5) Applications
De ces différents développements, l’on peut tirer différentes conséquences qui sont aussi des applications, théoriques et surtout pratiques.
a) Terre-Ciel-Homme
La toute première application concrète, matérielle, est l’harmonisation entre la nature et l’homme. Précisément, elle se présente sous la forme de la triangulation Terre-Ciel-Homme. Certes, « les trois Génies de l’univers [1] » sont différents, voire polairement opposés. En effet, le Ciel et la Terre sont comme le Yang fécondant et le Yin récepteur : « Les Saints font du Ciel leur père, de la Terre leur mère, du Yin et du Yang leur corde maîtresse [2] ». Par ailleurs, l’Homme est un microcosme résumant Ciel et Terre. Et comme ils sont opposés, l’homme s’assimile cette polarité : « L’homme est formé de la vertu combinée du Ciel et de la Terre, par la rencontre du Yin et du Yang, par la réunion des esprits inférieurs kui et des esprits supérieurs shen, par les souffles les plus subtils des Cinq Éléments [3] ». Aussi l’homme est-il le miroir du monde, tout en étant aussi la source. François Cheng l’exprime admirablement en commentant une peinture qui fait la première de couverture de l’ouvrage qui a pour titre Œil ouvert et cœur battant :
« Pour un œil occidental habitué à la peinture classique où les personnages sont campés au premier plan et le paysage relégué à l’arrière-fond, le petit personnage dans le tableau chinois paraît complètement perdu, noyé dans la brume du Grand Tout. Mais si, avec un peu de patience et d’abandon, l’on consent à contempler ce paysage mû par le souffle de l’infini, jusqu’à y pénétrer en sa profondeur, on finit par prêter attention à ce petit personnage, à s’identifier à cet être sensible qui, placé à un point privilégié, est en train de jouir du pasage. On s’aperçoit qu’il en est le point névralgique, qu’il est l’œil éveillé et le cœur battant d’un grand corps. […] Si l’on se met dans cette posture, on peut admettre que l’homme a été fait, justement, pour être le cœur battant et l’œil éveillé de l’univers vivant ; il n’est plus cet être déraciné, éternel solitaire qui dévisage l’univers d’un lieu à part. Si nous pouvons penser l’univers, c’est que l’univers pense en nous [4] ».
Ainsi, l’homme n’est microcosme que par son intériorité en qui résonne non pas tant l’ensemble des êtres du cosmos que leur circulation vivante et harmonieuse, harmonie qui se redouble et s’amplifie d’y inclure l’homme. Ainsi, la distinction occidentale du sujet et de l’objet, allant jusqu’à la neutralisation du premier par le second, se trouve non pas dépassée, mais intégrée. Mais, en retour, à une méditation chinoise qui lisserait trop la différence homme-nature, qui symétriserait trop leur circulation, il faudrait ajouter que l’Occidental a vu que seul l’homme pense l’univers. La dernière formule doit alors s’entendre ainsi : l’univers pense en nous, mais ne se pense pas en nous. C’est toute la vérité d’un idéalisme compatible avec un réalisme supérieur.
Toutefois, l’essentiel est l’unité harmonieuse assurée par le VM qui lui-même ne fait que médiatiser le Vide suprême.
b) Conséquences anthropologiques
L’homme est donc un microcosme qui doit chercher en lui l’harmonie que l’univers cherche entre ses deux composantes, notamment le Ciel et la Terre. Or, nous avons vu que cette unité opérait par la médiation essentielle du VM, c’est-à-dire d’un vide dynamique qui anime le plein, c’est-à-dire encore du souffle qui circule entre les pôles. Aussi la pensée chinoise voit-elle en l’homme, certes un être de chair et de sang, donc du plein, mais aussi comme un être traversé par le Vide, c’est-à-dire par des souffles qui sont autant d’esprits : « Le corps de l’Homme a double Vide : le cœur de l’Homme a sa perspective du Ciel [5] ».
Voire, plus encore, l’homme est d’abord constitué par ce Vide. En effet, nous avons vu que tout le cosmos provient du Vide originel qui va se visibiliser, comme s’incarner dans les principes polaires qui se solidifient dans le plein. Or, l’homme est un résumé d’univers. On peut donc affirmer en toute rigueur que « l’homme naît d’une condensation des souffles [6] » – comme, analogiquement, les corpuscules sont la condensation du rayonnement énergétique primordial.
c) Conséquences éthiques
De là découle toute une éthique de vie, ce que le taoïsme appelle l’éthique du Saint. Loin de la dichotomie kantienne de la raison pure et de la raison pratique, le taoïsme enracine l’éthique dans l’anthropologie, comme celle-ci s’enracine dans la cosmologie – non sans honorer la spécificité de l’homme. Or, nous avons vu que la vitalité de l’homme, comme de tout être, se fondait sur le Vide médian, sur la circulation de celui-ci. Donc, l’éthique se mettra à l’école du VM. Or, l’équivalent anthropique du Vide cosmique est l’écoute, la réceptivité, le silence, la disponibilité. Une éthique taoïste valorisera donc d’abord cette attitude d’ouverture sereine :
« Qu’il est grand l’esprit du Saint ! Il est le miroir de l’univers et de tous les êtres. Le Vide, la quiétude, le détachement, l’insipidité, le silence, le non-agir sont le niveau de l’équilibre de l’univers, la perfection de la Voie et de la Vertu. C’est pourquoi le Souverain et le Saint demeurent toujours en repos. Ce repos conduit au Vide, le Vide qui est Plénitude, la Plénitude qui est Totalité. Ce vide confère à l’âme une disponibilité qui fait que toute action accomplie est efficace [7] ».
Cette ouverture synchronique se traduit en termes diachroniques par l’absence de rétention et la pérennité : « Les Saints s’aquittent de leurs tâches sans s’y attarder ; ne s’y attardant pas, ils demeurent à jamais [8] ».
Inversement, « qui aime avec excès s’épuise, qui amasse gros perdra gros [9] ». Et cette vérité éthique se projette elle aussi sur le plan ontochronique : « sur-développer, c’est hâter la vieillesse. C’est quitter la Voie. Et quitter la Voie, c’est bientôt périr [10] ».
Le Vide ne se limite pas à cette seule réceptivité. D’abord, elle est destinée à se laisser remplir par le don. Autrement dit, la pauvreté de la réception fructifie en richesse. En ce sens là, le taoïsme n’est pas le bouddhisme qui est consentement au rien : « Qui sait se satisfaire (de ce qu’il a) est riche ; qui adhère résolument au Tao s’accomplit [11] ». Ensuite, celle-ci laisse la chose reçue inchangée. Or, nous l’avons dit, le VM est transformant. Or, cette transformation suppose l’appropriation de ce qui a été donné et intériorisé :
« N’écoute pas par tes oreilles, mais par ton esprit ; n’écoute pas par ton esprit, mais par ton souffle. Les oreilles se bornent à écouter ; l’esprit se borne à se représenter [voilà pour la seule réception]. Le souffle qui est le Vide peut seul s’approprier les objets extérieurs [Voilà pour l’appropriation] [12] ».
Par ailleurs, cette appropriation transformante ne trouve pas sa fin en elle-même. Elle rejaillit en fécondité. Voilà pourquoi, ci-dessus, il était dit que « le Vide est Plénitude ». Mais poursuivons la citation du même philosophe dans son chapitre sur « Le monde des hommes » :
« Du Vide de l’esprit jaillit la lumière ; là se trouve le salut de l’Homme. Celui en qui le salut n’est pas s’appelle un Errant assis. Celui qui convertit l’ouïe et la vue en une compréhension intérieure et qui délaisse l’intelligence et ses connaissances, les mânes et les esprits le visiteront. C’est tout cela qui constitue le secret de la Transformation [13] ».
Enfin, la finalité ultime du VM est l’unité harmonisante. Voilà aussi pourquoi, ci-dessus, Chuang-tzu affirmait que « la Plénitude est Totalité ». Et voilà pourquoi Lao-tzu disait que « les Saints embrassaient l’Un pour être la règle du monde [14] ».
Sans étonnement, notons-le dès maintenant, nous avons retrouvé les trois moments de la dynamique ternaire du don (réception, appropriation et donation), couronnés par la communion.
d) Le dialogue interculturel
Depuis le xviiie siècle s’est imposée la thèse culturaliste selon laquelle les cultures sont incommensurables les unes aux autres, au point de dissoudre l’universalité naturelle (la nature humaine) dans les particularités culturelles. François Cheng s’oppose à « cette opinion répandue », selon laquelle « toute culture forme un bloc si irréductible qu’elle serait réfractaire à la transmission par rapport à une autre culture ».
Pour cela, il joint à la démonstration – par définition universelle et abstraite – l’expérience – par définition singulière et concrète – d’une biculturalité rare dans son extrême (la jonction de la culture française et de la culture chinoise [15]). Il argumente à partir du passage du singulier au particulier de la culture pour extrapoler – dans un a fortiori – au passage, beaucoup plus aisé, de la particularité culturelle à l’universalité humaine : « j’adhère pleinement à l’idée que toute personne est singulière, intrinsèquement unique ». Or, « paradoxalement, cette unicité de chacun ne peut prendre sens, n’est à même de se révéler et de s’épanouir que dans l’échange avec d’autres unicités, et la langue de la culture, valables pour une collectivité, ont précisément pour fonction de fixer des règles et des croyances communes, afin de favoriser cet échange et cette circulation ». Conclusion : « Puisque échange et circulation il y a au niveau d’un groupe d’hommes, pourquoi ceux-ci ne marcheraient-ils pas entre les cultures, surtout lorsque celles-ci cherchent à tendre vers une forme de vie vraiment ouverte [16] ? »
Nous pouvons élargir du dialogue entre cultures à la politique internationale :« La Chine aime un pays qui rayonne à partir de son centre. Or, la France est un pays du milieu. Voilà pourquoi la Chine aime tant la France ». Ainsi s’exprimait François Cheng à l’émission de Bernard Pivot, sur France 2, le 25 avril 2003. Or, ce centre (qui est le don à soi ou deuxième moment de la dynamique ternaire du don) est le Vide médian permettant la circulation active des dons.
e) Conséquences esthétiques
« Le propos de la poésie et de la peinture chinoises a été de traquer le mystère né de l’incessant échange entre les entités vivantes, cela depuis les très grandes entités jusqu’aux existences les plus intimes : comme lorsque, lasse de faire des tonds sur l’eau, la libellule se pose un instant sur la pointe du roseau ; lorsque, au travers des fentes du bitume, quelques brins d’herbe saluent bravement les nuages et boivent les gouttes de pluie bienfaisantes [17] ».
Nous pouvons élargir à l’esthétique. En effet, pour l’art chinois, la beauté est d’abord un reflet de la beauté cosmique. Or, celle-ci naît d’un « intime dialogue entre l’homme et la nature [18] ». En effet, selon l’antique tradition du Livre des Odes, ce dialogue vient d’une double figure rhétorique : le bi et le xing. Selon la première (bi), l’homme habité par un sentiment cherche à l’illustrer à partir de la nature : par exemple, l’orage exemplifiera sa colère. Selon la seconde (xing), c’est au contraire la nature qui éveille en l’homme des sentiments : par exemple, la montagne suscite la paix.
Or, les deux, homme et nature, s’interpénètrent, par exemple dans ce que les philosophes de l’époque Song (cf. ci-dessus) appelleront le ginq-jing, le « sentiment-paysage ». Mais cette interpénétration vient d’abord de ce que les instances sont mues par un qi, « souffle-esprit » (et un yi, « désir » ou « intentionnalité ») : l’esprit humain et l’esprit naturel (ou mondain au sens d’esprit du monde). Autrement dit de ce qu’il y a une affinité de nature. Mais l’entrecroisement suppose un autre élément qui sera découvert ultérieurement et que Shitao, peintre du xviie siècle, exprimait dans une formule expressive : « Je détiens le nœud de la montagne, son cœur bat en moi ». Et que l’on pourrait résumer en un mot plus abstrait, l’intériorisation. Et ce processus de circulation autant que d’intériorisation requiert le Vide médian.
Ainsi, provenant (du miracle autant que du mystère) de la rencontre, la beauté provient du VM qui la permet et la féconde.
« Si chaque présence est une finitude, en revanche, entre les présences qui ne cessent d’échanger circule le souffle de l’infini. La beauté, par son pouvoir d’attraction, contribue à la constitution de l’ensemble de présences en un immense réseau de vie organique où tout se relie et se tient, où chaque unicité prend sens face aux autres unicités et, par là, prend part au tout [19] ».
6) Relecture à la lumière de l’amour-communion
De manière directe, le taoïsme, qui est une philosophie, confirme et enrichit la métaphysique de l’amour-don qui est un amour-communion ; en retour, celle-ci en corrige les partialités, voire, paradoxalement, les unilatéralismes. Mais, de manière indirecte, il est une praeparatio evanglica. L’on n’y trouve pas seulement une semence du Verbe, mais une semence de la Trinité tout entière.
a) Relecture métaphysique
1’) Convergences signifiantes
Sans prétendre être exhaustif, relevons différentes convergences très signifiantes.
Commençons par le plus évident, d’ailleurs évoqué en passant : le Yin est au Yang ce que le récepteur est au donateur.
Par ailleurs, la métaphysique de l’amour-don unifie le double mouvement, linéaire et irréversible de la cascade (par exemple, l’ordre des générations, donc la différence père-fils), circulaire et réciproque de la boucle (par exemple, la communion entre époux, donc la différence homme-femme), en montrant que la première s’intègre dans la seconde. Or, nous avons vu plus haut que ce que Cheng appelle l’axe vertical strcturant le va-et-vient entre le Vide (suprême) et le Plein) anime du dedans l’axe horizontal animant l’interaction, au sein du Plein, des deux pôles Yang et Yin. Ainsi modèle datif et modèle taoïste entrent donc à nouveau en résonance.
L’un des plus décisifs apports du taoïsme réside dans son ontologie du vide médian, qui est souffle. Historiquement, elle fait converger les deux traditions antiques parallèles de l’épicurisme (l’atomisme lucrécien fondé sur la différence plein-vide) et du stoïcisme (le cosmos plein, mais pénétré d’esprit qui assure l’unité) ; autrement dit, ce que j’ai appelé sa kénologie et sa pneumatologie. Elle permet de préciser la nature même de ce tiers médiateur entre le donateur (qui au terme se recevra) et le récepteur (qui secondement se donne) qui n’est pas le don symbolisant, mais l’esprit qui altérise, spatialise, enveloppe et, ultimement, fructifie.
Le taoïsme souligne l’importance de la continuité entre Vide suprême et Vide médian, au point que, pour mieux la saisir, Cheng élabore sa distinction créative d’un double axe et nous avons montré que le second intériorise le premier, en assurant ainsi non seulement la pérennité, mais d’abord l’efficacité. Or, la première dynamique de l’amour-don, la ternarité personnelle est centrée sur l’appropriation par laquelle ce qui est reçu est intériorisé et transformé en donation. La philosophie taoïste est donc secrètement animé par la valse du don – que nous avons déjà illustré ci-dessus en passant.
2’) Corrections purifiantes
La métaphysique de l’amour apporte trois grands infléchissements correcteurs au taoïsme. Primo, celui-ci symétrise tellement le Vide et le Plein au sein de ce que Cheng appelle l’axe vertical et il égalise tellement les deux principes du Yang et du Yin au sein de ce que Cheng appelle l’axe horizontal qu’il efface l’initiative dative du Vide suprême et du Yang. Secundo, il fluidifie tellement les relations entre les êtres et au sein des êtres qu’il en perd le bien de l’individualisation (la substance), voire de la hiérarchie. On en sait les conséquences : théologiques (la religiosité incline vers un immanentisme, sinon un monisme) ; politiques (le primat du collectif efface les initiatives inviduelles et favorise la dictature, voire la tyrannie). Seule la Révélation chrétienne, en particulier celle de la Trinité, dont nous allons maintenant parler, est à même de faire rimer la hiérarchie et l’harmonie, l’unilatéralité du don et la réciprocité de la communion, la taxis et la périchorésis. Tertio, ce que le taoïsme interprète en termes avant tout cosmocentristes (même l’homme est relu à partir du cosmos, en particulier matériel), marqué par le déterminisme naturaliste, le christianisme le déchiffre non point d’abord à partir de l’homme (et de l’esprit de l’homme comme les modernes), mais à partir de Dieu et de son libre amour créateur qui enveloppe tout l’être, nature et homme. Ainsi, c’est non pas le taoïste, mais le chrétien Cheng qui écrit :
« Pourquoi tous les amoureux sont-ils beaux ? […] Pourquoi nous limiter aux seuls amoureux ? […] Tout visage humain, quand il est habité par la bonté, est beau [20] ».
Nous l’avons dit ci-dessus, François Cheng est suffisamment libre à l’égard de la pensée taoïste, cette prime matrice culturelle qui l’a façonné, pour lui adresser quelques critiques, justement à partir de l’autre culture qui l’a pollinisé, la culture occidentale :
« Centrée sur l’entrecroisement et le relationnel – et proche en cela de l’idée de « chiasme » prônéepar Merleau-Ponty –, la pensée chinoise a cependant manqué la démarche qui a fait la grandeur de l’Occident, à savoir le dualisme. Celui-ci qiu consistait à séparer l’esprit et le corps, le sujet et l’objet, a permis à l’Occident d’affirmer, d’une part, le statut du sujet, aboutissant par là à consolider le droit et la liberté effective, et d’autre part, le statut de l’objet, lequel a rendu possible la naissance de la pensée scientifique. Cette démarche, à nos yeux, est une étape inévitable et incontournable pour l’humanité. Faute de l’avoir effectuée à fond, la Chine n’a pas créé, sur le plan politico-social, les conditions nécessaires pour réaliser l’idéal ternaire. Car un authentique Trois n’est nullement un banal consens, encore moins un compromis, lequel n’est qu’un sous-Deux dégradant. Il ne peut avoir leiu que sur la bse d’un authentique Deux, puisque, nous l’avons dit, le Trois en question résulte toujours de l’interaction transformationnelle opérée au sein du Deux, lequel implique deux sujets de plein droit en présence. Tel est d’ailleurs l’enjeu du monde d’aujourd’hui [21] ».
Traduisons dans un autre registre métaphysique. La pensée (orientale) du Trois valorise la relation, la connexion entre les êtres, au risque de la dissolution des corrélatifs, qui est une forme philosophique du joachimisme. La pensée (occidentale) du Deux corrige cette pente moniste, en valorisant les relata, au risque symétrique de leur isolement, c’est-à-dire de leur atomisation individualiste.
b) Relecture triadologique
Assurément, on ne saurait pas parler ici d’une révélation explicite de la Trinité. D’ailleurs, le taoïsme ne confesse même pas l’existence d’un Dieu transcendant et librement créateur. Toutefois, son grand sens de l’harmonie opérant à tous niveaux et sa méditation sur son origine, a donné à ses sages fondateurs, Lao-tzu et Chuang-tzu de contempler des vestiges même des Personnes divines dans leur distinction comme dans leur communion à l’œuvre dans la création.
D’abord, quand Lao-tzu parle du Vide originel comme d’une « grande plénitude [22] », comment ne pas songer à saint Bonaventure qui parle du Père comme « plenitudo fontalis » ? Assurément, redisons-le, on ne saurait parler d’une révélation trinitaire explicite dans le taoïsme. Du moins, si l’on passe à la métaphysique sous-jacente, les correspondances sont non pas troublantes, mais éloquentes. En effet, la « plénitude » est la traduction dans un registre plus imagé du concept aristotélicien d’« acte » (énergéia), acte devant s’entendre au sens non pas éthique mais métaphysique (« actualité » versus potentialité), ou du concept platonicien de « bien » (agathos), bien devant lui aussi s’entendre au sens non pas éthique mais métaphysique (comme dans l’axiome : « bonum diffusivum sui »).
Comment ensuite ne pas être frappé de l’étonnante homologie entre l’importance accordée par le taoïsme au réceptacle en général qu’est le Yin et en particulier qu’est la vallée, avec l’intuition augustinienne du Fils comme Amatum (qui ne prendra toute son amplitude que chez Richard de Saint-Victor) et l’hapax thomasien affirmant du Fils qu’il est « Deus ut recipiens » ? En effet, loin d’être seulement fasciné par la seule puissance émissive du Souffle ou de la montagne, le taoïsme a observé que la force active ne s’accomplissait qu’en harmonie avec la douce réceptivité.
Enfin, comment de telles caractéristiques n’évoqueraient-elles pas l’Esprit ? De fait, le taoïsme n’ignore ni le nom ni la notion : le ch’i (ou ki ou tchi). Ce terme désigne autant l’air que le souffle, qui est l’air intériorisé ou vital [23]. Or, ce souffle est animé par un double mouvement contraire : l’expansion qui est l’inspiration et la concentration qui est l’expiration. Et comme l’inspiration est active et l’expiration passive, elles correspondent au yang et au yin. Donc, le ch’i est bien la réalité fondamentale à partir de laquelle la rythmique contractile et polaire se comprend. Nous retrouvons ainsi la caractéristique fondamentale de l’Esprit qu’est l’unification dynamique et médiatrice.
Dans son ouvrage sur l’Esprit-Saint, le théologien oratorien Louis Bouyer a consacré quelques pages aux « pressentiments de l’Esprit » dans le taoïsme [24]. Citons-les avec générosité :
[23] Ces cultures où nous pouvons suivre l’activité, l’influence du chaman sont sans doute trop primitives pour qu’on en ait tiré une théorie de l’esprit ou des esprits. Mais il est une très vieille culture, encore vivante aujourd’hui, qui s’est développée, affinée progressivement au cours des siècles, sans jamais perdre pourtant le contact, ni même une réelle continuité avec la culture la plus primitive. C’est la culture chinoise traditionnelle [25]. Il semble qu’on puisse y trouver comme la forme la plus archaïque d’une théologie de cet esprit que les chamans expérimentent et qu’ils font plus au moins expérimenter à leurs congénères. C’est le taoïsme[26].
Combien il est profondément enraciné dans l’âme chinoise, au point d’y apparaître indéracinable, rien ne le montre mieux que le fait que le communisme maoïste, si acharné la bannir toute trace de l’autre grande philosophie religieuse de la Chine, le confucianisme, ne paraît pas avoir envisagé la possibilité de faire de même à l’égard du taoïsme. Il semble plutôt s’efforcer de l’adapter, de l’expliquer dans son propre sens… ce qui pourrait bien avoir l’effet tout opposé de transformer le marxisme lui-même jusqu’à le rendre méconnaissable. C’est là en effet ce que le taoïsme est arrivé à faire jusqu’ici de toutes les formes de pensée étrangères à la Chine mais qui y ont trouvé un accueil, en particulier le bouddhisme [27].
Quoi qu’il en soit, à première vue, effectivement, le taoïsme ne paraît pas une forme de quelque spiritualisme que ce soit, mais davantage un matérialisme, et très précisément un matérialisme dialectique. Cependant, ce matérialisme chinois est si subtil qu’il est, dans ses formes supérieures en tout cas, bien difficile à distinguer de ce que nous pourrions appeler un pan-spiritualisme.
Le taoïsme se présente, en effet, sous plusieurs formes, apparentées certainement, mais bien différentes néanmoins. Il y a d’abord un taoïsme populaire, qui semble la plus vieille forme des religions de la Chine agraire. Dans son état présent, et peut-être bien depuis toujours, il charrie un stupéfiant [24] ramassis de superstitions vulgaires. Il ne faut pourtant pas oublier qu’il a poussé, jusque dans les milieux chinois les plus sophistiqués, des prolongements toujours vivaces. C’est le cas avant tout de l’alchimie chinoise, obsédée par la recherche d’une recette de longue vie, voire de vie perpétuelle.
Bien différent apparaît le taoïsme proprement philosophique, celui que la tradition fait remonter à Lao-Tzeu et qui trouve son expression classique dans le Tao-ze’-king qu’on lui a longtemps attribué [28]. C’est à lui que revient périodiquement l’âme chinoise, quand elle est lassée de l’humanisme enclos sur lui-même du confucianisme, et surtout des formes étroitement rationalisantes et volontaristes du néo-confucianisme. Le tao, en effet, n’est pas sans analogie avec ce que nos écologistes entendent par la nature. Tao, en chinois, signifie exactement voie, mais on pourrait lui appliquer la formule pascalienne sur les chemins qui marchent. C’est le flot continu, profondément un mais indéfiniment varié, de l’existence, de la vie cosmique. Ceci n’est pas sans analogie avec ce feu subtil, « artiste », dont parleront en Occident les stoïciens, et qui s’insinue en toutes choses. Il leur confère leur forme propre, tout comme il l’abolira, soit dans la mort individuelle, soit dans une périodique ekpyrôsís, un embrasement de toutes choses [29]. Mais le tao se rapprocherait davantage du feu héraclitéen : un feu qui est comme un courant continu, encore qu’en renouvellement perpétuel.
Une particularité du tao est dans sa constante bi-polarité : deux aspects opposés s’en trouvent toujours ensemble, mais d’une polymorphie inépuisable [30]. Ce sont le Yang et le Yin, qu’on retrouve dans la lumière et les ténèbres, le ciel et la terre, le masculin et le féminin. Par là, dans le Tao-te’-king et tout ce qui s’en inspire, le tao paraît à tour de rôle, voire simultanément, ce qu’il y a de plus transcendant et ce qu’il y a de plus immanent. Il est comme l’étoffe qui fait l’unité et la continuité de toutes choses. Mais il apparaît à d’autres moments comme une quasi-personnalité souveraine, laquelle [25] dépasse et réconcilie, mais au-delà de tout ce que nous pouvons concevoir, la mutabilité et la permanence.
Le tao est en toutes choses et il ne tient qu’à l’homme d’en découvrir, d’en laisser se manifester la présence souveraine en lui-même. Le permettra, diront les taoïstes, une forme Supérieure du « non-agir », par opposition à toute prétention de forcer, à plus forte raison de changer la réalité. Car on ne l’expérimente qu’en concordant avec lui. A cet égard, une formule comme celle de saint Augustin, sur Dieu plus intime’ à moi-même que je ne le suis pour moi-même, et pourtant incommensurable avec l’âme, a toujours paru aux taoïstes prenant contact avec l’Occident ce qui s’y est dit qui puisse le mieux exprimer leur expérience et leur façon de la comprendre. Reste à savoir s’ils la prendraient pour autant dans le sens d’Augustin. C’est là également ce qui a permis à l’esprit chinois de se saisir aussi volontiers du bouddhisme, mais en le transformant subtilement. Rien ne le dit mieux que ces paysages de l’époque Song, où l’on ne voit d’abord qu’une scène naturelle d’une beauté suave, d’une grandeur sereine. Il y plane une sorte d’unité vivante, au charme indéfinissable. Ensuite seulement on s’avise de la présence, si discrète, mais essentielle, d’un minuscule observateur humain. Il semble s’anéantir délibérément dans la contemplation de ce spectacle. En fait, il serait bien plus vrai de dire que ce spectacle, que cette vision de la nature sort de sa contemplation, est sa contemplation. Il s’y identifie, dans une humilité toute faite d’ouverture heureuse, au réel intégral : non au monde empirique, mais a un monde surhumain, non pas pour cela inhumain, qu’elle lui découvre, au-delà de toutes les expériences sensibles, plus encore de tous les raisonnements [31]…
On voit bien par tout cela comment le taoïsme, bien qu’il ne privilégie pas l’image de l’esprit ou des esprits, mais en se concentrant sur celle de la voie, a pu systématiser l’expérience primitive des cultures éveillées par le chamanisme : une expérience où l’immanence et la transcendance de cette réalité mystérieuse du spirituel paraissent d’emblée associées.
L’esprit, pourtant, acquerra droit de cité en propre terme dans la Chine néo-confucianiste avec Chu Hsi (1130-1200 de notre ère). La métaphysique indienne, transmise par le bouddhisme mahayana, amène alors à voir l’étoffe de base de l’univers dans le ch’i, qui peut être traduit aussi bien par [26] souffle que par air. Ce ch’i ne cesse de s’étendre ou de se contracter, comme par expiration ou inspiration. Sa phase d’expansion active correspond au yang, celle de concentration passive au yin. Toutes choses ne sont qu’une condensation du ch’i, et elles retournent à lui pour s’y dissoudre. La vie dépend en nous de l’activation du ch’i par le souffle, sa forme plus pure, libérée de sa forme dense et inerte qu’est le corps [32].
7) Conclusion
Voici comment François Cheng résume le rôle du VM dans le recueil éponyme de poèmes qu’il lui consacre :
« Le Vide médian, ce grand Trois né du Deux », le yin et le yang, « permet au Deux de se dépasser. Le Vide médian, tirant son pouvoir du Vide originel, intervient chaque fois que le yin et le yang sont en présence. Dans l’idéal, en tant que souffle lui-même, il a le don de créer un espace vivifiant et d’y entraîner le yin et le yang en vue d’une créative interaction. Drainant la meilleure part des deux, il les élève vers une transformation bienfaisante [33] ».
Permettez-moi une anecdote personnelle pour finir. J’ai eu l’honneur de pouvoir échanger avec François Cheng, lorsqu’il est venu à Saint Louis des Français (à Rome), en février 2004. Il m’a notamment dit être habité par la pensée ternaire, trinitaire, qui était présente dans beaucoup de civilisations, notamment chinoise et confucéenne : le yin, le yang et le vide entre les deux (dont j’ai découvert depuis qu’il le qualifiait de médian). Au terme de notre entretien, je l’ai salué en lui disant : « Merci ». Il m’a aussitôt répondu en faisant allusion au titre d’un de ses derniers livres [34], petit par la taille, mais grand par le contenu, dans lequel il a déposé beaucoup de la sagesse qu’il a acquise : « Non, ce fut un dialogue ».
Des deux grandes spiritualités traditionnelles façonnant la culture chinoise, le taoïsme et le confucianisme, le premier est le plus profondément enraciné [35]. Et Cheng s’en fait l’écho.
Bibliographie
Nous nous limiterons aux essais de François Cheng qui traitent expressément de notre thème.
– François Cheng, Vide et plein. Le langage pictural chinois, Paris, Seuil, 1979, coll. « Points Essais » n° 224, 1991.
– François Cheng, Souffle-Esprit. Textes théoriques chinois sur l’art pictural, Paris, Seuil, 1989, coll. « Points Essais » n° 545, 2006.
– François Cheng, Le Dialogue. Une passion pour la langue française, Shangaï, Presses artistiques et littéraires de Shangaï, Paris, DDB, 2002.
– François Cheng, Le Livre du vide médian, coll. « Espaces libres », Paris, Albin Michel, 2004, 22009.
– François Cheng, L’un vers l’autre. En voyage avec Victor Segalen, Paris, Albin Michel, 2008.
– François Cheng, Et le souffle devient signe. Portrait d’une âme à l’encre de Chine, Paris, L’iconoclaste, 2010.
– François Cheng, Quand reviennent les âmes errantes. Drame à trois voix avec chœur, Paris, Albin Michel, 2012.
– François Cheng, De l’âme. Sept lettres à une amie, Paris, Albin Michel, 2016.
– François Cheng, Œil ouvert et cœur battant. Comment envisager et dévisager la beauté, Paris, DDB, Collège des Bernardins, 2016.
– François Cheng, À Notre Dame, Paris, Salvator, 2019.
Pascal Ide
[1] François Cheng, Vide et plein, p. 61.
[2] Huai-nan-tzu, cité dans Vide et plein, p. 62.
[3] Livre des rites, cité dans Vide et plein, p. 62.
[4] François Cheng, Œil ouvert et cœur battant, p. 49-50.
[5] Chuang-Tzu, chap. « Les choses extérieures » , cité dans Vide et plein, p. 62.
[6] Chuang-Tzu, chap. « Intelligence voyage dans le Nord » , cité dans Vide et plein, p. 62.
[7] Chuang-Tzu, chap. « La Voie du Ciel » , cité dans Vide et plein, p. 63.
[8] Lao-Tzu, Le Livre de la Voie et de la Vertu, chap. ii, cité dans Vide et plein, p. 64.
[9] Lao-Tzu, Le Livre de la Voie et de la Vertu, chap. xliv, cité dans Vide et plein, p. 64.
[10] Lao-Tzu, Le Livre de la Voie et de la Vertu, chap. xxx, cité dans Vide et plein, p. 64.
[11] Lao-Tzu, Le Livre de la Voie et de la Vertu, chap. xxxiii, cité dans Vide et plein, p. 64.
[12] Chuang-Tzu, chap. « Le monde des hommes », cité dans Vide et plein, p. 63.
[13] Ibid.
[14] Lao-Tzu, Le Livre de la Voie et de la Vertu, chap. xxii, cité dans Vide et plein, p. 63.
[15] François Cheng dit avoir effectué « le plus grand écart que constitue le passage d’une écriture idéographique de type isolant à une écriture phonétique de type réflexif ». (Le Dialogue. Une passion pour la langue française, Shangaï, Presses artistiques et littéraires de Shangaï, Paris, DDB, 2002, p. 78-79)
[16] Ibid., p. 13-14.
[17] François Cheng, Le Livre du vide médian, p. 14.
[18] François Cheng, Le Livre du vide médian, p. 12. Pour le développement qui suit, cf. p. 12-14.
[19] François Cheng, Œil ouvert et cœur battant, p. 23.
[20] François Cheng, Œil ouvert et cœur battant. Comment envisager et dévisager la beauté, Paris, DDB, Collège des Bernardins, 2016, p. 42.
[21] François Cheng, Le Livre du vide médian, p. 10 et 11.
[22] Lao-Tzu, Le Livre de la Voie et de la Vertu, chap. xlv, cité dans Vide et plein, p. 56.
[23] Cf., par exemple, Lao-tzeu, La Voie et sa vertu. Tao-tê-king, X, p. 39.
[24] Louis Bouyer, Le Consolateur. Esprit Saint et vie de grâce, Paris, Le Cerf, 1980, p. 23-26 : « Le tao et la Chine ».
[25] Voir The Legacy of China, edited by Raymond Dawson, Oxford, 1964.
[26] Voir principalement Le Taoïsme, de Henri Maspero, Paris, 1950.
[27] Voir ce qui est dit du bouddhisme spécifiquement chinois dans The Legacy of China, par E. Zurcher, pp. 56 ss.
[28] On se reportera de préférence à la nouvelle traduction donnée par François Houang et Pierre Leyris, Paris, 1979. Le commentaire du R. P. Claude Larre, Paris, 1977, est profondément suggestif, mais peut-être par trop personnel.
[29] Ce thème, repris par le stoïcisme, est un vieux thème mythique, qui se retrouve dans les plus diverses cultures.
[30] Voir Max Kaltenmark, Le Taoïsme religieux, pp. 1216 ss. de l’Histoire des religions de La Pléiade, vol. 1.
[31] Voir le chapitre sur cette période dans l’Introduction à la peinture chinoise de Peter Swan, trad. fr., Paris, 1958 ou mieux encore Victor Fenellosa, History of Chinese Painting, New York, réédition de 1969.
[32] Cf. A. C. Graham, Reason in Chinese Philosophical Tradition, p. 51 de The Legacy of China.
[33] François Cheng, Le Livre du vide médian, p. 8 et 9. Encore plus bref : le « Souffle primordial [est] dérivé du Vide originel » ; les « Souffles vitaux Yin et Yang, par leur interaction sans cesse activée par le souffle du Vide médian, régissent la relation ternaire entre Ciel, Terre et Homme » (François Cheng, Souffle-Esprit, p. 12).
[34] Cf. François Cheng, Le Dialogue. Une passion pour la langue française, Shangaï, Presses artistiques et littéraires de Shangaï, Paris, DDB, 2002.
[35] Sur le caractère plus structurant du taoïsme pour la pensée chinoise, cf. Raymond Dawson (éd.), The Legacy of China, Oxford, Clarendon press, 1964.