Dans la lecture, l’auteur fait au lecteur un don par lequel il se donne le plus possible et il se proportionne le plus possible. Générosité maximale dans la douceur maximale. Ainsi, un acte quotidien vérifie plusieurs lois intimes du don, en l’occurrence, au minimum deux.
1) Topique
Nous retrouverons les deux conceptions de l’influence d’un homme sur un autre et, plus généralement, de l’interprétation, parménidienne ou héraclitéenne, de la nouveauté.
a) Passivité du lecteur face à la toute-puissance de l’auteur
Il est une conception de la lecture qui accorde tout à l’auteur et rien au lecteur. Autrement dit qui fait de celui-ci un réceptacle passif.
Là contre, relisons ce passage de la Neuvième Élégie de Duino : « Terre, n’est-ce pas ce que tu veux : renaître en nous, / Terre visible, devenir invisible. Quelle mission nous donnes-tu ? / Sinon cette métamorphose. Terre que j’aime, je la veux donc [1] ».
b) Passivité de l’auteur face à la toute-puissance du lecteur
Inversement, la conception symétrique de la lecture accorde tout au lecteur et rien à l’auteur. On retrouve une telle représentation de l’acte de lecture chez Michel de Certeau : « Livre, c’est ailleurs, là où ils ne sont pas, dans un autre monde ; c’est constituer une scène secrète, lieu où l’on entre et d’où l’on sort à volonté […]. Le lecteur est le producteur de jardins qui miniaturisent et collationnent un monde ». Sans argumenter, le jésuite affirme que la lecture arrache le lecteur au monde environnant, mais aussi au monde de l’auteur. Il ne nie néanmoins pas toute continuité, mais il exténue le lien, par exemple en le réduisant à une altération : le lecteur « se déterritorialise, oscillant dans un non-lieu entre ce qu’il invente et qui l’altère [2] ».
Charles Péguy a critiqué implicitement cette conception en rappelant l’impact de certains livres sur certaines personnes, et donc la responsabilité de l’écrivain, sans toutefois nier en rien la spontanéité du lecteur :
« La lecture est l’opération commune de l’auteur et du lecteur, elle est ainsi littéralement une coopération, une plénitude faite, un accomplissement, c’est ainsi qu’une œuvre accomplit sa destinée. C’est une destinée merveilleuse, et presque effrayante, que tant de grandes œuvres, et de si grands hommes puissent recevoir un achèvement, un couronnement de nous, mon pauvre ami, de notre lecture. Quelle effrayante responsabilité pour nous [3] ! »
2) Détermination
Comment éviter le double risque contraire : seulement nous influencer du dehors (autrement dit, offrir un don tout fait, ce qui le réduit à l’objet dont parle Gabriel Marcel) ; faire pression du dedans (autrement dit, nous réduire à la passivité, voire violer notre intimité) ?
a) À partir de l’imagination
D’abord en faisant de la lecture non pas ce qui nous offre un produit tout fait, mais ce qui stimule notre imagination. C’est ce qu’affirme Michel Butor. D’un côté, il affirme bien le lien congénial de l’ouvrage au lecteur, sa puissance d’insémination, de fécondation : « Le voici ce livre poussiéreux, enfin sorti de son rayon : quel génie, quel éclat, quelle nouveauté ! Comment avons-nous pu être aveugles à ce point » ? De l’autre, il reconnaît toute la spontanéité du lecteur, donc sa participation : « Cette mise en branle de notre propre imagination critique à sa suite prouve qu’il a su réorganiser tout le halo, s’installer comme fenêtre illuminante autour du noyau des textes ». D’où la conjugaison : « L’œuvre neuve est un germe qui croît dans le terrain de la lecture ; la critique est comme sa floraison [4] ».
b) À partir du désir
Mais c’est Marcel Proust qui va le plus loin en partant du désir.
- Proust nous offre un premier précieux critère pour le choix des grands livres, ce qu’il appelle « un des grands et merveilleux caractères des beaux livres » : « Nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle de l’auteur finit, et nous voudrions qu’il nous donnât des réponses, quand tout ce qu’il peut faire est de nous donner des désirs [5]». L’ouvrage participe à cette loi générale du don : n’est libérant que le don qui suscite notre vie, donc notre désir et notre créativité, au plus intime.
Nous pouvons en tirer trois conséquences. D’abord, le don authentique est celui qui se dépose au cœur de notre cœur, autrement dit, pour reprendre les images teilhardiennes, le don qui, de tangentiel, devient radial. Ensuite, en pénétrant au plus intime, le don ne crée sans doute rien, mais il peut révéler, rendre patent ce qui n’était que latent, voire actualiser du potentiel. Tant nous avons besoin de la médiation de l’autre pour devenir plus transparents à nous-mêmes. Ainsi, « tant que la lecture est pour nous l’initiatrice dont les clefs magiques nous ouvrent au fond de nous-mêmes la porte des demeures où nous n’aurions pas su pénétrer, son rôle dans notre vie est salutaire [6] ».
Enfin, un tel don, loin de demeurer seulement un objet, ce qu’Aristote appelle un avoir (le dixième prédicament), devient un don « pour moi », donc un don qui est intrinsèquement orienté vers mon être, un don ontologique, un don qui transforme mon être (là encore, pour parler comme Gabriel Marcel, il s’opère une « transmutation de la chose »). Il est le pendant, du côté de l’objet, de l’autodonation du sujet donateur : de même que le présent contient, déposé, l’amour du donateur, de même que le donateur sort de lui pour se symboliser dans le cadeau, de même le présent cherche à sortir de lui pour se communiquer au récepteur.
- À ce premier critère, Proust en ajoute un autre, tout aussi précieux, et qui l’incarne : « Et ces désirs, il ne peut les éveiller en nous qu’en nous faisant contempler la beauté suprême à laquelle le dernier effort de son art lui a permis d’atteindre », de sorte que « ce qui est le terme de leur sagesse ne nous apparaît que comme le commencement de la nôtre [7]».
Permettons nous d’ajouter : ce que Proust dit de la lecture vaut, pour tout don digne de ce nom, de la manière dont l’Esprit agit, en relation avec le Christ.
c) Signe affectif
Enfin, si la lecture épouse la loi du don, comme lui, elle ne peut que faire naître en nous une grande joie. Parmi beaucoup, c’est ce qu’atteste Virginia Woolf, faisant du plaisir de lire un acte quasi-béatifique :
« N’y a-t-il pas des choses que nous faisons parce qu’elles sont bonnes en elles-mêmes ? et des plaisir qui ont leur fin en soi ? et la lecture n’en fait-elle pas partie ? J’ai quelquefois rêvé, au moins rêvé, qu’à l’aube du Dernier Jugement, quand les grands conquérants, les grands législateurs, les grands hommes d’Etat viendront recevoir leurs récompenses – leurs couronnes, leurs lauriers, leurs noms pour toujours gravés dans le marbre impérissable –, le Tout-Puissant se tournera vers Pierre et dira, non sans une certaine envie, quand il nous verra venir avec nos livres sous le bras : ‘Vois, ceux-là n’ont pas besoin de récompense. Nous n’avons rien ici à leur donner : ils ont aimé la lecture !’ [8] ».
Disons plus : l’affect est la médiation par laquelle le don du livre pénètre en nous au plus intime et nous transforme. C’est ce que Julien Gracq a bien su décrire : « Placé en tête-à-tête avec un texte, le même déclic intérieur qui joue en nous, sans règle et sans raison, à la rencontre d’un être va se produire en lui : il ‘aime’ ou il ‘n’aime pas’, il est, ou il n’est pas, à son affaire, il éprouve, ou n’éprouve pas, au fil des pages ce sentiment de légèreté, de liberté délestée et pourtant happée à mesure ». Or, ce sentiment à la fois effectue et signifie un lien particulier du lecteur à son livre : « dans le cas d’une conjonction heureuse, on peut dire que le lecteur colle à l’œuvre, vient combler de seconde en seconde la capacité exacte du moule d’air creusé par sa rapidité vorace […]. Quiconque a lu un livre de cette manière y tient par un lien fort, une sorte d’adhérence ». Non seulement, le lecteur est lié, mais il est transformé. Gracq parle de la transformation du « lecteur en prosélyte fanatique », n’ayant de cesse de communiquer son « émoi singulier » à son entourage, mais elle est le résultat d’un changement intérieur profond. Au point que l’on peut parler d’une relation d’amour, dont on sait qu’elle est la plus puissante énergie : « au cours d’une conversation, chacun saura reconnaître chez l’autre, ne fût-ce qu’à une inflexion de voix particulière, ce sentiment lorsqu’il s’exprime, avec parfois les mêmes détours et la même pudeur que l’amour ». D’ailleurs, le propre de l’amour authentique est de se donner. Aussi, Gracq affirme-t-il que la gloire d’un auteur se suffit d’une demi-centaine de lecteurs totalement passionnés : « la gloire de Mallarmé, comme on sait, n’a pas eu d’autres véhicules – cinquante lecteurs qui se seraient fait tuer pour lui [9] ».
Enfin, cette joie peut être éprouvée, mais aussi symbolisée. C’est ce que montre un rituel d’apprentissage de la lecture célébré dans la société juive médiévale :
« Lors de la fête de Shavuot – qui célèbre le jour où Moïse reçut la Torah des mains de Dieu –, on drapait dans un châle de prière le garçon qui allait être initié avant que son père le conduise au maître. Celui-ci prenait le garçon sur ses genoux et lui montrait une ardoise où figurait l’alphabet hébreu, un passage des Écritures et les mots ‘puisse la Torah être ton occupation’. Le maître lisait chaque mot à haute voix et l’enfant répétait. Ensuite, on enduisait l’ardoise de miel et l’enfant la léchait, assimilant ainsi physiquement les mots sacrés. On inscrivait aussi les versets bibliques sur des œufs durs épluchés et des gâteaux au miel que l’enfant mangeait après les avoir lus au maître à haute voix [10] ».
3) Conséquence
Ne retrouve-t-on pas ici une attestation de la loi d’épaississement du temps présent qui s’enrichit des relectures du passé par la mémoire, mais aussi dans le sens prospectif des projections dans l’avenir ? En effet, un texte vaut d’abord parce qu’il est lu et transforme son lecteur. Or, ce lectorat est à venir, n’est que potentiel. On pourrait donc dire que ce présent n’atteint sa pleine densité que par les relectures qui seront faites d’âge en âge des œuvres canoniques. Autrement dit, notre présent vient aussi de l’avenir pas seulement projeté, mais latent. Cette loi se vérifie par excellence dans le cas de l’Écriture Sainte : la Parole de Dieu écrite ne devient pleinement elle-même que par la relecture assurée par l’Église dans les siècles et qui sédimente dans la Tradition. Ayant cité le passage de Rilke mentionné plus haut, voici comment Charles Dumont résume ce que la lecture de la Bible opère par un lecteur tel que saint Bernard : « C’est ainsi tout le visible que nous métamorphosons dans le recueillement d’une lecture mémorisante, compatissante, aimante [11] ».
Pascal Ide
[1] Cité par Gabriel Marcel, « Rilke, témoin du spirituel », Homo viator, Paris, Aubier, 1944, p. 328-329.
[2] Michel de Certeaux, L’invention du quotidien. I. Arts de faire, coll. « Folio essais », Paris, Gallimard, 1990, p. 250.
[3] Charles Péguy, Clio. Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, dans Œuvres posthumes, tome 8, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1961, p. 196-107.
[4] Michel Butor, « La critique et l’invention », Répertoire III, coll. « Critique », Paris, Minuit, 1968, repris dans Œuvres complètes, II, Paris, La Différence, 2006, p. 727.
[5] Marcel Proust, Sur la lecture, Arles, Actes Sud, 1988, p. 32.
[6] Ibid., p. 37.
[7] Ibid., p. 32.
[8] Virginia Woolf, Comment lire un livre ?, trad. Céline Candiard, coll. « Tête-à-tête », Paris, L’Arche, 2008.
[9] Julien Gracq, La littérature à l’estomac, dans Œuvres complètes, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1989, p. 525-526.
[10] Israël Abraham, Jewish Life in the Middle Ages, cité par Alberto Manguel dans Une histoire de la lecture, coll. « Babel », Arles, Actes Sud, 1998, p. 113.
[11] Charles Dumont, Une éducation du cœur. La spiritualité de saint Bernard et de saint Aelred, coll. « Pain de Cîteaux », série 3, 10, 1996, p. 148-149.