Travail, détente, repos. Et si on goûtait au vrai repos ?

Pascal Ide, « Travail, détente, repos. Et si on goûtait au vrai repos ? », Il est vivant !, 306 (juillet-août 2013), p. 16-23. Version différente de l’article paru en slovène : « Kdor ne pociva, utruja druge [Stress, détente et repos] », Interview, Bozje okolje [revue slovène de spiritualité]. Numéro sur le repos et son importance d’un point de vue humain et spirituel, 36 (2012) n° 3, p. 16-23.

 

Il est vivant ! – D’un côté, on n’a jamais eu autant de congés ; de l’autre, jamais les personnes n’ont été aussi épuisées, stressées. Comment expliquer un tel phénomène?

Pascal Ide. – Notre vie actuelle est rythmée par une pulsation à deux temps : le travail et la détente. Pourtant, l’opposition n’est pas homogène : travail s’oppose à repos et détente à tension. Ce rythme « travail-détente » signifie donc implicitement que le travail est source de tension, de stress, et non pas d’épanouissement. De fait, je lisais une statistique récente qui affirmait qu’en France, les personnes en majorité ne trouvaient pas un véritable sens à leur travail. Étant donné le temps qu’elles consacrent à la vie laborieuse, cette observation signifie un inquiétant mal-être. Dans une juste conception humaine du travail, celui-ci, même s’il est fatigant, est aussi porteur de contentement – ce que l’on appelait la satisfaction du travail bien fait. Cette frustration vient notamment de la difficulté à pouvoir cerner le fruit de son œuvre (est-ce que ce que je fais est utile ? est-ce que je le fais bien ?) et donc à nourrir son besoin de sens : le travail est de plus en plus fractionné entre des agents dispersés ; dans le secteur tertiaire où œuvre une majorité de personnes, il est difficile de percevoir un résultat ; le rythme effréné interdit de finir de manière satisfaisante une œuvre ; etc. Dans son encyclique sur le travail humain, Jean Paul II a introduit une distinction importante entre la valeur objective du travail humain (ce qu’il produit objectivement) et sa valeur subjective (humaine, le retentissement en nous, notamment l’épanouissement).

Quoi qu’il en soit, moins le travail est gratifiant, plus l’homme compense dans la détente. Mais elle n’apporte pas alors de véritables joies, celles qui viennent d’un travail dont nous pouvons cueillir le fruit. De plus, la détente tend alors à se transformer en fuite, voire en évasions lointaines et prolongées. Elle parvient de moins en moins à réparer le stress du travail et à y préparer. Enfin, dans notre société d’hyperconsommation, le loisir a subi le sort de tous les autres biens, même les plus spirituels : on le prend, on le consomme, on le jette. Sans oublier le renversement déjà observé par le grand écrivain catholique Georges Bernanos : « Dans le paradis des machines, les loisirs seront plus épuisants que le travail, c’est le travail qui reposera des loisirs. »

 

IEV. – La Bible dit : « Et Dieu acheva le septième jour son œuvre qu’il avait faite » et : « Et il se reposa le septième jour de toute son œuvre qu’il avait faite. » (Gn 2, 2). Créé à l’image de Dieu (cf. Gn 1, 26), l’homme est invité à chômer le sabbat. Ce sabbat, est-ce la même chose que la détente ?

  1. Non et oui. Non d’abord. En fait, il faudrait dire que le rythme de la vie n’est pas binaire : travail (sous-entendu source de tension) – détente, mais ternaire : travail épanouissant – détente (car, même source de satisfaction, le travail fatigue) – repos. Ce que nous apprend la Révélation biblique, c’est que l’homme est fait non pas seulement pour le service de ce monde (le travail, si noble soit-il), mais aussi et d’abord pour le service de Dieu. Car l’homme porte en lui une soif d’infini : qu’il le sache ou non, il désire Dieu : Dieu qui est la Source de chacune de nos vies en est aussi la Fin, c’est-à-dire notre bonheur. Voilà pourquoi Dieu nous demande de lui accorder un jour par semaine : que nous lui retournions en action de grâces ce qu’il nous a donné par grâce. Tel est le sens le plus profond de la messe qui est eucharistie (littéralement, en grec : « action de grâces »). Tel est le sens du Sabbat dont parle Abraham Heschel dans Les bâtisseurs du temps.

Oui tout de même, car, dans le concret, c’est le même temps (la fin de semaine, les jours de vacances) que nous consacrons à la détente et à ce que j’ai appelé le repos. D’où la confusion. D’ailleurs, à force de mêler l’un à l’autre, nous faisons des amis, du cinéma, etc., un moyen de se détendre, alors qu’ils méritent d’être appréciés pour eux-mêmes, gratuitement, et non pour nous relaxer. Osons rêver : le samedi pourrait être consacré à la détente et le dimanche à ce repos d’essence spirituelle  que Dieu nous a promis (cf. Ps 95,11 ; He 4,11)

 

IEV. – Cela signifie-t-il que le dimanche doit être réservé exclusivement à Dieu ?

  1. La question que vous posez est si importante que le Code de Droit canonique de 1983 en traite : « Le dimanche ou les autres jours de précepte, les fidèles s’abstiendront de ces travaux et de ces affaires qui empêchent le culte dû à Dieu, la joie propre du jour du Seigneur ou la détente convenable de l’esprit et de l’âme » (canon 1247). Notez que, avec équilibre, il joint la détente à la sanctification. Pour mémoire : « Le dimanche […] doit être observé dans l’Église tout entière comme le principal jour de fête de précepte » ; « Le dimanche et les autres jours de fête de précepte, les fidèles sont tenus par l’obligation de participer à la messe » (canon 1246). Les paysans de la ville d’Ars qui, avant la venue de saint Jean-Marie Vianney, n’hésitaient pas à cultiver leur champ le dimanche, en sont venus à craindre de croiser leur saint curé qui arpentait la campagne pour rappeler cet important précepte divin.

 

IEV. – Le phénomène du “burn out”, de plus en plus fréquent, ne traduit-il pas cette difficulté de nos contemporains à se reposer ?

  1. – En effet, cette maladie ou plutôt ce syndrome (car l’on en ignore l’origine précise) récemment découvert touche de plus en plus de salariés (entre 5 et 10 %) et même de bénévoles en nos pays occidentaux. Traduit à la lettre, « burn out » signifie « brûlure », au sens de : « J’ai brûlé toutes mes réserves. »

L’un des modèles les plus convaincants pour expliquer le burn out est celui que l’on pourrait appeler le modèle du réservoir : les personnes touchées sont souvent généreuses ; elles donnent, mais oublient de se remplir, voire dénient leur besoin d’un retour nourrissant, alors qu’elles sont secrètement en attente de reconnaissance. Aussi certains observateurs comme le père italien Giuseppe Crea parlent-ils du burn out comme d’une maladie du don. Le traitement est médical et psychologique. D’autant que ces épuisements révèlent aussi parfois de faibles estimes de soi masquées et compensées dans des attitudes de sauveteur – selon l’heureuse terminologie inventée par Stephen Karpman dans son triangle dramatique. Le climat actuel qui porte à la performance et à la réussite à tout prix favorise aussi l’apparition de ces syndromes.

 

IEV. – Ne rencontre-t-on pas aussi une déviation inverse : le refus de l’exigence lié au travail, donc un excès, déviant, de repos ?

  1. Pour répondre à cette question, il est nécessaire de distinguer trois sortes de fatigue.

La fatigue du soir, celle de la personne stressée qui ne sait pas s’arrêter, voire qui ne sent plus la lassitude tant elle se « shoote » au stress. Je songe à ce Monsieur 100.000 volts qui se disait toujours en forme, détendu. Un thérapeute pratiquant la « cohérence cardiaque » lui a montré, par un simple examen, un état majeur de dysharmonie du cœur et un haut état de stress. À ce rythme-là, la personne était partie pour faire un infarctus du myocarde à quarante ans. Le poisson ne sait pas que l’eau est mouillée : vivant dans la tension permanente, il ne la percevait plus.

Inversement, il y a la fatigue du matin que vous évoquez : celui qui se lève déjà fatigué et dont le harassement ira parfois en s’amenuisant dans la journée. Cet état peut dissimuler une dépression. Mais il doit aussi s’évaluer au plan moral : il révèle alors une acédie (la tristesse spirituelle dont parlaient les Pères du désert) ou une paresse, un manque d’exigence. Le paresseux, disait un de mes professeurs, n’est pas celui qui ne fait rien (le « fainéant », au sens littéral), mais celui qui ne fait que ce qu’il aime (et place son devoir d’état à la seconde place). Un responsable de communauté me racontait qu’il avait demandé à une jeune postulante de balayer le réfectoire qui était grand. Après trois heures, la jeune femme était venue le trouver, éreintée, interprétant sa fatigue (qui ne va jamais sans tristesse) en termes de combat spirituel et remettant en cause son appel dans la communauté ! De fait, cela la changeait des longues après-midi que, avant d’entrer dans la communauté, elle passait à chatter, twitter ou écouter des CD…

Il y a enfin la fatigue de midi, la juste fatigue de celui qui, après un travail conséquent le matin, sait prendre le repos dont il a besoin, pour repartir l’après-midi. Cette fatigue a saisi le Dieu inlassable venu dans notre chair qui, à la sixième heure, a pris le temps de s’asseoir sur la margelle du puits (cf. Jn 4,6), alors que les blés de la moisson sont mûrs. « L’âme qui brûle d’amour ne fatigue, ni ne se fatigue », disait saint Jean de la Croix.

 

IEV. – Entre le stressé qui adore son travail et oublie d’adorer Dieu et le paresseux, quelle est donc la juste conception chrétienne du repos ?

  1. Permettez-moi une dernière typologie, qui va permettre de synthétiser un certain nombre de points déjà vus.

Il y a d’abord le faux repos qui est simplement l’absence d’activité ou d’initiative et qui peut être le fait de la paresse. Ces grasses matinées qui s’éternisent et, loin d’être pleines de grâces, elles sont des occasions de tentation – saint Ignace ne recommande-t-il pas de se lever dès l’éveil ?

Puis, il y a le degré zéro du repos qu’est la détente. Les Anciens ont même parlé de la vertu de celui qui sait détendre son corps et son âme et ont inventé un nom pour la désigner : l’« eutrapélie » ! Une fois n’est pas coutume, saint Thomas l’expose en rapportant une anecdote des Conférences des Pères : « Saint Jean l’Évangéliste, comme certains s’étaient scandalisés de l’avoir trouvé en train de jouer avec ses disciples, demanda à l’un d’eux qui portait un arc de tirer une flèche. Lorsque celui-ci l’eut fait plusieurs fois, il lui demanda s’il pourrait continuer toujours. Le tireur répondit que, s’il continuait toujours, l’arc se briserait. Saint Jean fit alors remarquer que, de même, l’esprit de l’homme se briserait s’il ne se relâchait jamais de son application ». Jésus ne dit-il pas à ses apôtres un jour où ils s’agitaient : « Venez à l’écart vous reposer un peu. » Celui qui ne se repose pas fatigue les autres. Une juste hygiène de la détente épouse les rythmes naturels : un bon repos quotidien (respecter son temps de sommeil est un besoin aussi fondamental que boire ; l’oublier se paie très vite et toujours cher, à commencer dans son corps), hebdomadaire (le sabbat est une loi divine mais aussi humaine) et annuel (au moins trois semaines de vacances, sans agenda ni montre, sont nécessaires pour reprendre souffle).

Il y a ensuite le repos qui est le fruit du travail. Il n’est ni l’absence d’action (le repos par défaut), ni un à-côté de celle-ci (la détente), mais son achèvement. Ce repos se traduit par une paix intérieure – dont saint Augustin disait qu’elle est « la tranquillité de l’ordre », ici la participation à l’œuvre du créateur – et par une joie imprenable – qui est le surcroît de l’action s’épanouissant dans une œuvre. Goûter cette paix et cette joie suppose de s’arrêter (regarder avec satisfaction la pièce bien rangée, cet article terminé, etc.) et ne pas aussitôt embrayer sur une nouvelle action (on parle aujourd’hui de « workaholics » à propos des personnes addicts à l’action comme d’autres le sont à l’alcool). Les goûter suppose aussi de ne pas s’arrêter aux seuls défauts de son travail (comment les éviter tous ?), mais de rendre grâces pour ce qui est bon en acceptant sereinement d’être une créature exilée dans l’imparfait.

Il y a aussi le repos qui n’est pas le couronnement de notre œuvre, mais jaillit gratuitement, par surcroît, du temps donné, donc non mesuré, pour l’époux, l’épouse, les enfants ; de ces moments d’infini qui font un bruit d’abeille partagé avec l’être aimé, avec les amis. Plus encore, de ces temps quotidiens de cœur à cœur avec Jésus qui « m’a aimé et s’est livré pour moi » (Ga 2,20) et attend de moi mon « oui » inconditionnel, ma réponse d’amour.

Il y a enfin le repos éternel. Ne rêvons pas d’une vie sans tension ni crise ; ni même sans inquiétude fondamentale. Les éloges de la lenteur et autres lâcher-prise qui se multiplient aujourd’hui ne seront pas des concessions masquées à une sorte de réaction bouddhisante contre l’affairisme activiste, qu’à condition de demeurer tournés vers le service d’autrui et cette croissance totale (matérielle et spirituelle) dont, dès la Genèse, Dieu fait la loi dynamique expansive de la création (cf. Gn 1,28). Les Confessions du grand saint Augustin qui s’ouvrent par la phrase célèbre : « Tu nous as fait pour toi, Seigneur, et notre cœur est sans repos (le latin irrequietum, « sans repos », a donné l’adjectif « inquiet ») tant qu’il ne repose en Toi », s’achèvent, au double sens du mot, en son dernier livre, par une méditation sur le sabbat définitif : au terme de la vie, le repos éternel de la communion toujours nouvelle (cf. Ap 21,5) avec le Dieu-Amour et avec nos frères sauvés. ¨

Propos recueillis par Marija Krebelj, Interview parue dans la revue slovène de spiritualité Bozje okolje, 2012.

 

Bibliographie

Jean-Paul II, Lettre encyclique Laborem exercens sur le travail humain, 14 septembre 1981, n° 5-6.

Catéchisme de l’Église catholique, 8 décembre 1992, n. 2168-2195.

Code de Droit canonique, 1983, canons 1246 et 1247.

Josef Pieper, Le loisir, fondement de la culture, trad. Pierre Blanc, coll. « Josef Pieper », Genève, Ad Solem, 2007.

Abraham Joshua Heschel, Les bâtisseurs du temps, coll. « Aleph » n° 212, Paris, Minuit, 1957.

Didier Truchot, Épuisement professionnel et burnout. Concepts, modèles, interventions, coll. Psycho Sup », Paris, Dunod, 2004.

Giuseppe Crea, Agio e disagio nel servizio pastorale. Riconoscere e curare il burnout nella dedizione agli altri, Bologne, EDB, 2010.

Pierre Agnese et Jérôme Lefeuvre, Déjouer les pièges de la mauvaise foi et de la manipulation à coup sûr avec le triangle de Karpman, Paris, InterEditions, 2010.

Jean-Louis Chrétien, De la fatigue, coll. « Philosophie », Paris, Minuit, 1996.

Pascal Ide, en collaboration avec Luc Adrian, Les sept péchés capitaux. Ce mal qui nous tient tête, Paris, Édifa-Mame, 2002, chap. 8 : « L’acédie ».

  1. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIa-IIæ, q. 168, notamment l’a. 2.
  2. Augustin, La cité de Dieu, L. XXII, xxx, 4-5 ; Confessions, L. I, I, 1 et L. XIII.
25.1.2018
 

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