Hostiles, western américain de Scott Cooper, 2018. Avec Christian Bale, Rosamund Pike, Wes Studi, Adam Beach, Ben Foster.
Thèmes
Violence, Rédemption, étranger, amour.
L’admirable western que Cooper a non seulement réalisé, mais co-écrit et co-produit, est une méditation sur la violence, qui s’élève jusqu’au niveau des œuvres mythiques d’un John Ford. De fait, tout en proposant un double itinéraire de guérison, plus, de rédemption, le cinéaste égrène les différentes figures de la violence : de ceux qui la commettent le plus activement à ceux qui la subissent le plus douloureusement.
- Il y a ceux qui ne vivent que de violence au-delà de tout code et de toute mesure : les Comanches et les trappeurs. Comme dans les films du cinéaste irlandais, la différence ne passe bien entendu plus entre Blancs et « Rouges », a fortiori entre bons Blancs et méchants Indiens. La ligne de démarcation passe au milieu de chacun des groupes. Le film évite, ou plutôt réfute, les manichéismes plus subtils, type Danse avec les loups (Kevin Costner, 1991) qui, même s’il n’hésite pas à mettre en scène la violence des Blancs comme des Indiens, fait rêver à une sorte d’état prélapsaire, symbolisée par l’autochtone en fusion avec la nature et sa tribu – le tout sur fond de paysages splendides et rehaussé par la magie musicale de John Williams.
Livrés à leurs pulsions brutes, agressives (les Comanches) ou sexuelles (les trappeurs), ces hommes sont injustement comparés à des bêtes sauvages. Car, s’ils sont sauvages, puisque leurs affects ne sont en rien domestiqués, ils sont bien pire que des bêtes qui, dénuées d’éducations, ne sont nullement dénuées d’instincts dont l’une des premières fonctions est justement de réguler la démesure de la pulsion. Autrement dit, ce que, chez l’animal, la nature accomplit en « inventant » l’instinct, chez l’homme en qui la nature a presque totalement reflué pour ne plus laisser que des inclinations sans nul déterminisme, la liberté le prend en charge afin de dompter l’énergie combative et la transformer en vertus (de courage et de tempérance).
Or, autant chez les Blancs que chez les Indiens, les hommes ont choisi la voie de l’excès passionnel, donc du vice. Elle se traduit, du côté du bien désordonné, par la rapacité sans limite à l’égard des biens matériels (les chevaux volés par les Comanches) ou, pire, des personnes (les femmes violées par les trappeurs) ; du côté du mal, par la violence dominatrice qui, sans nul code d’honneur, broie le faible par une attaque soudaine, supérieure en armes, en force et en nombre. Significative est la manière de filmer ces « méchants à l’état pur », impardonnables et impardonnés : sans visage, les trappeurs sont entraperçus, à la lueur de la nuit ; s’ils ont un visage, les Comanches le font disparaître sous leur peinture de guerre ; sans noms, ils sont sans racine (d’où viennent-ils ?) ni destination (vers où vont-ils ?). Ils mourront tous de la manière dont ils ont fait mourir : dans la souffrance. Et cette mort féroce, qui se déroulera dans la ténèbre, nous sera voilée. Sans doute pour ne pas ajouter la violence à la violence, par une discrétion qu’il faut saluer. Mais aussi pour signifier que le mal n’est que puissance de néantisation qui précipite les bourreaux, plus encore que les victimes, dans la nuit du néant. Depuis Platon, le mal n’est-il pas défini comme privation de bien, donc comme privation d’être ?
- Il y a ceux qui commettent la violence dans le cadre institutionnel et théoriquement régulateur de la seule force efficace qui puisse contrarier la violence démesurée : l’armée – à aucun moment n’est évoquée la puissance civile représentatrice de l’ordre qu’est le shérif (la police) –. Mais ils profitent de la protection de ce cadre légal pour exercer la violence la plus injuste en toute impunité. Tel est le cas du prisonnier que, dans la deuxième moitié du film, Blocker va devoir accompagner, à la demande du lieutenant-colonel Ross McCowan (Peter Mullan) : le sergent Charles Wills (Ben Foster).
Pourtant, ne ressemble-t-il pas de manière troublante à Joe ? Le sergent n’est-il pas le double déclaré délinquant de Joe déclaré héros ? « Ça pourrait facilement être vous assis là avec les chaînes », éructe-t-il, alors qu’on l’enchaîne étroitement à un arbre. En effet, la seule différence ne vient-elle pas de ce que Wills s’est trouvé au mauvais endroit au mauvais moment, et qu’il fut pris-surpris en flagrant délit, alors que Joe exerçait la même violence en toute impunité ? D’ailleurs, selon l’argumentaire apparemment irréfutable du sergent, dont la rhétorique est d’autant plus efficace qu’elle s’oppose au mutisme du capitaine, n’ont-ils pas tous deux servi leur pays dans ces guerres indiennes de conquête, n’ont-ils pas combattu les mêmes ennemis, été acculés aux mêmes atrocités ? « Je demande juste un peu de clémence. Je suis un homme bon et honnête. Vous n’avez pas le droit. Qu’êtes-vous devenu, Joe ? Vos frères d’armes sont morts pour vous. Vous profanez leur mémoire. Vous n’êtes pas celui que je croyais ».
Tout les rapproche, rien ne les sépare. Sauf une chose, qui tient en un mot que Joe se contente de lâcher : « J’ai obéi aux ordres ». Et cette sobriété verbale qui tranche avec l’hubris verbeuse est à l’image d’une vertu qui se cherche et s’arrache à la violence, versus une destructivité qui devient à elle-même sa propre loi et sa propre justification. Pire, qui prend prétexte du légal pour se faire passer pour morale et mieux vomir son narcissisme exterminateur.
Mais, objectera-t-on, le sergent n’est-il pas la victime du stress post-traumatique, encore innommé, et seulement privé de la chance de cette plus grande maîtrise de soi qui caractérise le capitaine ? En ce sens, ne faudrait-il pas le rapprocher des compagnons de Joe dont il sera parlé plus loin ?
Non ! Là encore, un mot suffit pour les différencier : la conscience, donc le regret. Dans l’important dialogue initial entre Joe et son ami Thomas Metz, le sergent-chef l’interroge autant qu’il s’interroge sur le sens de leurs actions. Voire, nous y reviendrons, il semble plus lucide que Joe sur les ravages intimes que la guerre a commis en lui. Inversement, jamais, même un seul instant, Wills n’est étreint par le remords : lorsqu’il n’accuse pas Joe, il se justifie. Uniquement centré sur lui, il tue férocement celui qui, par compassion, le détache. Pire, quand il fait mémoire de son histoire commune avec Joe, son visage exprime un moment une jouissance sadique. Il est de ce point de vue très éloquent que, dans la scène inaugurale où il ramène les Indiens au camp, Joe demeure à distance de ces hommes qui les maltraitent et ne se compromet pas à leur lâche humiliation.
Du moins, rebondira l’objecteur, le capitaine ne se réfugie-t-il pas derrière le prétexte d’un des pires sectateurs de la « banalité du mal », en affirmant : « J’ai obéi à la loi » ? On s’en souvient, le fonctionnaire d’Auschwitz a envoyé tant de Juifs à la mort en invoquant la soumission à la norme [1].
À nouveau, non ! D’abord, dès le début est montrée la liberté de Joe à l’égard des ordres et des supérieurs : il ne se soumet qu’à l’extrême menace, non pas tant d’ailleurs de la mort physique (la cour martiale) que de la mort symbolique (la disparition de sa retraite : non qu’il soit vénal, mais il sait que, incapable de s’adapter à la vie civile et au nouveau monde qui arrive au grand galop, il serait voué à sombrer dans la solitude abyssale et alcoolisée pour se protéger contre les démons passés impossibles à exorciser). Ensuite, parce que, à au moins deux occasions, il transgresse la loi, non sans équité (épikie) : en exécutant les trappeurs au lieu de les constituer prisonniers ; en déclenchant la fusillade contre Cyrus Lounde (Scott Wilson) et ses trois fils, au lieu de requérir l’arbitrage d’un juge. Se transforme-t-il pour autant en justicier ? Dans un État de droit, assurément. Dans ces vastes espaces américains aussi vides de présence humaine que de régulations juridiques, le justement nommé Wild Wild West, nullement ! Ici, ne pas faire justice soi-même et tout de suite serait laisser les pires crapules poursuivre leurs méfaits et leurs forfaitures.
Mais le principal argument est ailleurs. Eichmann n’est si méticuleusement obéissant au règlement que parce qu’il est indifférent à l’autre. Déjà, de par son universalité anhistorique, nulle prescription ne peut prétendre exprimer partout et toujours le bien ; la soumission aveugle devient une démission de sa conscience. L’insensibilité à cette limite trahit l’insensibilité à l’autre que la loi tente de servir. Qu’en sera-t-il lorsque cette loi le dessert totalement ? La conscience morale prend le relai, qui manque totalement au fonctionnaire nazi. Or, nous le redirons, Joe n’est en rien anesthésié, il s’est seulement protégé.
Symétriquement aux deux grandes figures de la violence inacceptable, nous rencontrons les deux figures de victimes compatibles (au sens étymologique totalement enfoui : qui appellent notre compassion).
- La violence subie par Rose est d’autant plus grande qu’elle tranche avec le tableau bucolique qui ouvre le film : en quelques secondes, les Comanches qui n’ont pourtant d’autre intention que de voler les chevaux, massacrent gratuitement cette famille paisible. Et la brutalité de la scène se voit peut-être mieux dans son effet psychique que dans son expression physique : si son mari et ses deux filles et son petit garçon ont perdu la vie, Rosalee, elle, en perd la raison. Et ce trépas psychique qu’est la folie l’aurait conduite à la mort corporelle, si elle n’avait été recueillie, respectée et comprise par ces militaires profondément compatissants dont l’humanité est proportionnelle à la déshumanisation de ses agresseurs.
Rosalee serait la représentante achevée de la violence subie, si elle ne réagissait pas elle-même avec violence. En reprenant peu à peu possession de son esprit, la jeune veuve croira trouver la paix dans l’esprit de vengeance. Sidérée, elle ne reconnecte à sa sensibilité qu’en visionnant les Cheyennes, puis avec sa haine destructrice en présence des Comanches. Donc, si elle n’est en rien la cause de la violence qu’elle a subie, elle pourrait être celle de sa pérennisation ou de sa propagation. Autrement dit, si elle n’agit pas par violence, elle pourrait réagir par violence. Néanmoins, elle n’amorce pas ce cercle vicieux car elle se contente de vider son chargeur sur le corps mort d’un Comanche. Progressivement, elle s’approchera de cette famille qui, la première et dès l’origine, a participé à la première oraison funèbre pour sa famille massacrée, puis l’a saluée d’une reconnaissance de haute valeur (« Endurer ce qu’elle a subi demande beaucoup de force »).
Progressivement, mais pas immédiatement. D’abord, dans une symétrie parlante avec Joe, Rosalee pousse le même cri libérateur qu’à nouveau, l’enveloppement compatissant du capitaine contiendra et soutiendra. Puis, elle accepte la robe que, répondant à la violence par la compassion, lui offrent les femmes Indiennes. Encore après, alors qu’elle est bien accueillie au fort Winslow, elle préfère repartir, certes avec Joe, mais aussi en leur compagnie et inaugure la relation en leur rendant avec gratitude la robe donnée. Ayant désormais quitté toute crainte et toute violence à leur endroit, Rosalee multipliera les gestes de partage, communion et compassion, cheminant vers une proximité de plus en plus amicale. Si celle-ci n’aura pas le temps de s’exprimer dans le partage des mêmes mots, elle s’incarnera dans le partage des mêmes gestes (Rosalee se fera tresser à l’indienne) jusqu’à se solidariser en mettant résolument en joue ce qui est devenu pour elle l’anti-modèle de famille, toute de violence, celle des Lounde, et ainsi courir le risque de livrer sa vie. Enfin, après avoir épousé corporellement la cause des Cheyennes, elle consent à enfanter spirituellement le petit-fils en le prenant en charge.
- La victime par excellence ne peut qu’être une personne incapable de commettre la violence comme de la rendre : un enfant, en l’occurrence, la figure attachante du petit fils. Cette innocence (du latin in-nocere, « ne pas nuire ») ne tient pas tant à une prétendue pureté originelle (comment nier que le désordre induit par péché originel n’atteint tout homme dès le premier âge ?), qu’à un croisement béni. D’un côté, une éducation toute de douceur. Comment ne pas être édifié par les relations toutes de dignité au sein des trois générations de la famille Cheyenne ? Une belle scène nous montre le petit-fils en quête d’un œuf (symbole de la vie dans son espérance et sa fragilité) pour soulager le grand-père rongé par la tumeur qui l’envahit de plus en plus, la trouve, l’apporte triomphalement à ce sage vénéré autant qu’aimé (« Grand-père, pour que tu te sentes bien »), et se trouve accueilli par un merveilleux sourire aimant doublé d’une parole de gratitude (« Tu me redonnes vie »). De l’autre, des talents personnels, notamment un esprit d’observation, voire de curiosité, et une intelligence complice qui l’incline vers Joe, en qui il admire autant la droiture toute en réserve que l’homme d’esprit qui lit avec assiduité le De bello gallico (La guerre des Gaules) dans le texte. Cette complicité est telle qu’elle lui vaudra, avec le don du livre désiré, cette admirable parole de transmission toute adaptée au bénéficiaire : « César, un des hommes les plus courageux qui soit ».
Il est donc symbolique que cet être indemne de toute violence autre que subie, demeure non pas le seul survivant, mais celui qui, bénéficiant d’une nouvelle configuration familiale (père, mère, enfant), devra un jour à son tour transmettre la vie.
Les deux extrêmes que sont la barbarie effrénée et l’innocence bafouée dessinent une ligne où un curseur imaginaire peut situer d’autres figures aussi nombreuses que complexes, ébauchées et souvent élaborées par ce film, affinant encore la graduation (et bientôt la gradation). Relevons-en trois parmi beaucoup.
- La première, toute proche du bourreau, est celle du journaliste qui, situé résolument du côté des violents, me semble osciller entre 1. et 2. Cet homme apparemment objectif et non-violent, est aussi peu brutal en acte qu’il l’est – et terriblement – en paroles. Si, de prime abord, le spectateur serait tenté de lui accorder crédit – ne serait-ce que du fait de sa proximité civilisationnelle avec le journaliste –, plus le film avance, et plus nous agréons à la réaction de Joe à son égard : sa vivacité est directement proportionnelle à l’agressivité infligée par le journaliste, aussi insidieuse que périlleuse, aussi perfide que subtile (au sens propre : ce qui se glisse à l’intime). En quoi consiste-t-elle ? Cet homme qui ne sait rien juge tout : « Vous n’avez aucune idée de ce que cela fait, petit scribouillard ». Ou plutôt, cet homme qui croit tout savoir (par connaissance notionnelle, du dehors) ne sait rien (par connaissance réelle, du dedans). Telle est la violence du pharisien qui, pour reprendre le mot de Péguy sur Kant, a les mains pures, parce qu’il n’a pas de mains : il juge l’apparence avec arrogance et ironie (« Je vous interdis de dire ») parce que son regard n’est pas assez bienveillant pour accéder au cœur (cf. 1 Sm 13,7). Tout autre sera le regard de Rose, au terme, lorsque, riche de son contact prolongé et quotidien, elle lui dira ce que lui-même n’ose se dire : « Vous êtes un homme bien, Joe Becker. On ne vous remerciera jamais assez ». Sans le savoir, elle répète la parole de l’officier de couleur qui, à regret, le quitte à Fort Winslow : « Ce fut un honneur de servir sous vos ordres. Vous êtes un homme bien ».
- Les différents militaires composant la troupe de Joe pourraient se répartir du côté des victimes. C’est ainsi que le lieutenant Rudy Kidder et, plus encore, le tout (trop ?) jeune soldat Phillipe Dejardin se retrouveraient tout près du petit-fils : ignorants de la guerre en sa violence physique et plus encore psychique, ils lui sont trop vite exposés. Abattus par la déferlante, ils ne s’en relèveront pas.
Plus près du centre, l’on rencontre Metz, le militaire et plus encore l’ami fidèle si proche de Joe. Violent par réaction, il fait partie des victimes : si sa dureté est parfois justifiée, elle n’est jamais perverse, c’est-à-dire jouissive. Il n’a pu survivre aussi longtemps à la tension insoutenable et continue de la guerre qu’en s’en protégeant (ce qui a manqué à Rudy et plus encore à Philippe), voire en rendant coup pour coup, et en s’en vantant : « C’était la belle époque ». Mais cette violence compacte et impossible à métaboliser ne se défoule parfois au dehors que pour ne pas le détruire au dedans. Jusqu’au moment où, presque inéluctablement, elle se retourne contre eux : a minima, dans la tentation de démission (« Je n’ai plus envie d’être soldat, Joe ») ; plus profondément, dans l’autodestruction de l’amertume (« J’ai donné vingt ans à l’Union ») et de la dépression (« Ils disent que j’ai de la mélancolie », le plus important n’étant peut-être pas tant le diagnostic que l’accusation aigrie et nullement consentie : « Ils disent ») ; définitivement, dans l’insensibilisation (« Je ne sens plus rien »), prélude au suicide final. Mais, là encore, Metz ne cède jamais à une impulsion meurtrière ou masochiste. En effet, sa conscience morale trouve toujours à s’exprimer, ici dans le beau geste de réconciliation à l’égard des Cheyennes (« Le massacre des Indiens ne peut être pardonné »), accompagné de la remise d’une denrée symbolique, le tabac.
- Les deux figures nullement caricaturées représentant l’autorité paraissent échapper à la typologie, au nom de la neutralité caractéristique de l’institution. Pour autant, sont-elles dénuées de toute violence ? En effet, chez ces hommes d’autorité plus que d’unité, la voix de la loi n’étouffe-t-elle pas celle de la compassion, la raison ne s’est-elle pas déconnectée du cœur ? Certes, le colonel affirme que « les faire retourner chez eux est le geste le plus humain » ; mais le lieutenant-colonel lit aussi en ce geste un acte de politique politicienne plus de compassion. Certes, à Joe qui dit du chef Cheyenne qu’il a « ouvert ses amis », le colonel Biggs rétorque non sans raison que celui qui a à son actif plus de scalps que Sitting Bull « n’est pas non plus un ange ». En revanche, comment, sans insensibilité, demander à un homme de s’insensibiliser pour vivre au quotidien avec celui qu’il identifie comme l’assassin de ses compagnons ? Comment, sans imprudence, obliger un officier disposant du pouvoir à supporter l’insupportable, cette haine réciproque, et surmonter la tentation de faire justice lui-même ? De son côté, le lieutenant-colonel McCowan fait taire son épouse qui pourtant dit vrai et juste en rappelant que les adversaires sont d’abord des indigènes et donc des victimes. Enfin, la parole absolutisée du Président des États-Unis baillonne la requête très légitime de Joe à ne pas accompagner Yellow Hawk. Summum jus, summa injuria, « droit suprême, suprême injustice », disaient les législateurs romains, et j’ajouterai : summa violentia, « suprême violence ». L’exigence irréfragable (étymologiquement : « qui ne peut se briser ») de la volonté législatrice finit par faire violence à la sensibilité du cœur meurtri et donc fragile (étymologiquement : « qui peut se briser net »).
Où dont situer le capitaine Joseph J. Blocker ? En fait, ce que toutes les précédentes figures dessinent synchroniquement, il les traverse diachroniquement, toutes ou presque toutes, comme autant d’étapes et, pour les premières, comme des tentations. En les parcourant, nous verrons apparaître progressivement le héros du chaos brut de la violence que le journaliste croit discerner en lui.
- Assurément, jamais rien en Joe ne donne prise à l’emprise de la violence (non point bestiale, mais) inhumaine caractérisant les Comanches et les trappeurs. Le capitaine est justement choisi par les officiers supérieurs pour sa droiture et sa fiabilité. « Joe, dit le colonel au moment de son départ du camp, vous êtes un excellent soldat ». À cette parole qui pourrait être interprétée comme une justification d’une mission qui, elle-même, pourrait être interprétée comme une brimade, le capitaine répond, dans le seul sursaut d’amour-propre que le film lui connaisse : « Je le suis encore ».
- En revanche, au point de départ, Joe n’apparaît pas si éloigné du sergent Charles Wills : « Vous avez fait bien pire que moi ». Mais cet apparaître est-il une apparence ou une apparition ? Certes, il a agi avec une rare violence, ainsi qu’il le reconnaît volontiers. C’est ainsi qu’il n’objecte rien à Metz lui rappelant l’Indien qui avait planté sa lance dans son ventre et répandu ses viscères : « Tu t’es dit : je jure que je le tuerai. Et c’est ce que tu as fait. Tu l’as égorgé lentement du haut en bas ». Voire, il sourit à l’évocation de ces souvenirs communs : « Oui, c’était le bon temps ». Mais comment, dans cette scène initiale en clair-obscur filmée comme un tableau de maître, mesurer la part liée à la désinhibition et, plus encore, à la joie de partager empathie et amitié ? De plus, il est hautement significatif que ce soit son compagnon et non pas lui qui raconte ces événements passés. Enfin, son égorgement cruel n’est pas une initiative, mais une réponse à une éviscération tout aussi sauvage. Demeure l’emploi du mot « Peau-Rouge ». Cette catégorie permet de nommer l’autre haï dans sa différence physique à jamais indépassable et enfermante (le racisme même le plus spirituel comme l’antisémitisme s’enracine presque toujours dans le corps : que l’on songe au prétendu foetor judaïcus ou l’ethnochimie de la bromidrose) ; plus encore, elle généralise et confond injustement des tribus aussi hétérogènes que les Cheyennes et les Comanches. Régression rime avec indifférenciation, fusion avec fission.
D’ailleurs, cette violence verbale avec le journaliste ne tarde pas à s’actualiser corporellement lorsque, le camp encore à portée de vue, Joe somme le chef indien à l’affronter dans un combat qui, pour être loyal et à armes égales (l’attaque des Comanches montrera combien Yellow Hawk est capable de rendre coup pour coup), est aussi désobéissant vis-à-vis de sa hiérarchie qu’injuste vis-à-vis de ses subordonnés (puisqu’il les rend complices de sa violence).
Certes, on pourrait objecter que la dernière éventration perpétrée par Joe contre le fils Lounde répète celle commise contre l’Indien et atteste donc la rémanence, en lui, d’une violence fondamentale, d’un mal radical, qui ronge son âme comme le cancer le corps de Yellow Hawk. Mais Joe n’a jamais su conjurer le bouillonnement de la violence qui le submerge contre son gré qu’en fuyant (nous le redirons) ou qu’en la projetant dans le criminel qui, le premier, s’est déshonoré en se déshumanisant. Surtout, témoigne contre une identification sadique à cette violence, le masque d’horreur muette qui défigure son visage. Le si bon Jekyll ne peut survivre au démon de la sauvagerie intérieure qu’en l’exorcisant en Mr Hyde. En termes plus psychanalytiques, son psychisme malade jusqu’à la folie ne se maintient qu’en se clivant et, symboliquement, en clivant le corps du coupable.
- Juste après avoir accepté sa mission à contrecœur (et croisé le chef détesté), Joe connaîtra la tentation suicidaire qui plus tard s’abattra, malheureusement jusqu’au passage à l’acte, sur Metz. En lui extorquant son consentement sous la menace, le colonel a redoublé la violence de ce qu’il lui expose par celle de ce qu’il lui impose. Voire, en l’obligeant à s’affronter au jour le jour à la violence de ce chef indien détesté, son supérieur le confronte encore davantage à toute la violence intérieure accumulée depuis un nombre incalculable d’années. Dans une scène, à nouveau d’autant plus touchante qu’elle est pudique, nous voyons Joseph en proie au plus profond désespoir partir dans le désert, pistolet à la main. Le hurlement de sa souffrance exorbitante n’est pas tant étouffé que multiplié par la nature orageuse qui lui offre toute l’amplitude cosmique de sa voix. À moins que la scène du monde ne lui offre un espace compatissant d’expression : ce qu’il ne peut plus contenir en lui, la nature peut l’envelopper et comme l’amortir.
Pour quelle raison, Joe ne cède-t-il pas alors à la tentation d’autolyse qui a emporté son compagnon ? Peut-être lui a-t-il manqué ce cri primal qui ex-prime ce que le refoulement comprime depuis un nombre d’années que Joe a renoncé à comptabiliser. Je pencherai toutefois pour une explication moins hasardeuse, moins instinctuelle et plus éthique. Le capitaine n’est pas seulement l’homme bon que ses proches reconnaissent en lui et que sont sans doute ses compagnons militaires, mais c’est un homme qui vit de cette humanité. C’est ce qu’atteste une autre belle scène (le film en comporte tant !), juste avant le départ du Fort Bunninger : les uniformes qui, tout au long de l’histoire, sont placés en file indienne (sic !) et comme uniformisés, se trouvent un bref moment exposés dans leur géographie, c’est-à-dire leur différence. Joe passe longuement en revue ceux qui seront ses compagnons de route. Autant de visages, autant de vies ; mais aussi autant d’attention, de questions, et d’abord d’accueil de chaque singularité, de reconnaissance de son talent autant que de sa vulnérabilité, de souci du bien propre à chacun – le tout au service du bien commun.
- Le parcours de Joe croisera aussi – intérieurement parlant – celui de Rosalee. C’est ici qu’il faut évoquer la structure déroutante, mais épatante, du film qui, pour suivre à sa manière les codes du parcours bien balisé du héros, nous surprend sans cesse.
Le premier volet semble vouloir profiler l’histoire mille fois racontée d’une vengeance jusqu’au moment où, surprise totale, nous découvrons que les méchants Comanches ont été punis par les « gentils » Cheyennes. L’histoire devrait donc trouver ici son épilogue qui, pour autant, n’aurait rien d’un apologue cathartique. En effet, si justice est faite, nulle satisfaction ne vient car nous ne l’avons pas vu se faire : le résultat ne peut se substituer à l’acte. L’on peut tout au plus supputer que la motivation de Yellow Hawk et de son fils n’est pas seulement de protéger sa famille d’une attaque sournoise, ni de se venger, ainsi que Metz l’interprète par projection, mais d’éviter à Rosalee l’éprouvant fardeau, qu’elle ignore, de la culpabilité vindicative (la vengeance ne console que partiellement de la violence première). De fait, si la mise en scène de la mort des Comanches est spectaculaire, elle permet aussi à la jeune femme quadruplement en deuil d’exprimer son besoin de justice sans pour autant en être l’exécutrice.
Relevons à cette occasion que le réalisateur s’est heureusement refusé à la vengeance, à savoir la justice sans juge du justicier. La violence dont Girard a montré qu’elle naît de la mimésis indifférenciante (ici, les Blancs violents se vengent des Indiens violents qui, eux-mêmes, se vengent de l’invasion violente de leurs terres, etc.) et y retourne, ne se résout pas dans l’issue souvent proposée comme seule possible. Cette solution illusoire méconnaît ingénument que le violent à l’état pur est agi par la seule libido destructrice, le vengeur, lui, est mû au mieux par la colère démesurée, au pire et plus souvent, par la haine, donc croupit toujours dans la fange de l’anomalité coupable et se dérobe à ce que les Grecs appelaient la mesure vertueuse de la raison et ce que les Modernes nomment la mesure de la Loi.
Quoi qu’il en soit, comment, une fois les meurtriers morts, l’histoire pourrait-elle être relancée sans sombrer dans la pire des erreurs narratives : la juxtaposition, qui brise l’unité d’action ? C’est alors que se démasque une problématique autrement plus profonde : Joe ne serait-il pas le double légalement adoubé de Wills ? De même qu’il est passé à un cheveu du suicide consommé, de même il aurait échappé de justesse à la justice ? Et si l’histoire racontée par Cooper visait à révéler que le policier ou le militaire n’est que le revers hypocrite du délinquant ou de l’adversaire ? « L’Amérique a une âme rude, stoïque, solitaire et de tueur », dit l’exergue de H. D. Lawrence. De même que le ripoux est l’inversion du pourri, le légal ne serait-il pas l’équivalent verlan de la violence – la seule différence relevant de l’amnésie ? Hegel et les philosophes modernes du politique ne font-ils pas naître l’État de droit à partir de l’état de non-droit qu’est la violence ? Et l’on sait combien Martin Scorsese, dont le rapport filmique à la violence est loin d’être purifié, a voulu faire naître le peuple américain des gangs de New York (2002). D’ailleurs, une fois la conquête de l’ouest achevée, la guerre de Sécession ne fait que retourner au dedans la violence qui s’était exercée contre le prétendu ennemi commun au dehors, l’Indien.
Mais, de nouveau, coup de théâtre, la suspicion qui peu à peu monte en nous vis-à-vis de Joe, se mue en son contraire, lorsque nous le voyons s’éveiller à l’autre. Entre l’homme qui affirme (c’est sa première parole) que « les Indiens, c’est comme les fourmis, il y en aura toujours », et l’homme qui prend la défense de la famille Cheyenne comme de la sienne, jusqu’au péril de sa vie, quelle métamorphose ! Il y va beaucoup plus que d’une simple coopération utilitaire (ôter les chaînes de Yellow Hawk et de son fils pour s’assurer leur coopération contre les Comanches), il y va d’une amitié réciproque, fondée sur la reconnaissance et au terme sur le sacrifice de sa vie. Et combien de jalons ! Nous en avons égrené un certain nombre dans notre analyse de Danse avec les loups – mais l’empan s’est élargi jusqu’à la haine de l’autre, au point de départ (Yellow Hawk et sa famille se réduisent pour lui à « un égorgeur, sa bande de putains et de bâtards »), et le don de soi pour lui, au point d’arrivée. Les parcourir en détail requerrait de visualiser une nouvelle fois le film.
- Cet admirable chemin, qui finit par oblitérer la violence, extérieure puis intérieure, à l’égard de l’Indien, n’extirpe pas pour autant celle des guerres indiennes, introjectée usque ad nauseam. C’est là que la bouleversante dernière scène prend toute sa dense signification. Au fond, comment Joe a-t-il pu survivre à tout ce drame intérieur qui est aussi le symbole douloureux du drame américain ? Par la fuite : non pas la fuite du poltron ou de la bonne conscience du « scribouillard » ; mais la fuite en avant. Dès cette première conversation si riche en révélations avec Metz, il avoue à son ami que, contrairement à lui, il n’a pas comptabilisé les années données à l’armée ; autrement dit, il en occulte la durée, l’intensité et la densité – comme il occulte la souffrance. Son clivage psychologique se projette en un clivage chronologique : son futur se décrit en termes de missions successives qui sont autant de pas mécaniquement placés l’un devant l’autre, sans réflexivité ni mémoire.
Sans passé, Joe est sans réel avenir. Ce célibataire (aucune allusion ne mentionne quelque amour naguère) n’a d’autres attaches que militaires : si ses affections sont réelles et ses amitiés fidèles (Joe pleure à deux reprises et de manière émouvante ses amis), elles sont cependant sans risque (à l’époque, le soldat est un mort en sursis). Le capitaine ne serait pas loin de penser, comme Rosalee (« Parfois, j’envie le côté définitif de la mort », avoue-t-elle dans un souffle), que la mort est la seule solution contre la souffrance irrépressible liée aux souvenirs traumatiques qui le hantent et le harcèlent.
Enfin, sans temps ou plutôt sans durée (entendue comme écoulement du passé vers l’avenir), Joe est privé de lieu autre que le petit monde militaire. C’est sans doute trop dire, car comment ne pas saluer sa chasteté tout en délicatesse. Il n’y va pas que d’un respect qui ne serait que l’expression de la justice que partout il met en œuvre et qu’il appliquerait ici à la relation avec cette femme dont il se sent, avec ses hommes, hautement responsable. Il y va d’une authentique compassion qui se représente le bien de l’autre et agit en conséquence : au corps violenté de la femme violée, il propose un travois qui lui évitera les secousses de la selle ; au psychisme heurté et hanté par les images abominables de l’intrusion insoutenable des trappeurs, il parle à travers le voile opaque de la tente et il répond à son besoin de distance en dormant à la belle étoile qui s’avère être une mauvaise pluie.
Reste que sa très honorable distance à l’égard de Rosalee n’est pas pour autant imitable, car elle est composée d’autant de vertu (qui est la source de cet honneur) que de défense, donc relève autant du dynamisme éthique (la vertu de chasteté) que du mécanisme psychologique (la continence).
Voilà pourquoi, au terme, enfin libéré des obligations militaires, face à l’amour si patent de Rosalee, plus encore, face à l’aveu de cette noble femme avec qui il partage une part si importante de sa vie et le même cri face à l’insupportable douleur accumulée, il se refuse à ce qui est pourtant une évidence et répète le geste qu’il a toujours accompli et à qui il doit d’avoir survécu tout au long de ces décennies violentes : fuir ; tourner le dos sans mot proférer.
Voilà surtout pourquoi, le dernier geste accompli par Joe, se retourner et monter dans le train, est, dans sa simplicité trompeuse, l’acte peut-être le plus courageux et le plus transformateur de toute sa vie : en se retournant, il se détourne de tout ce qui jusqu’ici a constitué sa sécurité ; il consent à perdre le contrôle de sa vie et quitter ce que l’on aime appeler aujourd’hui sa zone de sécurité (qui, pour lui, n’a jamais été une zone de confort !) afin d’entrer dans une zone d’incertitude maximale. Le ralenti (le seul de tout le film) souligne heureusement que la densité de cet acte ne se mesure pas à sa longueur temporelle, mais à la hauteur de sa visée et à la profondeur du changement impliqué et impliquant.
Dès lors, nous retournons à la lecture synchronique, c’est-à-dire structurale, mais appliquée à Joe seul. En effet, ces étapes successives sont autant de gradins intérieurs qui révèlent autant de ressources intimes. En particulier, si le capitaine a ainsi pu changer, c’est parce qu’une zone demeure intouchée, avec laquelle il a enfin connecté : son cœur. Mais il n’a pu ainsi le faire que par la médiation du deuxième héros de cette histoire : Yellow Hawk. Là encore, où le placer sur cette ligne structurée par la bipartition bourreau-victime ? Le chef Cheyenne n’est pas le double indien de Joe. Il représenterait plutôt et mieux que son petit-fils l’état abouti auquel Joe, sans le savoir, veut accéder. En effet, comme son petit-fils, il a connu la violence subie, mais, contrairement à lui, il l’a commise, cédant aux multiples compromissions qu’impose une guerre sans merci.
Dès le début, il affronte la mort sans céder à la provocation, non seulement avec courage (« Je n’ai pas peur de mourir »), mais sans haine. En refusant l’arme (le couteau), Yellow Hawk désarme la violence et initie, à l’insu même de Joe, son long chemin vers la réconciliation.
Au terme, seul le vieux chef, surtout, arrivera à formuler admirablement et adéquatement le lien qui s’est tissé en profondeur entre la famille des Cheyennes et celle des Blancs. Dans un geste : non pas seulement une banale poignée de mains, mais ce tressage serré, cet entrelacement du touché et du touchant, qui exprime le mutuel contact des cœurs. Puis, plus inouï encore, dans cette formule : « Merci pour votre bonté. Merci pour votre esprit. Vous êtes en moi et je suis en vous » – déjà ébauchée dans : « Vous allez partir avec une partie de moi » – où le chrétien ne peut s’empêcher d’entendre en écho la parole, d’une profondeur insondable, par laquelle le Christ révèle la si étroite circulation d’amour avec son Père : « Le Père est en moi et moi dans le Père » (Jn 10,38. Cf. Jn 14,10-11).
Comment alors ne pas songer que cette intime et puissante amitié qui se noue dans le visible ne s’abouche et ne s’achève dans l’invisible ? Pour être discret, le religieux est explicitement nommé : chez Joe qui confesse sa foi en Dieu, sans offusquer un questionnement qui n’est pas une révolte (« Est-ce que vous croyez en Dieu, Joseph ?, lui demande Rosalee. – Oui, je crois en Dieu. Mais il a fermé les yeux depuis très longtemps sur ce qui se passe ici ») ; plus encore chez la jeune femme qui dit sa foi inconditionnelle avec élan : « Si je n’ai pas la foi, que me reste-t-il ? » ; chez Yellow Hawk que l’on voit se recueillir longuement après la mort de Metz et qui achèvera sereinement son parcours sur la terre des Ancêtres en étant élevé vers le (C)ciel. Juste avant, au seuil de ce lieu sacré, une bouleversante exclamation montre que cette terre originaire est aussi devenue une terre promise, une fin qui ouvre le cercle païen de la répétition sur l’enrichissement inattendu qu’est l’amitié avec les Blancs : « Ça n’a jamais été aussi beau ! »
Certes, même distribuée selon ces multiples pôles et ces multiples étapes, la violence est omniprésente. Un seul signe suffit à l’attester : le groupe qui compte une douzaine de membres lors de son départ du Nouveau Mexique, se trouve réduit à trois arrivé au Montana. Toutefois, cette violence n’est pas tant représentée que suggérée – et ce n’est pas l’un des moindres mérites de ce film méditatif que de se refuser à la complaisance irrecevable des 8 salopards (Quentin Tarantino, 2016) et à celle, plus stylisée, mais à peine plus humanisée, d’un Sergio Leone, et même à celle d’Impitoyable (Clint Eastwood, 1992) qui, tout en déniaisant la violence finale, finalement, lui donne le dernier mot – toujours au nom de la vengeance.
Surtout, le titre du film est riche non seulement d’une polysémie insoupçonnée qui résume le cheminement de ses trois héros (Joe, Rosalee et Yellow Hawk) : Hostiles. Le philosophe allemand Carl Schmitt a relevé que l’unique mot (pour nous français) « ennemi » se traduisait chez les Anciens par deux termes latins et grecs – l’ennemi-hostis (ou polémios) et l’ennemi-inimicus (ou ekhthros) –, et en a fait la théorie : le premier correspond à l’ennemi public et le second à l’ennemi individuel ou privé [2].
C’est ainsi que le commandement de Jésus : « Aimez vos ennemis » (Mt 5,44 et Lc 6,27), parle non pas de l’ennemi au sens d’hostis (qui a donné « hostile »), mais de l’ennemi au sens d’inimicus, « ennemi privé », donc intériorisé et haï. Ici se superpose la différence existant entre la violence du militaire, en premier lieu celle de Joe, mais aussi celle de ses compagnons et des Cheyennes, qui ne s’attaquent qu’à l’hostis, légalement désigné, et la violence des sauvages, en premier lieu Wills, mais aussi celle des Comanches et des trappeurs, qui agressent de prétendus inimici.
Mais le terme hostile dit plus. En effet, il est habité par une troublante ambivalence : hostis, « l’ennemi » (mais aussi « l’étranger ») partage une parenté étymologique avec hospes, « l’hôte » ; il en est d’ailleurs de même en grec, puisque le même mot xenos se traduit par « hôte » et « étranger ». Pour comprendre cette proximité sémantique, il faut revenir au verbe hostire qui est à l’origine des deux substantifs hospes et hostis, et signifie notamment « traiter d’égal à égal ». Toute l’évolution des héros a consisté dans ce passage – qui, en hébreu, se dit « pâque » – de l’hostis (« l’ennemi » public que l’on doit combattre) à l’hospes (« l’hôte » que l’on est appelé à héberger) : ils sont entrés dans une généreuse humanité en reconnaissant en l’autre sa pleine (et égale) humanité.
Pascal Ide
[1] Cf. Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, trad. Anne Guérin revue par Michelle-Irène Brudny-de Launay, coll. « Folio/histoire » n° 32, Paris, Gallimard, 1991.
[2] Cf. Carl Schmitt, La notion de politique. Théorie du partisan, trad. Marie-Louise Steinhauser, coll. « Champs », Paris, Flammarion, 1992, p. 64 s. « C’est la sphère du public qui surgit de la figure de l’ennemi » (Jacques Derrida, Politiques de l’amitié, coll. « La philosophie en effet », Paris, Galilée, 1994, p. 105).
Dans sa ferme du New Mexico, Wesley Quaid (Scott Shepherd) scie du bois pendant que son épouse Rosalee (Rosamund Pike) apprend la grammaire des adverbes à leurs deux petites filles, un bébé dormant à côté dans le berceau. Soudain, six Comanches en peinture de guerre débouchent et chargent sans prévenir. Ils tuent le fermier et le scalpent, puis tirent sur les trois enfants. S’ils ne réussissent pas à retrouver la jeune femme qui s’est cachée dans le bois d’à côté, ils brûlent la maison et repartent en emmenant les chevaux.
En 1892, le capitaine Joseph J. Blocker – « Joe » – (Christian Bale), une légende de l’armée américaine, arrive à Fort Bunninger, convoyant une famille indienne fuyant vers les réserves, pour la jeter en prison. Lisant César et devisant dans la soirée avec son subordonné et ami, le sergent-chef Thomas Metz (Rory Cochrane), on le découvre entre obéissance et amertume. Le lendemain, le colonel Abraham Biggs (Stephen Lang), en présence d’un journaliste suffisant et méprisant, charge Joe d’une dernière mission avant sa retraite : escorter Yellow Hawk (Wes Studi), un chef de guerre cheyenne se mourant d’un cancer, ainsi que sa femme, Elk Woman (Q’Orianka Kilcher), son fils, Black Hawk (Adam Beach), sa bru et son petit-fils, pour retourner sur leurs terres tribales dans les montagnes du Montana, au nord de l’Union. En effet, le président Benjamin Harrison a décidé de faire un geste pour apaiser la minorité qui s’agite en faveur des premiers occupants. Face au refus du capitaine qui n’a que haine pour ces « Peaux rouges » qui ont massacré de la plus féroce manière tant de ses compagnons et amis, le commandant du Fort lui intime l’ordre, sous peine de cour martiale.
Le capitaine part avec une troupe composée notamment de son ami Thomas, du lieutenant Rudy Kidder (Jesse Plemons), frais émoulu de West Point, du caporal Tommy Thomas (Paul Anderson), du caporal Henry Woodson (Jonathan Majors) et du soldat Phillipe Dejardin (Timothée Chalamet). Sa haine de Yellow Hawk est telle que, à peine sorti du camp, il défie en duel le vieux chef dont il parle la langue. Très digne, celui-ci ne répond pas à la provocation ; Joe décide alors de l’enchaîner à sa monture. Peu de temps après, ils découvrent Rosalee dans la ferme brûlée, berçant son bébé mort. Avec respect et compassion, Joe et ses hommes enterrent les corps et prennent la jeune femme avec eux. Mais Yellow Hawk lui fait savoir que les Comanches ne vont pas tarder à les attaquer à nouveau et qu’ils succomberont tous si lui et son fils sont enchaînés. Mais comment faire confiance à des Peaux rouges, même si (et surtout si) ce sont ces guerriers entraînés, pour les défendre contre d’autres Peaux rouges ? Toutefois, les pires ennemis ne sont pas ceux que Joe imagine…