Max Picard (1888-1965) est un philosophe suisse alémanique encore trop peu connu, bien qu’une partie de ses ouvrages soit traduite en français dès 1923 [1], et qu’Emmanuel Levinas salue son travail, notamment l’importance accordée au visage [2]. Il s’est fait connaître du public francophone par son livre Die Welt des Schweigens, 1948, qui fut traduit en français sous le titre Le monde du silence [3] et qu’a préfacé Gabriel Marcel [4]. Nous nous pencherons sur un ouvrage de 1934, moins connu, mais au contenu aussi innovant que pertinent : La fuite devant Dieu [5].
1) Thèse
Comme le titre l’exprime de manière transparente, Picard propose une description ou plutôt une herméneutique de l’homme contemporain à partir de la catégorie de la fuite, et de la fuite de Dieu ou, mieux, devant (vor) Dieu. Aujourd’hui, « l’individu existe d’abord comme un homme qui fuit [6] ».
À chaque pas, le monde de la fuite s’oppose diamétralement au monde de la foi. Or, celle-ci se caractérise par le fait de la Révélation ou de la grâce. On peut donc comprendre la misère de l’homme qu’est sa fuite seulement sur fond de sa grandeur, au sens pascalien. Aussi la fuite n’est-elle pas le dernier mot de la condition humaine.
2) Exposé
La description de la fuite englobe la totalité de ce qu’est l’homme, jusque dans sa relation avec Dieu, avec autrui, avec soi-même et même avec l’économie [7], les choses [8], les figures plastiques [9], l’art [10], la nature [11] et le moi (sur lequel ouvre l’ouvrage [12]). Au croisement de la nature et de la personne, se trouve cette merveille qu’est le visage, auquel Max Picard consacre un chapitre qui succède à un chapitre non moins suggestif sur « Forme plastique et fuite » [13].
Qu’est-ce que notre auteur entend par « fuite » ? Le terme, présent presque à chaque ligne, n’en devient-il pas trop universel, une sorte d’existential devenu transcendantal, au sens médiéval du terme ? Voire, à force d’utiliser le substantif « fuite », d’autant qu’il est employé sans son complément « de Dieu » ou plutôt « devant Dieu », ne finit-il pas par l’hypostasier et le substituer à l’homme contemporain ?
Il me semble que le contenu le plus radical de la fuite soit la possibilité : « Une chose ne vaut pas parce qu’elle est là », actuelle, achevée, « mais parce qu’elle peut être partout et parce que tout peut naître d’elle, et, plus il peut naître de choses d’elle, plus elle vaut [14] ». « Ainsi le monde de la fuite est le monde non pas de la nécessité, mais de la possibilité [15] ».
La reconduction de l’acte non pas à la puissance, mais au possible, a pour conséquence la superficialisation, la disparition de la profondeur. Cela vaut par exemple pour le visage humain dont Picard soutient qu’il est « fait à l’image de Dieu [16] » ; « Les éléments isolés du visage, l’œil, le nez, la bouche sont créés dans le visage de la foi comme par un acte particulier ; chacun en es si achevé qu’un nouvel acte de création semble avoir été nécessaire pour chacun et chacun est si parfait, forme un tel tout que l’on ne s’attend pas à ce qu’une nouvelle perfection commence à sa limite ». Dans la fuite, ces éléments se brouillent, « la particularité par quoi, dans le visage de la foi, chaque élément se distingue des autres, est effacée [17] ». Or, un tel visage perd toute sa profondeur ontophanique : « Si l’homme fuit devant Dieu et ne veut plus avoir de faute devant lui, alors le visage perd sa profondeur, il devient seulement surface. Là où il y avait autrefois la profondeur de la faute, il y a maintenant l’angoisse exténuante, superficielle et plate, l’angoisse quine sait même pas pourquoi elle est angoisse et, alors, court de tout côté ». Inversement, le visage de la foi ne se réduit pas à sa simple apparence plate, mais comporte un surplus de présence qui signale l’excès même de la vocation surnaturelle à laquelle l’homme est appelée : « Le visage, dans le monde de la foi, a plus d’existence présente que de fin. […] En voyant, il [l’œil d’un tel visage] ne prend pas seulement une chose, mais encore il lui donne aussi quelque chose par son regard ; il le lui donne de son plus [18] ».
Enfin, la logique la plus radicale est idolâtrique. Par la fuite, l’être humain imite le plus profondément Dieu : « On a tenté de parer le phénomène de la fuite des attributs de Dieu [19] ». Et le chapitre égrène ainsi toutes les propriétés de l’essence divine du De Deo uno : la grandeur infinie, l’ubiquité, l’autorité, la patience, l’imprévisibilité, etc. Et Picard de conclure : « Dans la fuite, on imite l’être entier de Dieu. Peut-être, dans sa compassion, Dieu a-t-il laissé à ceux qui fuient cette issue : à partir de l’imitation, retrouver le chemin menant à l’être vrai [20] ».
La conséquence du monde de la fuite du côté du fuyard est, objectivement, cette pulvérisation de l’homme qui organise sa fuite (notamment par l’espace des loisirs) [21] et, subjectivement, la déréliction [22] et l’angoisse [23]. Aussi Picard réinterprète-t-il heureusement les concepts de l’analytique du Dasein en termes théologiques. Il montre également que, loin d’être borné dans l’horizon de finitude, le Dasein est en fait indéfini : « Dans le monde de la fuite, l’homme n’existe pas comme un être particulier délimité ; il n’existe que comme un pêle-mêle de sentiments, de volitions et d’activités [24] ».
Mais le dernier mot n’est pas à la fuite. La thèse cachée du livre n’apparaît qu’au dernier chapitre : Celui qui est fui y apparaît alors comme la condition même de la fuite. Ainsi Dieu se donne non pas comme subissant passivement la fuite, mais poursuivant activement celui qui fuit. Il n’y aurait pas de fuyard, s’il n’y avait Le Poursuivant – Dieu [25]. « Ce qui est démoniaque, c’est que ceux fuient savent ne pouvoir fuir que parce que Dieu les poursuit [26] ». Mais, « plus grandit la formation de la fuite, plus elle se précipite véhémentement et, plus, distinctement, se dresse seul, là, Dieu [27] ».
La raison principale en est que Dieu seul peut contenir la désagrégation qui menace à chaque instant la fuite : « Toute la formation de la fuite se désagrégerait si, même dans la fuite, elle n’appartenait encore à quelqu’un : à Dieu. La force de Dieu la maintient cohérente [28] ».
3) Évaluation
La finesse et le caractère prophétique du diagnostic surprend : notre xxie siècle n’a pas seulement confirmé le jugement de Picard, il l’a exaspéré à un point que son auteur ne pouvait imaginer. Que l’on en juge l’évaluation suivante : « Le cinéma, voilà la fuite parfaite. Modèles de fuite, les cinémas sont installés partout afin que les hommes apprennent comment on fuit le mieux. Les personnages sur l’écran ne sont arrangés que pour la fuite, ils sont incorporels [29] ».
Avec la tendance conceptuelle qui caractérise le penseur (et la langue) allemande(s), Picard parle toujours de « fuite », mais jamais de « fuyard ». Il attribue à celle-ci, qui n’est qu’un acte, ce qui appartient au suppositum. La conséquence positive en est une compréhension saisissante de la réduction de celui qui fuit à cette fuite. La conséquence négative, nous l’avons relevé ci-dessus, est une tendance à l’abstraction ou l’hypostasie des notions.
4) Relecture en fonction du don
Max Picard propose une fine description de l’homme qui a rompu les amarres vis-à-vis de son origine. Coupé du don fontal (le don 1) qu’est le Don divin, le don humain (le don 2) lui-même se superficialise, se pulvérise et perd toute figure. Même l’angoisse de l’homme devient informe. Le philosophe alémanique montre donc avec profondeur combien le don 2 se reçoit vitalement du don 1. L’autonomie se conquiert non pas en s’arrachant à l’hétéronomie (de la théonomie), mais en s’y abreuvant.
Par ailleurs, notre auteur propose aussi une remarquable lecture de l’action providentielle. Souvent, le silence apparent de Dieu est interprété comme un retrait, voire comme une impuissance ou une rétraction [30]. En montrant que celui qui fuit ne fuit pas tant Dieu que devant Dieu qui toujours le poursuit, Picard permet une interprétation pleinement positive de ce retrait en termes de toute-puissance agissante.
Pascal Ide
[1] Cf. Max Picard, Der letzte Mensch, 1921 : Le dernier homme, trad. Piet Heuvelmans, préface de Frantz Hellens, Bruxelles, Le disque vert, 1923.
[2] Cf. le chap. que lui consacre Emmanuel Levinas dans Noms propres. Agnon, Buber, Celan, Delhomme, Derrida, Jabès, Kierkegaard, Lacroix, Laporte, Picard, Proust, Van Breda, Wahl, Saint-Clément-la-Rivière, Fata Morgana, 1976.
[3] Cf. Max Picard, Le monde du silence, trad. Jean-Jacques Anstett, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », Paris, p.u.f., 1953 ; rééd. avec notice et apparat critique de Jean-Luc Egger, Genève, Éd. la Baconnière, 2019.
[4] Cf. Germain Gabriel, « Dialogue du silence et de la parole, Max Picard et Gabriel Marcel », Esprit, (novembre 1970), p. .
[5] Cf. Max Picard, Die Flucht vor Gott, 1934 : La fuite devant Dieu, trad. Jean-Jacques Anstett, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », Paris, p.u.f., 1956.
[6] Max Picard, La fuite devant Dieu, trad. Jean-Jacques Anstett, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », Paris, p.u.f., 1956, p. 1.
[7] Cf. Ibid., chap. vii.
[8] Cf. Ibid., chap. ix.
[9] Cf. Ibid., chap. xi.
[10] Cf. Ibid., chap. x.
[11] Cf. Ibid., chap. xiii.
[12] Cf. Ibid., chap. i-v.
[13] Cf. Ibid., chap. xi.
[14] Ibid., p. 9. Cf. chap. ii : « Structure de la fuite ».
[15] Ibid., p. 10.
[16] Ibid., p. 111.
[17] Ibid., p. 111. Cf. chap. xii : « Le visage humain dans la fuite ».
[18] Ibid., p. 115.
[19] Ibid., p. 57. Cf. chap. vi : « L’imitation de Dieu dans la fuite ».
[20] Ibid., p. 64.
[21] Cf. chap. iii.
[22] Cf. chap. iv.
[23] Cf. chap. v.
[24] Ibid., p. 41.
[25] Cf. Ibid., chap. xiv.
[26] Ibid., p. 128.
[27] Ibid., p. 129-230.
[28] Ibid., p. 127.
[29] Ibid., p. 7. Pour plus de détail, cf. chap. x : « L’art dans la fuite ».
[30] Cf. le texte, fameux entre tous, de Hans Jonas, Le concept de Dieu après Auschwitz. Une voix juive, trad. Philippe Ivernel, suivi de Catherine Chalier, « Dieu sans puissance », coll. « Petite Bibliothèque », Paris, Payot et Rivages-poche, 1994.