywood » ne cherche pas à nous faire rêver – le sujet ne s’y prête pas : « Par la guerre, qui est grand ? » –, mais à nous faire réfléchir. Et peut-être à nous décider pour la vertu qui, alors, sera héroïque, voire surnaturelle. N’est-il pas significatif que, en arrivant sur la plage de Dunkerque, Christopher Nolan ait pensé à l’épisode biblique de la traversée de la Mer Rouge ?
Pascal Ide
Six militaires de l’armée de terre anglaise errent dans Dunkerque déserté, lorsque des soldats allemands embusqués les tirent avec une redoutable efficacité. Un seul en réchappe, Tommy (Fionn Whitehead) qui, en fuyant, croise une armée française peu accueillante (seule fois où nous la rencontrerons) et se retrouve brusquement sur une plage immense, zébrée des colonnes de militaires attendant pour être embarqués. En effet, encerclés par les troupes allemandes dans la poche de Dunkerque au début de la Seconde Guerre mondiale, quelque 400 000 soldats britanniques, canadiens, français et belges sont acculés, topographiquement et moralement. Du 26 mai au 3 juin 1940, l’Opération Dynamo est mise en place pour évacuer le Corps expéditionnaire britannique (CEB) du port et des plages françaises vers l’Angleterre. Mais comment embarquer sous les bombardements meurtriers des avions allemands pilonnant régulièrement la plage autant que les bateaux ?
Continuant à suivre Tommy qui, avec Alex, un autre soldat du CEB (Harry Styles), se fait passer pour brancardier afin d’être embarqué plus vite, nous allons aussi vivre avec un civil britannique, M. Dawson (Mark Rylance) – accompagné de son fils Peter (Tom Glynn-Carney) et de son ami George (Barry Keoghan) –, dont le navire, le Moonstone, est réquisitionné à Douvres pour récupérer les soldats. Nous serons aussi embarqués dans le Spitfire d’un pilote de la Royal Air Force, Farrier (Tom Hardy). Mais, entre mitraillage des plages à découvert, bombardements de destroyers surchargés, torpillage des bateaux se transformant en nasses, duels aériens, combien, civils et militaires, réchapperont à la traversée terriblement périlleuse du détroit du Pas de Calais ? Au-delà, ainsi que nous l’apprend le commandant Bolton de la Royal Navy (Kenneth Branagh), l’enjeu n’est rien moins que la victoire : Winston Churchill pourra-t-il récupérer au moins 10 % de ces militaires dont il a tant besoin pour poursuivre la guerre contre le IIIe Reich et surtout résister, sans nulle défaillance et sans nulle compromission, contre celui dont il est encore l’un des seuls à comprendre tout le danger qu’il représente pour l’Europe : Adolf Hitler ?