Les psychiatres et les psychanalystes ont observé des remaniements psychiques chez la femme lors de sa grossesse (à noter que je ne parle pas de la dépression maternelle précoce du post-partum ou des psychoses puerpérales qui sont bien documentées. Cf., par exemple, Marie-Aimée Hays, « Le temps du bébé: soutien de l’accordage primaire et prévention de la dépression maternelle précoce du post-partum », Devenir, 16 (2004) n° 1, p. 17-44).
C’est ainsi que la psychanalyste Monique Bydlowski parle de « transparence psychique » pour qualifier l’état de susceptibilité particulière qui caractérise la femme prégnante (cf. La dette de vie. Itinéraire psychanalytique de la maternité, Paris, P.U.F., 2005). Les changements font même évoquer un tableau psychiatrique : « Notre recherche nous a fait découvrir […] que des femmes primipares normales manifestaient une anxiété qui, au début, nous semblait présenter un caractère pathologique. Les matériaux inconscients étaient si chargés, si bizarres, et si près de la conscience qu’ils incitaient l’interviewer avant l’accouchement à faire les plus sombres prévisions quant à la capacité de ces femmes à s’adapter à leur rôle de mère ». En fait, la réalité est plus complexe et plus saine qu’il n’y paraît : « Cependant, quand nous les regardions agir en tant que mères, il nous semblait que cette angoisse et ce matériel inconscient étrange étaient là pour les inciter à se réorganiser et à trouver une plus juste adaptation. Nous avons alors pensé que l’anxiété prénatale et la distorsion de l’univers fantasmatique faisaient partie d’une réaction saine […]. La ‘réaction d’alarme’ que nous notions était en fait une sorte de ‘traitement de choc’ qui allait permettre la réorganisation nécessaire pour se confronter au nouveau rôle » (Thomas B. Brazelton et Heidelise Als, « Quatre stades précoces au cours du développement de la relation mère-nourrisson », Psychiatrie de l’enfant, 24 (1981) n° 2, p. 397-418).
Dès les années 1950, le psychanalyste anglais Donald Winnicot constate cet état qui persiste durant plusieurs semaines et qu’il appelle « préoccupation maternelle primaire ». Il en propose l’explication suivante : « Seule une mère sensibilisée de la sorte peut se mettre à la place de son enfant et répondre à ses besoins » (Donald Woods Winnicot, De la pédiatrie à la psychanalyse, trad. Jeannine Kalmanovitch, Paris, Payot, 1969, p. 285-291, ici p. 291). En 1961, étudiant les psychoses puerpérales qui sont un état délirant apparu après l’accouchement, le psychiatre français Paul-Claude Racamier élabore une interprétation elle aussi psychanalytique : durant la grossesse, l’économie psychique de la mère s’oriente peu à peu vers un régime narcissique et fusionnel avec l’enfant. Or, lors de la naissance, cette économie est ébranlée : la séparation corporelle d’avec l’enfant est vécue comme un traumatisme aussi par la jeune accouchée. Celle-ci s’identifie alors à son nourrisson qu’elle éprouve comme une partie d’elle-même. Racamier nomme trois raisons : « C’est à cette condition, on le sait, que la mère peut réellement être pour l’enfant le ‘moi’ qu’il n’a pas encore, mais qu’il va se construire justement sur les bases de cette relation. C’est aussi à cette condition que la femme est capable de pressentir les besoins et les états de son enfant, de savoir ce qu’il veut quand il crie et de vouloir pour lui, de s’éveille quand seulement il geint, etc. C’est enfin à cette condition, et grâce à cette communication infraverbale et fusionnelle, que la mère, en aimant et nourrissant son enfant, ne laisse pas du même coup de s’aimer et de se nourrir elle-même, arrivant à prodiguer les considérables dons du maternage ». Et de conclure : « Il s’agit là chez la femme d’un processus normal de régression féconde » (Paul-Claude Racamier, « La maternalité psychotique », De psychanalyse en psychiatrie. Études psychopathologiques, Paris, Payot, 1979, 1998, p. 193-242, ici p. 197).
À distance de cette explication pessimiste pour qui, dans le prolongement de la théorie freudienne, l’altruisme rime avec narcissisme et l’amour se réduit à une régression vers l’océan primordial qui s’ignore, ne peut-on au contraire interpréter ce comportement comme une progression ? En effet, la nature fait entrer le psychisme dans une crise salutaire qui l’ouvre à l’incommensurabilité du « tu » et donc à un don de soi sans condition à l’enfant. Ainsi, le psychiatre et philosophe Benoît Bayle estime que la grossesse peut induire jusqu’à un état psychotique transitoire – la psychose se définit comme dissociation psychique ; or, la mère doit accueillir hors d’elle en son psychisme l’enfant qu’elle a hébergé dans son organisme au-dedans d’elle – ; mais il montre que ce mal est au service d’un bien plus grand : « La grossesse doit aboutir à la création d’un espace de relation entre la femme devenant mère et l’enfant à naître ». Autrement dit, ce remodelage, sous commande hormonale, conduit à un « espace maternel de gestation psychique » (Benoît Bayle, À la poursuite de l’enfant parfait. L’avenir de la procréation humaine, Paris, Robert Laffont, 2009, p. 222 et 205. Les références ci-dessus sont empruntées au chap. 8 : « Psychologie et grossesse », surtout p. 211-225). Cette explication optimiste et continuiste déchiffre positivement l’amour comme processus d’ouverture intérieur d’un espace en vue d’accueillir l’autre et voit dans la nature (la physiologie), non pas ce qui s’oppose à la culture (la liberté), mais ce qui l’ébauche et la prépare.
Pascal Ide