Une passion amicale ? L’ami retrouvé de Fred Uhlman

L’ami retrouvé, le roman de l’écrivain et peintre britannique d’origine allemande Fred Uhlman [1], raconte la forte amitié liant le narrateur Hans Schwarz, fils d’un médecin juif, et Conrad von Hohenfels, jeune aristocrate, pendant la montée en puissance du régime nazi à Stuttgart en 1932. Il montre notamment combien une amitié peut présenter tous les traits de l’amour, notamment l’intensité d’une passion amoureuse.

De l’amour passionné, cette amitié emprunte tous les traits : la séduction ; l’amour de l’ami par-dessus tout [2] ; l’unicité de cette affection auprès de laquelle toutes les autres ne peuvent apparaître que fades [3] ; l’admiration sans borne ; l’idéalisation, c’est-à-dire l’incapacité à voir une faille dans l’ami ; un sentiment d’intense bonheur ; la convocation qui invite à célébrer la nature ou plutôt à faire de celle-ci l’allégorie chantante de la communion d’amitié [4] et à convoquer les poètes, surtout Hölderlin, pour ce grand œuvre ; l’histoire en crescendo constant ; la progressive victoire sur les hontes qui jamais n’efface, mais plutôt fait croître, la pudeur comme délicatesse protectrice de l’amour ; la communion inséparable ; l’au-delà de toute jalousie ; le vivre-ensemble se traduisant dans des discussions interminables et passionnées ; le primat de l’union sur les divergences d’opinion touchant même les sujets les plus vitaux ; l’absoluité anhistorique, la relativisation de toutes choses [5] ; la crainte de perdre l’être aimé, d’où un paradoxe entre la conscience très vive de l’infinie fragilité de l’aimé et celle de la puissance indestructible de l’amour ; la mémoire quasi infaillible des dates, par exemple celle de la première rencontre ; la radicalité du don de soi dans l’amour [6] ; la transgression des barrières sociales ; la mort ou la séparation qui permet d’immortaliser l’amour à son acmé ; l’incorporation de l’aimé à l’aimant, en plein [7] comme en creux [8].

Précisons ce qui était évident hier : cette amitié n’est en rien homosexuelle. Sans parler de l’attirance hétérosexuelle des deux jeunes hommes, leur amour ne présente aucune composante sexuelle, génitale. En effet, l’attrait mutuel qu’ils éprouvent se porte non pas vers les valeurs physiques ou même affectives de l’autre, en l’occurrence du même sexe, mais est nourri de culture, d’art, d’imaginaire, qui mobilisent l’affectivité, sensible et volontaire.

Quelle que soit l’implication de l’affectivité sensible dans la passion, avec tout ce que cela comporte de narcissisme et d’instabilité, une véritable passion est aussi un élan de tout l’être et mobilise la libre volonté. Le désir de se donner en est un signe irréfutable. En effet, perdre sa vie est estimer que le bien de l’autre passe devant son propre bien ; or, l’égoïsme subordonne tout bien au sien propre. Certes, comme beaucoup de grandes passions, celle-ci naît entre deux adolescents [9]. Mais Hans et Conrad ont assez de maturité pour constamment demeurer ouverts à l’autre et assez de fraîcheur pour ne pas reconduire leur amitié à l’immanence du monde qui les entoure.

Ce vécu intense ne conjure pas tentations et obstacles. Au contraire. Par exemple, l’apparente indifférence de Conrad lors de la représentation de Fidelio éprouve l’amitié et lui donne l’occasion de se fortifier. Ce faisant, elle laisse éclore de nouvelles caractéristiques de la passion : la confiance absolue ; l’expression de l’amour d’amitié, autrement dit sa vérité ; une délicatesse plus grande ; l’humilité [10]. Mais ce n’est pas seulement la nature qu’intègre l’amour, c’est aussi toute l’histoire personnelle qui est reprise et conduite comme à son achèvement, qui prend sens, dans le don de soi à l’autre. En effet, lorsque Hans conduit Conrad pour la première fois dans sa chambre, il interrompt son récit pendant quinze pages (sur cent dix) et pas moins de quatre chapitres pour décrire (ou plutôt proposer un apologue de) Stuttgart, puis sa chambre, son père et enfin sa mère. Mais la digression n’est qu’apparente. Elle signale que désormais toute l’histoire de Hans, ses racines (son pays, sa maison, ses parents) s’intègrent et prennent sens dans l’espace extérieurement plus étroit, mais intérieurement plus large de son amitié pour Conrad.

Pascal Ide

[1] Fred Uhlman, Reunion, London, Adam Books, 1971 ; nouvelle édition avec une introduction d’Arthur Koestler, London, Collins & Harvill, 1977 : L’ami retrouvé, trad. Léo Lack, Paris, Gallimard, 1978 ; introd. Arthur Koestler, coll. « Folio » n° 1463, Paris, Gallimard, 1983.

[2] « Tu sais que je t’aime plus que quiconque ». (p. 93)

[3] Quelle est éloquente la comparaison entre l’unique ligne que Hans consacre à la rencontre de son épouse – de prénom inconnu – et de sa vie avec elle (cf. p. 114) avec le roman tout entier dédié à son ami Conrad.

[4] « Les quelques mois qui suivirent furent les plus heureux de ma vie. Avec la venue du printemps, toute la campagne ne fut qu’une immense floraison, les cerisiers et les pommiers, les poiriers et les pêchers, tandis que les peupliers prenaient leur couleur argentée et les saules leur teinte jaune citron. Les collines bleuâtres de la Souabe, pleines de douceur et de sérénité, étaient couvertes de vignobles e de vergers et couronnées de châteaux. […] Et le Neckar coulait lentement autour d’îles plantées de saules. De tout cela émanait un sentiment de paix, de confiance dans le présent et d’espoir en l’avenir ». (p. 42) Mais ce n’est pas seulement la nature qu’intègre l’amour, c’est aussi toute l’histoire personnelle qui est reprise et conduite comme à son achèvement, qui prend sens, dans le don de soi à l’autre. En effet, lorsque Hans conduit Conrad pour la première fois dans sa chambre, il interrompt son récit pendant quinze pages (sur 110) et pas moins de quatre chapitres pour décrire (ou plutôt proposer un apologue de) Stuttgart, puis sa chambre, son père et enfin sa mère ; en fait la digression n’est qu’apparente : la rupture veut bien plutôt signifier que désormais toute l’histoire de Hans, toutes ses racines (son pays, sa maison, ses parents) s’intègrent, prennent sens désormais dans l’espace extérieurement plus étroit mais intérieurement plus vaste de son amitié.

[5] Cf. p. 46.

[6] Hans souligne qu’il est prêt à donner, avec joie, sa vie pour son ami (p. 28).

[7] « Deux amis, c’est comme une âme en deux corps ».

[8] « Cette partie de moi-même n’avait jamais été ». (p. 119)

[9] L’auteur n’en est pas dupe qui écrit : « c’était le commencement de la fin de notre amitié et de notre enfance ». (p. 98)

[10] Cf. la tirade de Conrad, p. 97.

28.12.2019
 

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