Vingt siècles de christianisme. Quel héritage ? 1/2

Un bref parcours de théologie morale

Pascal Ide, « Vingt siècles de christianisme. Quel héritage ? Un bref parcours de théologie morale », Coll., Et l’homme dans tout ça ?, Actes du Congrès européen d’éthique à Strasbourg, 27-29 mai 2005, Saint-Légier (1806 Suisse), Éd. Emmaüs, 2006, p. 85-109.

« La mystique, dans le christianisme, n’est autre chose que l’incandescence de l’éthique [1] ».

Le titre (dont j’ai hérité !) est ambitieux, à la limite outrecuidant. Beau et périlleux comme une tentation… Pour conjurer celle-ci, j’ai cherché à l’autolimiter de trois manières. D’abord, quant au contenu : puisque ce colloque porte sur l’éthique, je me limiterai à l’héritage chrétien dans le domaine moral. Et l’héritage chrétien occidental qui est celui que je connais le moins mal. Ensuite, quant à la perspective, celle-ci sera bien entendu chrétienne ; mais l’identité chrétienne se déclinant de multiples manières, la mienne sera catholique. Enfin, quant au thème : j’en aborderai un seul, à vrai dire le plus central, celui de l’articulation des notions nodales de l’éthique – loi, bonheur (et bien), vertu, liberté et conscience [2].

Sans entrer dans des débats infinis sur le sens à donner au terme « morale », je ne ferai ici pas de différence avec celui d’« éthique » [3] et définirai la morale comme la discipline ayant pour objet l’action humaine ; dès lors, la morale chrétienne sera « l’agir en Christ ».

Je distinguerai quatre étapes de l’histoire de la morale chrétienne : l’Écriture qui occupe la place de l’origine, des Pères au xiiie siècle, de la fin du Moyen-Âge (à partir de la rupture opérée par Ockham) jusqu’au Concile Vatican II, l’époque actuelle. Découpées dans un continuum, elles ne peuvent qu’être, au moins partiellement, artificielles [4].

Le sujet n’en demeure pas moins encore démesuré et contraint à la magnanimité cette vertu célébrée par les Anciens [5].

1) Les sources scripturaires de la morale

L’enseignement de l’Évangile ne se comprend véritablement que sur fond de continuité et de rupture avec l’Ancien Testament (la Torah, mais aussi les écrits de sagesse). Faute de temps et à regret, je ne traiterai que du vin nouveau de l’Alliance avec le Christ.

a) Le Sermon sur la montagne

Le principal texte du Nouveau Testament concernant la morale est ce qu’on appelle parfois le « Sermon sur la montagne » (cf. Mt 5-7). Son autorité et son importance tient à de multiples causes. D’abord, il s’agit d’un texte évangélique : même s’il a bénéficié de tout un travail rédactionnel, il rapporte les paroles mêmes du Seigneur. Ensuite, il constitue le premier et le plus long (trois chapitres) des cinq discours de la vie publique du Christ. Par ailleurs, il résume la catéchèse morale primitive. Enfin, il s’adresse à tous et non à une élite religieuse, ainsi que saint Augustin ou saint Jean Chrysostome l’ont bien noté.

Je résumerai (et, pour une part, tronquerai) son contenu (autant que son plan) en trois points :

  1. Le bonheur. Jésus commence ce discours par les neuf Béatitudes, voire par un mot « makarioï » (« bienheureux »), qui est un appel au bonheur [6]. Que les voies de la félicité ne soient pas celles auxquelles on s’attend n’empêche pas que le Christ appelle l’appel de l’homme au bonheur.
  2. L’intériorisation de la loi. D’abord, le Christ développe cinq préceptes du Décalogue sous forme antithétique : « On vous a dit […]. Et moi je vous dis ». Or, le changement est, chaque fois, une intériorisation : la justice est désormais placée dans le cœur de l’homme, là où l’amour pardonnant de Dieu le rejoint. Ensuite, le Christ reprend les trois actes principaux de la vie religieuse : l’aumône qui nous met en relation avec autrui, la prière qui nous met en relation avec Dieu et le jeûne qui nous met en relation avec soi. Or, de nouveau, à chaque fois, le Christ insiste sur l’intériorité et, précisément, sur le secret.
  3. L’universalité de la prescription éthique. Le Christ conclut son enseignement en résumant la Loi dans la Règle d’or, sous s forme positive : « Tout ce que vous voulez que les autres fassent pour vous, faites-le aussi pour eux » (Mt 7,12). Ainsi ouvre-t-il la porte ouverte à une normative universelle, audible par tout homme de bonne volonté [7].

b) « La catéchèse morale des enseignements apostoliques [8] »

Je me limiterai aux épîtres pauliniennes [9]. Nombreux y sont les enseignements moraux (1 Co 12-13 ; Ga 5 ; Ep 4-6 ; Ph 2,1-17. 3,1-4,9 ; Col 3-4,6 ; 1 Th 4-5). Je n’en retiendrai qu’un seul, celui de la lettre aux Romains (chap. 12 à 15). Cette « paraclèse » [10] est un modèle de catéchèse apostolique. Je voudrais seulement souligner quatre points :

  1. La lettre présente une profonde unité : la partie morale est en dépendance immédiate et étroite avec toute la première partie relative la justification (chap. 1 à 11). Un signe suffira à l’assurer : la seconde partie commence ainsi : « C’est pourquoi (je vous exhorte, frères)… » (Rm 12,1) ; or, cette conjonction est de consécution ; Paul envisage donc la vie dans le Christ comme un déploiement de la grâce de la justification et de la contemplation du mystère du salut dans l’histoire. Loin d’opposer foi et morale, l’Apôtre en atteste la continuité.
  2. Selon Paul, la source de la morale est la Personne même du Christ : la vie chrétienne est une vie « dans le Christ » (en Christô), comme il aime le répéter. En effet, c’est le Fils qui communique à ses disciples la justice par le don de la foi ; et ces dons sont intériorisés par l’Esprit qui est lui-même envoyé par le Christ. En un mot, le Christ apparaît comme « norme concrète » [11] de tout l’agir croyant.
  3. L’éthique paulinienne s’achève dans la charité. Paul souligne l’importance centrale de la charité dont il dresse un tableau lyrique (12,9-13). Elle trouve son sommet dans l’invitation à bénir des persécuteurs (12,14-21). Et la charité elle-même n’est pas détachée de la foi : celle-ci est le fondement et celle-là l’achèvement. La foi opère en charité, dit Paul aux Galates (Ga 4,6) ; et l’agapè, avant d’être action, est elle-même don de l’Esprit infusé dans le cœur (Rm 5,5).
  4. Enfin, Paul évoque volontiers la présence de Dieu dans la création (Rm 1,19-21 ; il en découle d’ailleurs tout un riche enseignement moral à l’intention du païen : v. 22-32) et dans la conscience humaine (les païens qui accomplissent les prescriptions de la Loi sans la posséder, attestent que « cette loi » est « inscrite dans leur cœur, à preuve le témoignage de leur conscience » : Rm 2,14-15). Autrement dit, l’Apôtre évoque la visée potentiellement universelle de l’éthique. Voilà pourquoi il recommande aux Philippiens de chercher « tout ce qu’il y a de vrai, de noble, de juste […], tout ce qu’il peut y avoir de bon dans la vertu (arêtè : seul passage où Paul emploie ce mot) et la louange humaine » (Ph 4,8).

2) Les Pères et le Moyen-Âge

a) La morale patristique [12]

On ne rencontre pas de traité systématique de morale chez les Pères de l’Église. En effet, la répartition du contenu théologique en traités est tardive. Néanmoins, les Pères ont écrit des œuvres empreintes d’une profonde réflexion éthique, comme le livre III du Péri Archôn d’Origène, Le pédagogue de Clément d’Alexandrie, Les mœurs de l’Eglise catholique d’Augustin d’Hippone. Ils ont aussi rédigé des ouvrages traitant de problèmes moraux particuliers, par exemple sur le mensonge, le jeûne, le mariage et la virginité.

Soulignons deux points communs. À la période patristique, la source première de l’agir chrétien est l’Écriture et, en elle, la personne et l’agir du Christ. Pour autant, les Pères s’inscrivent aussi dans la continuité de la culture et des philosophies gréco-romaines. Ils puisent abondamment dans les courants philosophiques : stoïciens, néoplatoniciens, etc. Mais, s’ils savent tirer ce qu’il y a de meilleurs du monde antique qui est le leur, ils savent aussi opérer un discernement, purifier la pâte rationnelle avec le levain de la lumière évangélique, et surtout ne pas confondre la vertu humaine avec le don de la grâce qui seule peut sauver. En voici un exemple emprunté à Augustin. Ayant recueilli la doctrine des quatre vertus cardinales élaborée par les philosophes du Portique, voici comment, génialement, il la christianise en relisant ces dispositions à partir de l’amour : « Que si la vertu nous conduit à la vie heureuse, j’ose affirmer que la vertu n’est absolument rien d’autre chose que le souverain amour de Dieu. Car, en disant de la vertu qu’elle est quadripartite, on le dit, autant que je le comprends, des divers mouvements de l’amour lui-même. Aussi, ces fameuses quatre vertus, n’hésiterai-je pas à les définir ainsi : la tempérance est l’amour qui se donne intégralement à ce qu’il aime ; la force est l’amour qui tolère tout facilement pour ce qu’il aime ; la justice est l’amour qui sert exclusivement ce qu’il aime et à cause de cela domine avec rectitude ; la prudence est l’amour qui sépare avec sagacité ce qui lui est utile de ce qui lui est nuisible [13] ».

b) Un sommet et une synthèse : Thomas d’Aquin

Alors que les essais patristiques demeurent partiels et parcellaires, Thomas d’Aquin (1225-1274) va rédiger non pas un traité de morale mais consacré toute une partie, très systématique, de son œuvre majeure et la plus célèbre, la Somme de théologie, à ce sujet. Elle se divise en trois parties : la première traite de Dieu en lui-même et source de toute créature (Ia), la seconde de l’homme dans son retour vers Dieu (IIa) et la troisième de l’Homme-Dieu, le Christ, qui est le chemin conduisant l’homme vers le Père (IIIa). La seconde partie correspond donc à ce que nous avons appelé « morale ». On devine déjà que celle-ci, loin de se réduire à une énumération sèche de préceptes, étudie l’agir de l’homme qui, venu de Dieu, retourne dans la maison du Père.

La partie morale se distingue en morale générale (Ia-IIae) et morale particulière (IIa- IIae). Et il est éclairant, après cette mise en situation, de parcourir les principales articulations de la partie générale en les résumant chacune par une proposition :

  1. L’homme est orienté vers Dieu car il est fait à son image (prologue).
  2. L’homme est avant tout celui qui cherche le bonheur, celui-ci s’identifiant à l’union avec Dieu (q. 1-5).
  3. L’acte humain qui porte l’homme vers son but naît à la fois de sa liberté (q. 6-21) et de ses sentiments (q. 22-48).
  4. L’action humaine a besoin de ce principe d’excellence qu’est la vertu et le don de l’Esprit (q. 49-70).
  5. Le péché qui s’oppose à la vertu est dès lors non pas la transgression d’un précepte mais une déviance à l’égard de cette finalité (q. 71-89).
  6. La loi, qui est une aide à la vertu, énonce le bien déchiffré par la raison et non l’imposition autoritaire de la volonté (q. 90-105).
  7. Enfin, la Loi nouvelle ou grâce est le don de l’Esprit-Saint (q. 106-114).

Comme on peut le constater tout le mouvement de la partie morale de la Somme de théologie s’articule à partir de la relation fin-moyens, but-chemin :

 

 

3) Du déclin du Moyen-Âge à l’époque contemporaine [14]

À partir du xive siècle, précisément avec le franciscain Guillaume d’Ockham, s’opère une véritable « révolution [15] » ; mais il faudrait ajouter qu’elle est catastrophique : désormais la perspective légaliste s’introduit massivement dans l’éthique chrétienne. Pour parodier le mot de Jacques Maritain sur Descartes, Ockham tient sous sa coupe six siècles d’histoire de théologie (mais aussi de philosophie) morale et des dégâts dont on ne voit plus la fin [16]

a) La rupture : Guillaume d’Ockham

Ce n’est pas le lieu de faire un exposé complet de l’ockhamisme [17]. Contentons-nous de brosser à grands traits, et non sans simplisme, les thèses centrales du Venerabilis inceptor [18]. Elles s’enracinent toutes dans l’option nominaliste.

1’) Le coup de force nominaliste

Le nominalisme est une réduction du concept, et donc du mot qui l’exprime, à une forme vide dénuée de contenu. En effet, pour Ockham, seuls existent les singuliers ; or, le singulier s’oppose à l’universel ; par conséquent, si les mots sont commodes pour classer, leur signifié ne présente aucune valeur de vérité universelle. Toute essence est reconduite à la platitude d’une extension et d’une énumération, de surcroît jamais exhaustive. Par exemple, seuls existent des hommes singuliers ; en revanche le concept d’homme n’a nul contenu : il n’est qu’une accolade embrassant tous les sujets individuels.

2’) Un enchaînement inéluctable

De ce coup de force se déduisent un certain nombre de conséquences redoutables que Servais Pinckaers expose avec rigueur [19].

La première conséquence, et la plus importante, est le volontarisme. Si seul le singulier existe, la rationalité qui a pour objet l’universel va s’exténuer. L’autre faculté spirituelle, la volonté va passer au premier plan. Plus encore, pour Ockham, « la liberté ne procède pas de la raison et de la volonté, comme le disait Thomas, mais elle les précède et les meut à leurs actes ». Le théologien franciscain tend donc à identifier la liberté avec la volonté et en fait la faculté essentielle de l’homme.

Ensuite, l’agir de l’homme va perdre son orientation vers la finalité. En effet, l’ »acte libre est le jaillissement dans l’instant singulier d’une décision qui n’a d’autre cause que le pouvoir d’autodétermination dont jouit la volonté. […] Par suite, la finalité va perdre beaucoup de son importance ». Or, le bonheur est la finis finorum, la fin par excellence. L’inclination au bonheur, centrale jusqu’à maintenant, s’efface donc au profit d’un pôle efficient, décisionnel de plus en plus envahissant : « Sans doute l’inclination au bonheur existe-t-elle en nous, mais nous restons entièrement libres, selon Ockham, de vouloir ou de ne pas vouloir le bonheur, de même que la fin ultime ou l’existence même, de nous conformer à ces inclination ou de les refuser ». Écoutons Ockham : « Je dis que la volonté dans cet état peut ne pas vouloir la fin ultime, qu’elle soit présentée en général ou en particulier [20] ». L’atrophie de la téléologie ne peut que préparer la place à l’hypertrophie de la déontologie, autrement dit de l’obligation.

Tirons auparavant deux autres conséquences, tout aussi inéluctables. La première est le gommage de la vertu. En effet, celle-ci est une disposition stable à agir d’une façon déterminée ; or, un acte fait sous l’impulsion d’un habitus semble moins libre que s’il procède d’une pure décision volontaire [21].

D’autre part, projetée en Dieu la notion ockhamiste de liberté se réalise à l’infini et, en retour, comme dans la troisième des Méditations métaphysiques de Descartes, légitime tout le système. En effet, nous avons vu qu’en l’homme, la liberté précède l’intelligence et la volonté. Or, l’homme est à l’image de Dieu. On retrouvera donc en Dieu quelque chose de cette inversion. Alors que, chez les Pères et les scolastiques du xiiie siècle, Dieu était avant tout amour et sagesse, sa puissance étant une expression de ceux-ci, avec Ockham, le premier attribut divin devient la toute-puissance de Dieu. Et comme celle-ci n’est plus fondée ni mesurée par autre qu’elle, elle est proprement absolue. Concrètement : pour Thomas d’Aquin, Dieu veut une chose parce qu’elle est bonne ; pour le Venerabilis inceptor [22], une chose est bonne, parce que Dieu le veut. On connaît les conséquences paradoxales qu’avec beaucoup de rigueur, Ockham n’hésite pas à tirer de ce principe : « Toute volonté peut se conformer au précepte divin ; or, Dieu peut prescrire que la volonté créée la haïsse ; donc la volonté créée peut le faire (et donc refuser la béatitude et la fin ultime). En outre, tout ce qui peut être un acte droit en cette vie peut l’être dans la patrie ; or, haïr Dieu peut être un acte droit en cette vie ; donc aussi dans la patrie [23] ».

Enfin, la morale de l’obligation apparaît dans toute son ampleur éthique et théologique : « Voici donc l’une devant l’autre la liberté de Dieu et la liberté de l’homme conçues comme deux absolus, mais avec cette différence que Dieu dispose de la toute-puissance à l’égard de sa créature et peut par suite lui imposer sa volonté ». Toute référence aux notions classiques et combien plus humanisantes de bonheur et de vertu ayant disparu, il n’y a désormais plus d’autre moyen de concevoir la morale qu’en termes d’obligation. Ockham est le premier fondateur de l’éthique légaliste [24].

b) Les manuels de théologie morale

À partir d’Ockham, une nouvelle conception de la morale va se répandre par la double médiation des manuels et des institution universitaires. Cette expansion est potentialisée par le concile de Trente, étendant l’enseignement éthique à tous les séminaires et à la pastorale du sacrement de pénitence. Les jésuites seront les promoteurs de cette théologie morale. De fait, le premier ouvrage sera celui du jésuite espagnol Juan Azor (1536-1603), Les institutions morales. Le dernier grand ouvrage de morale avant le Concile, celui du rédemptoriste Bernard Häring, malgré de multiples efforts pour réinjecter l’amour et les relations interpersonnelles au sein de l’éthique, parle encore ce langage juridique, puisqu’il porte ce titre, ô combien éloquent : La loi du Christ [25].

1’) Le schéma tripartite

Désormais, le fondement premier de notre action et de la morale n’est plus l’inclination au bonheur, mais une loi aveugle. Au schéma bonheur-vertu s’est substitué un schéma loi-liberté, à quoi il faut ajouter la conscience.

Ces trois termes s’articulent un peu comme les trois particules élémentaires dont on disait, au début du vingtième siècle, qu’elles composaient l’atome : d’un côté le pôle positif qu’est la liberté, de l’autre, le pôle négatif qu’est la loi, et entre les deux, l’arbitre, le pôle neutre, qu’est la conscience. Visualisons-le tout en un nouveau schéma :

 

Une conséquence d’importance de cette vision est ce que l’on pourrait appeler la dérive naturaliste. La loi se réduit principalement à la loi naturelle ; la loi divine est seulement positive et ne vient que confirmer ou préciser la loi naturelle. La doctrine thomasienne de la Loi nouvelle [26], si profondément enracinée dans l’Écriture, est oubliée.

2’) Structure d’un manuel de morale

Arrêtons-nous à l’imposant manuel classique de Alphonse de Liguori [27]. Cette illustration est d’autant plus révélatrice qu’elle est l’œuvre de celui qui est appelé le patron des moralistes, pour une raison qui sera expliquée dans un instant. Là encore, le plan en dit plus long que bien des développements. J’indiquerai entre parenthèses le nombre de pages consacré à chaque traité.

  1. I : La règle des actes humains. 1. La conscience (68) ; 2. Les lois (223).
  2. II : Les préceptes concernant les vertus théologales : la foi (17), l’espérance (2), la charité (51).
  3. III : Les préceptes du Décalogue et de l’Église (781).
  4. IV : Les préceptes particuliers concernant l’état religieux, les clercs, les séculiers (246).
  5. V : Connaissance et discernement des péchés (81).
  6. VI : Les sacrements (1095).
  7. VII : Les censures ecclésiastiques et les irrégularités (252).

Cette organisation suscite quelques commentaires : 1. La béatitude a totalement disparu, ainsi que la grâce et les passions. 2. Il n’est accordée qu’une portion très congrue à la vie théologale, donc spirituelle. 3. Tout à l’inverse, les préceptes, autrement dit la loi se taille la part du lion : désormais, elle occupe la plus grande partie de la morale classique. 4. La présence et l’importance accordée d’un traité sensé réservé au droit canonique (VII) au sein même de la morale atteste et confirme la dérive juridique. 5. Morale générale (L. I et V) et morale particulière (les autres livres) sont étroitement mêlées, ce qui induit des confusions méthodologiques. 6. On s’étonnera enfin de la présence d’une partie sacramentaire, de surcroît très développée : cela ne témoigne pas tant d’un enracinement bienvenu de l’action morale dans le don de Dieu octroyé par les sacrements, que, là encore, de l’approche massivement légale des sacrements.

3’) La querelle du probabilisme [28]

Tirons une conséquence. Le critère de moralité consiste désormais dans la conformité de l’acte à la loi. Or, il arrive que la conscience soit dans le doute face à l’application de la loi dans tel acte particulier. Comment résoudre la difficulté ? Cette question va conduire à diviser les moralistes en différentes écoles et à multiplier des querelles stériles. Précisément, l’interrogation est la suivante : en cas de doute, peut-on suivre une opinion probable (probabilis) en faveur de la liberté, même si l’opinion contraire en faveur de la loi a plus de raisons pour elle et se trouve donc plus probable (probabilior) ? Si je réponds affirmativement, je suis probabiliste ; autrement dit, le probabilisme penche pour la liberté. Si je réponds négativement, je suis probabilioriste ; autrement dit, le probabiliorisme penche pour la loi (il faut toujours suivre l’opinion la plus probable). Aux deux extrêmes, on rencontre le laxisme et le tutiorisme (ou rigorisme).

Par ailleurs, la probabilité se détermine en fonction de critères internes, mais plus encore externes : c’est le nombre et l’autorité des moralistes qui affirmeront ou infirmeront telle opinion. L’étude de la consistance interne de l’acte se trouve donc désertée.

Il reviendra à saint Alphonse de Liguori (1696-1787) de mettre fin à ce débat in-fini en tranchant. On ne peut suivre une opinion favorable à la liberté, affirme-t-il, si elle n’a pas au moins autant de raisons en sa faveur que l’opinion contraire. D’où le nom d’équiprobabilisme donné à sa doctrine. Pour cette réponse modérée et sage, il lui a valu d’être proclamé patron des moralistes.

c) Un héritage problématique

Le résumé trop rapide qui vient d’être fait de cette troisième période pourrait conduire à une lecture manichéenne de l’histoire, doublée d’une querelle des Anciens et des Modernes : les méchants Modernes ont détruit les acquis des bons Anciens. Il n’est pas possible de rayer purement et simplement quatre siècles d’histoire et de revenir au schéma de Thomas. Ce serait oublier toutes les richesses que comporte le schéma classique de la morale de l’obligation. D’ailleurs, Alphonse de Liguori a réussi à trouver une juste position qui équilibrait ces extrêmes. De fait dans le concret, la question se pose souvent sous la forme d’un conflit entre exigence normative et aspirations de la liberté. La casuistique a rendu bien des services ; pourquoi la déclarer obsolète ? Pourtant nous avons vu les dangers et les amnésies de la morale de l’obligation. Surtout, la sécularisation a souligné ses faiblesses et l’a rendue totalement illisible. Bref, nous nous trouvons dans une situation au minimum inconfortable. Les deux conceptions de la morale – téléologique et déontologique [29] – sont pour une part hétérogènes ; or, la tradition de l’Église les héberge et, pour une part, les crédite toutes deux. Que faire ?

Pascal Ide

[1] Rémi Brague, « Triplex funiculus. Sur la crise de l’ethos chrétien », La cultura europea del XX secolo, le sue crisi e oltre. Atti del seminario tenutosi a Cadenabbia, 18-20 avril 1986, 1987, p. 67.

[2] Il aurait été souhaitable d’aborder les questions présupposées des relations entre Dieu, l’homme et la nature, ainsi que des relations entre le vrai et le bien. Elles sont très présentes à la réflexion éthique de l’encyclique Spendor Veritatis dont il sera question plus bas.

[3] Cf. par exemple Paul Ricœur, « Éthique et morale » (1990), Lectures 1. Autour du politique, coll. « La couleur des idées », Paris, Seuil, 1991, p. 256-269. « C’est par convention que je réserverai le terme d’éthique pour la visée d’une vie accomplie et celui de morale pour l’articulation de cette visée dans des normes » (Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, vii, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 1990, p. 200).

[4] Sur l’histoire de la morale chrétienne, l’ouvrage francophone le meilleur et le plus complet demeure celui du professeur émérite de théologie morale de la Faculté de théologie de l’université de Fribourg en Suisse Thomas-Servais Pinckaers, Les sources de la morale chrétienne. Sa méthode, son contenu, son histoire, coll. « Études d’éthique chrétienne », Paris, Cerf, Fribourg-Suisse, Éd. universitaires, 21990. L’auteur a eu la bonté d’offrir un bon résumé de ses principales thèses dans un excellent petit ouvrage La morale catholique, coll. « Bref », Paris, Cerf, 1991. Ces deux livres ne faisant qu’allusion aux débats en vigueur, je renvoie, pour ceux-ci, à la présentation simple et critique de Livio Melina dans La morale entre crise et renouveau. Les absolus moraux, l’option fondamentale, la formation de la conscience, trad. Antoine Birot, Bruxelles, Culture et vérité, 1995. D’un point de vue philosophique, mais dans un esprit et avec une ouverture chrétienne, cf. la présentation systématique et historique, à la fois limpide et originale, d’André Léonard, Le fondement de la morale. Essai d’éthique philosophique générale, coll. « Recherches morales. Synthèses », Paris, Le Cerf, 1991.

[5] Cf. le classique de René-Antoine Gauthier, Magnanimité. L’idéal de la grandeur dans la philosophie païenne et dans la théologie chrétienne, coll. « Bibliothèque thomiste », n° 28, Paris, Vrin, 1951.

[6] Cf. Thomas-Servais Pinckaers, La quête du bonheur, Paris, Téqui, 21997.

[7] Cf. Clive Staples Lewis, L’abolition de l’homme. Réflexions sur l’éducation (1943), II, trad. et préface Irène Fernandez, Paris, Criterion, 1986, p. 95-133 et Appendice montrant nombre d’exemples de cette morale universelle qu’il appelle le « Tao », p. 179-201.

[8] L’expression est celle du Catéchisme de l’Eglise catholique, 8 décembre 1992, n. 1454. Précisément le texte parle de la « catéchèse morale des Evangiles et des lettres apostoliques ».

[9] Voici quelques autres références néotestamentaires Jc, 1 P (joyau de paraclèse morale) et 1 Jn.

[10] On parle en général de « parénèse » ; en fait, le terme grec parénèsis ne se rencontre que trois fois, de plus chez Luc et enfin dans un sens commun. En revanche, le verbe parakaléô est employé, avec ses dérivés cent six fois dans le Nouveau Testament (cf. Heinrich Schlier, Essais sur le Nouveau Testament, trad., coll. « Lectio divina » n° 46, Paris, Le Cerf, 1968, ch. 25).

[11] Hans Urs von Balthasar, « La morale chrétienne et ses normes (1974) », Commission Théologique Internationale, Textes et documents (1969-1985), Paris, Le Cerf, 1988, p. 85-135, ici Thèse 1 « Le Christ comme norme concrète », p. 90-92.

[12] Cf. Thomas-Servais Pinckaers, Les sources de la morale chrétienne, chap. viii.

[13] Augustin, Les mœurs de l’Église catholique, ch. xv, 25, trad. B. Roland-Gosselin, in La morale chrétienne, coll. « Bibliothèque augustinienne » n° 1, Paris, DDB, 1949.

[14] Cf. Louis Vereecke, Da Guglielmo d’Ockham a Sant’Alfonso de Liguori. Saggi di storia della teologia morale moderna (1300-1787), Roma, Paoline, Cisinello Balsamo, 1990.

[15] Le mot est de Thomas-Servais Pinckaers, Les sources de la morale chrétienne, titre du chap. x ; celui-ci est consacré à ce sujet (p. 248 à 260). Cf. aussi le ch. xiv, p. 333 à 358. Cf. aussi du même, « La théologie morale au déclin du Moyen-Âge le nominalisme », Nova et vetera, 52 (1977), p. 209-221.

[16] Pour le seul champ, aujourd’hui essentiel, de la bioéthique, cf. Jean-Louis Bruguès, La procréation artificielle au crible de l’éthique chrétienne, Paris, Fayard-Communio, 1989, p. 81 s. S’interrogeant sur la prégnance de la rationalité technicienne qui en vient à expulser toute réflexion éthique, l’auteur en trouve les racines d’abord dans le scientisme positiviste du xviiie siècle, puis dans le rationalisme du xviie siècle, enfin, et c’est la cause ultime, dans la révolution nominaliste dont le grand maître d’œuvre est Guillaume d’Occam, au xive siècle.

[17] Pour un exposé détaillé, cf. avant tout Cyrille Michon, Nominalisme. La théorie de la signification d’Occam, coll. « Sic et Non », Paris, Vrin, 1994, avec une abondante bibliographie. Cf. aussi Pierre Alféri, Guillaume d’Occam le singulier, Paris, Minuit, 1989, toute la première partie.

[18] Surnom étrange qui lui vient de ce qu’il est resté toute sa vie bachelier en théologie : le Chancelier de l’université d’Oxford, où il étudia, lui ayant reproché la dangerosité de ses doctrines, Ockham ne put jamais passer sa maîtrise.

[19] Je suivrai Les sources de la morale chrétienne, p. 251-260.

[20] Suit la démonstration IV Sent., q. 14, D.

[21] On retrouve chez Paul Ricœur (et chez bien d’autres) cette opinion selon laquelle la vertu (confondue avec l’habitude) diminue la liberté de l’acte (Philosophie de la volonté. 1. Le volontaire et l’involontaire, Paris, Aubier-Montaigne, 1950).

[22] Surnom étrange qui lui vient de ce qu’il est resté toute sa vie bachelier en théologie : le Chancelier de l’université d’Oxford, où il étudia, lui ayant reproché la dangerosité de ses doctrines, Ockham ne put jamais passer sa maîtrise.

[23] IV Sent., q. 14, D, dictum quintum.

[24] Ce n’est pas le lieu de critiquer en détail la pensée de Guillaume d’Ockham ; ce qui est dit par ailleurs, notamment de Thomas d’Aquin, montre assez la faiblesse. En éthique, l’un des noyaux est la conception de la loi à ce sujet, je renvoie à l’analyse de Jean-Marie Aubert (Loi de Dieu, loi des hommes, coll. « Le Mystère chrétien », Paris, Desclée, 1964, p. 18 à 22) « Le constitutif formel est la loi en sa rationalité, non pas seulement parce qu’elle s’adresse à des êtres raisonnables, mais en tant que norme d’action, d’agencement de moyens en vue d’une fin. » Tel est le grand enseignement du traité de la loi chez Thomas (ST, Ia-IIae, q. 90, a. 1). En regard, Ockham – mais il faudrait aussi ajouter Duns Scot – a « estimé que cette doctrine n’exprimait pas suffisamment le caractère obligatoire de la loi, et dans ce but ont défini la loi comme l’œuvre de la volonté du législateur ». Désormais le constitutif, c’est-à-dire la cause formelle, de la loi n’est plus la raison mais la volonté. Or, cette vision des choses a largement contribué au discrédit de la loi en général et de la loi naturelle en particulier, sans compter le grave danger de légitimer l’arbitraire du législateur.

[25] Bernard Häring, Das Gesetz Christi, Freibourg-im-Brisgau, Erich Wewel, 1954, trad., La loi du Christ, Tournai, Desclée et Co., 3 vol. 1. Théologie morale générale, 1955. 2. Théologie morale spéciale. La vie en communion avec Dieu, 1957. 3. Théologie morale spéciale. La vie en communion fraternelle, 1959.

[26] Cf. Somme de théologie, Ia-IIae, q. 106-108.

[27] Theologia moralis, éd. L. Gaudé, Roma, 4 vol., 1905-1912.

[28] Sur l’histoire de cette querelle, le meilleur exposé demeure le monumental article de Th. Deman, « Probabilisme », Dictionnaire de théologie catholique, Paris, Letouzey & Ané, 1936, col. 417-619.

[29] Je me permets d’appliquer cette distinction élaborée au plan philosophique (cf. notamment Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, viii).

11.1.2019
 

Les commentaires sont fermés.