Il est rare que les paroissiens qui viennent aux messes de semaine réagissent, ne serait-ce que parce qu’ils sont souvent pris par bien des obligations, professionnelles ou autres, et qu’ils doivent partir dès la fin de l’Eucharistie. Pourtant, à la parole de Jésus à Nicodème entendue le mercredi de la deuxième semaine de Pâques : « Dieu a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique » (Jn 3,16), plusieurs ont objecté, parfois non sans vivacité : n’est-ce pas le contraire même de l’amour ? Le Père n’aurait-il pas dû protéger son Fils ? Je pourrais renchérir en reprenant les mots mêmes de Jésus : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis » (Jn 15,13). De plus, le sommet de l’amour est de se substituer à l’autre pour subir à sa place la peine qu’il mérite. Enfin, si l’amour est le don de soi, le don du soi, pourquoi le Père donne-t-il un autre que lui au lieu de se donner lui-même ?
Alors, plutôt que de me réfugier dans le Mystère incompréhensible de Celui qui est au-delà de tout, comment tenter de me mettre à Son école ?
Avant tout, pour apaiser l’éventuel reproche, voire ressentiment, il importe d’adopter une attitude de fond, dictée par un docteur de l’Église, saint Anselme de Cantorbéry : « Credo ut intellegam : je crois afin de comprendre [1] ». Cette célèbre parole paradoxale est le décalque à l’indicatif d’un impératif de saint Augustin d’Hippone : « Crede ut intellegas : Crois afin de comprendre [2] ». Concrètement, elle se traduit par un changement de carte-mère ou, comme on aime dire aujourd’hui, de paradigme : avant toutes choses, je fais confiance à la parole de Dieu et, avec confiance, par cette confiance, je questionne pour entrer dans la lumière. Il ne s’agit pas de démissionner de son intelligence. Par exemple, si la phrase était absurde, dénuée de sens, je n’aurais pas à lui donner mon assentiment. D’ailleurs, « Credo ut intellegam » s’oppose orthogonalement au « Credo quia absurdum : je crois parce que c’est absurde » de Tertullien. Je crois à un énoncé non pas irrationnel ou antirationnel, mais suprarationnel, à une affirmation qui dépasse ma raison ou plutôt l’appelle à se dépasser pour entrer dans le Mystère plein d’yeux. En un mot, il s’agit de s’arracher à l’attitude dubitative de Zacharie (le futur père de Jean le Baptiste) pour s’attacher à l’attitude fiduciale de Marie : « Voici la Servante du Seigneur » (Lc 1,38).
Dans cette attitude d’humble confiance, mettons-nous à l’écoute de ce que dit le Christ. Tout d’abord, le passage lui-même conseille cette attitude quand il oppose « celui qui est de la terre » et « parle de façon terrestre » (jusqu’à douter), à « celui qui vient du ciel est au-dessus de tous » et « témoigne de ce qu’il a vu et entendu » (Jn 3,31-32).
Ensuite, nous constatons que, dans le même passage, il est expressément affirmé le contraire de ce qu’oppose l’objection suspicieuse : « Le Père aime le Fils » (v. 35). Et Jésus en donne deux preuves : « il a tout remis dans sa main » (Ibid.) ; il « lui donne l’Esprit sans mesure » (v. 34), Esprit qui est le Don par excellence.
Par ailleurs, souvenons-nous du cri bouleversant de cette figure paternelle par excellence qu’est David lorsqu’il apprend la mort de son fils Absalom, pourtant coupable de haute trahison envers son roi (et père) : « Mon fils Absalom ! mon fils ! mon fils Absalom ! Pourquoi ne suis-je pas mort à ta place ? Absalom, mon fils ! mon fils ! » (2 Sm 19,1).
Enfin, et si les paroles de Jésus nous invitaient à une véritable révolution dans notre compréhension de l’amour – en même temps que de la Sainte Trinité ? Pour nous les hommes, aimer, c’est être attiré par un bien, donc par une réalité qui est aimable. Pour Dieu, c’est, tout au contraire, faire le bien à celui qui n’est pas nécessairement aimable et même, ne l’est plus. Tel est le cas du « monde » dans le quatrième évangile. Tel est le cas du pécheur dont saint Paul nous dit dans une parole décisive : « La preuve que Dieu nous aime, c’est que le Christ est mort pour nous, alors que nous étions encore pécheurs » (Rm 5,8) Or, le péché, c’est l’anti-divin. Donc, l’Apôtre nous révèle que le Père nous aime, alors que rien en nous d’aimable ne peut attirer son amour. Voilà pourquoi Dieu n’aime pas le monde parce qu’il est attiré par lui, mais parce qu’il se donne à lui : la preuve qu’il « a tellement aimé le monde », c’est « qu’il a donné son Fils unique ».
Mais, même si nous avons déjà renversé la conception de l’amour, nous n’avons pas encore levé la difficulté : pourquoi Dieu le Père ne se livre-t-il pas au lieu de livrer son Fils unique ? Tout simplement parce que c’est impossible. Je ne peux donner que ce qui, en moi, est « donnable », comme dit Claudel. Nous en faisons nous-même l’expérience. Même quand je donne ma vie, autre la vie que je donne, autre la liberté qui décide de donner. Si celle-ci disparaissait, la donation s’effacerait avec elle. Et l’exclamation de David évoque cette impossibilité. Or, la Personne divine est incommunicable. Ce qui, en elle, est communicable est sa nature qui, tout au contraire, est infiniment donnable. Et telle est l’œuvre de l’Esprit qui est Dieu se communiquant, qui est la nature divine en tant qu’elle est donnée et reçue. Voilà pourquoi le Père ne peut donner sa Personne, mais « donne l’Esprit sans mesure », c’est-à-dire infiniment, à son Fils qu’il constitue ainsi comme Fils.
J’ai bien conscience que cette dernière explication est non seulement condensée, mais ardue. Elle tente d’approcher le Mystère du Dieu trois fois saint et de l’exprimer le plus adéquatement possible, sans pour autant donner à le voir. Si du moins cette difficulté nous donnait de contempler davantage les Trois qui ne sont qu’Un, ces trois Hypostases divines qui établissent leur Ciel sur la Terre, en demeurant dans chaque cœur croyant : « Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole ; mon Père l’aimera, nous viendrons vers lui et, chez lui, nous nous ferons une demeure » (Jn 14,23).
Pascal Ide
[1] Proslogion, 1.
[2] Sermo 43, 7,9.