Reconnaître le Bourreau

Complément au chapitre 7 de l’ouvrage Le Triangle maléfique. Sortir de nos relations toxiques, Paris, Emmanuel, 2018.

1) Thèse

Deux professeurs universitaires et chercheurs en psychologie sociale de la région PACA, Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, ont écrit un passionnant ouvrage [1] où ils énoncent une thèse troublante : nous sommes tous soumis à des manipulations. Plus encore, nous sommes manipulés alors que nous nous ressentons libres, c’est-à-dire sans entraves (psychiques, type double bind).

Cette thèse laisse d’autant plus perplexe que les auteurs ne disent pas clairement le caractère pervers de la manipulation, semblent décrire les processus pour mieux les mettre à disposition des personnes afin qu’ils puissent aboutir à leurs fins [2], qu’ils emploient un style ironique voire qu’ils manipulent eux-mêmes leur lecteur en inventant le cas fictif d’une madame O. couvrant tout l’ouvrage, ainsi qu’un hypothétique pays, la Dolmatie, donc en mélangeant le vrai et le faux.

Les psychologues sociaux rétorqueront que leur perspective est celle de la psychologie sociale ; or, cette discipline est neutre, descriptive et non prescriptive. Plus encore, leur discipline est intimement dictée par un principe déterministe que révèle l’affirmation suivante : « il n’est guère que deux façons efficaces d’obtenir de quelqu’un qu’il fasse ce qu’on voudrait le voir faire : l’exercice du pouvoir (ou des rapports de force) et la manipulation [3] ». Les auteurs emploient aussi le syntagme oxymorique : « soumission librement consentie ».

Quoi qu’il en soit, l’ouvrage est passionnant en la perspective qui se veut être la sienne, à savoir : l’omniprésence, inévitable, de la manipulation dans les tractations quotidiennes.

2) Preuve générale

Quelques expériences suffiront à établir la thèse. Rappelons qu’aux États-Unis, les étudiants sont en général tenus de participer à titre de sujet aux expériences réalisées dans leurs universités.

Qui, aujourd’hui, ignore les expériences de Milgran montrant que des personnes sensées peuvent, sur commande d’autorités scientifiques, envoyer des chocs électriques de 450 volts, autrement dit mortels, à des hommes innocents ? Cela, en quelques minutes. Le pourcentage est inquiétant : 62 % aux États-Unis ; inférieur en Italie et supérieur en Allemagne [4].

Un compère dit avoir besoin de téléphoner et n’a sur elle ni son portable ni de la monnaie (en l’occurrence 20 centimes d’euro). Elle va pour cela employer deux méthodes. Selon la première, elle arrête un passant pour demander cette somme. Selon la seconde, elle commence par demander l’heure, puis, avant que le quidam ait continué son chemin, elle lui explique qu’elle a besoin de ces 20 centimes d’euro pour appeler. Les résultats attestent une différence considérable : lors de la requête directe, une personne sur dix accepte de donner la somme demandée ; lors de la demande en deux temps, quatre personne sur dix [5].

Une autre expérience est aussi riche d’enseignements. Un expérimentateur s’installe, avec son transistor, sur la plage à côté d’authentiques baigneurs. Puis, il s’éloigne, abandonnant sa radio sur le sable. Avant cela, il tient alternativement deux types de propos. Dans le premier cas, il demande : « Excusez-moi. Je dois m’absenter quelques minutes, pourriez-vous surveiller mes affaires ». Dans le second cas, sa demande est différente : « Excusez-moi. Je suis seul et je n’ai pas d’allumettes. Auriez-vous l’amabilité de me donner du feu ? » Puis, l’expérimentateur se retire et un compère vient subtiliser le transistor. Résultats : alors que les voisins ont répondu « oui » à 100 % dans les deux cas, ils interviennent pour arrêter le voleur dans 95 % selon le premier cas de figure et dans 20 % des cas selon le second. Une situation presque identique dans un restaurant a donné 100 % et 12,5 %. Pourtant, dans les deux cas, le vol est identique et aussi patent [6]. Plus encore, la psychologie a tendance à considérer que les personnes se comportent de façon relativement constante et cohérente. Or, tel n’est pas le cas. Quoi qu’il en soit, tout se passe comme si, parce que les personnes ont répondu positivement à la question de garder les affaires. Précisons que la différence est la même si c’est un sujet identique qui est testé dans les deux cas de figure.

Voici une expérience voisine autrement plus coûteuse et inquiétante, d’autant qu’elle est fictive. Elle se déroule dans le monde très sérieux d’une Business School. On demanda à des étudiants de cette école de se mettre dans la peau d’un cadre de direction. Dans un premier temps, ils doivent prendre une importante décision financière suivante : il s’agit d’affecter un fonds exceptionnel de développement ; le choix porte sur la filière A ou B de sa compagnie qui en bénéficiera. Pour pouvoir opérer son choix, l’étudiant reçoit un dossier sur la compagnie. Après étude, la décision est prise : disons qu’il s’agit de la filiale A. Puis, on les informe que la filière A choisie n’a pas obtenu les résultats escomptés. Dans un second temps, les étudiants s’imaginent plusieurs années plus tard dans une autre situation de choix. Il s’agit, de nouveau, de répartir une somme d’argent entre les deux filiales A et B. De nouveau aussi, leur est remis un dossier. Or, la lecture de celui-ci révèle que les résultats économiques de la filiale A – qui a donc bénéficié du fonds exceptionnel de développement –, loin de s’être améliorés, se sont dégradés. Or, les résultats montrèrent que, nonobstant les résultats patents, les élèves avaient tendance à mieux doter la filiale A [7]. Autrement dit, à persévérer dans leur premier choix. À ceux qui objecteraient qu’une saine gestion ne ferme jamais le robinet brutalement, l’expérimentateur a ajouté une autre condition qui a permis de répondre à la difficulté [8].

3) Description des principaux mécanismes

Quelles sont les principales techniques employées pour manipuler ? J’en distinguerai principalement trois. Elles ont toutes fait leur preuve en nombre de domaines, et pas seulement dans le marketing, mais aussi pour des objectifs nobles comme le don du sang et le don d’organe, la lutte contre l’abstentionnisme électoral, la prévention contre le Sida, etc. [9]

a) L’amorçage

Prenons un exemple tiré de la vie quotidienne. Vous voulez acheter un canapé et vous disposez en tout de 1.000 euros. Vous tombez presque aussitôt sur un canapé à 900 euros dont la couleur vous convient particulièrement bien. Toutefois, vous ne voulez pas vous précipiter. Un vendeur, vous voyant en train de chercher, vous annonce qu’il vaut la peine de regarder la promotion du mois : un canapé rose au prix exceptionnel de 999 euros. Il ajoute que l’acquéreur se verra en plus offrir (donc gratuitement) une lampe d’une valeur de 100 euros. Mais il faut faire vite. Vous vous dites que la lampe a belle allure. Toutefois, la couleur rose ne vous convient pas. Non, il n’y en a pas en vert. Le vendeur réussit à vous convaincre que le rose est une couleur neutre. Enfin, vous ne dépassez pas votre budget. À ce moment, le vendeur est appelé pas un autre client et vous êtes pris en charge par le chef de rayon, autrement moins amène que le vendeur. Lorsque le contrat de garantie est établi et le bon de livraison déjà rempli, vous vous enquerrez de la lampe. Le chef de rayon s’étonne : « Nous en avons offert une aux dix premiers acheteurs, mais c’est terminé. Toutefois, ne regrettez rien, vous êtes la quinzième. D’ailleurs, il doit en rester une au prix modeste de 80 euros ». Non, cela dépasserait votre budget. Et vous signez votre chèque de 999 euros… Comment ne pas s’étonner d’une décision, alors qu’une autre s’offre encore à vous et qui correspondrait tellement mieux à vos attentes ?

Cet exemple a été mis en forme et expérimenté. Les résultats ont montré que les sujets persévèrent dans leur décision initiale dans une proportion de 75 %, alors qu’elle va contre leur propre bien [10]. Autre exemple, un peu différent, réalisé par la même équipe, est la suivante. À une première équipe d’étudiants, il est demandé de participer à une expérience de psychologie qui est programmée à 7 heures du matin en échange d’une heure de crédits. À une seconde équipe, il est parlé dans un premier temps de la même expérience comptant le même équivalent crédits, sans révéler l’heure à laquelle elle se déroule ; puis, après avoir recueilli les réponses des étudiants, dans un deuxième temps, il est révélé qu’il faut se rendre au laboratoire à 7 heures du matin. Dans le premier cas, le taux d’acceptation fut de 31 %, dans le second, de 56 %, soit presque le double.

La tactique de vente et, plus généralement de manipulation, s’appelle amorçage : elle consiste à extorquer un premier « oui » ; puis, à changer les données ; l’immense majorité des personnes persévèrent dans leur première décision. Le nom de la technique est donc tiré de la première décision.

b) Le pied-dans-la-porte

Là encore, prenons un exemple tiré de la vie courante. Interpellée par un jeune homme qui vous demande gentiment de signer une pétition contre une rocade qui va défigurer le quartier. « Cela ne vous prendra que deux minutes ». Presque automatiquement, vous signez, donnez votre nom et votre adresse. Deux heures plus tard, vous êtes rentré à la maison. Le téléphone sonne : « Je suis content de vous avoir au bout du fil. Je suis le secrétaire du comité de défense de l’environnement du quartier. Nous avons besoin de gens de bonne volonté pour mettre en garde contre le projet de rocade. Pour cela, il serait utile que quelqu’un puisse distribuer des tracts sur le boulevard Untel. Aussi me suis-je permis de vous appeler puisque vous faites partie du quartier. Bien sûr, faites comme vous pouvez, mais votre concours serait très précieux. – Combien de temps ? – Oh, une heure ou deux ! ». Et vous voilà partie pour deux heures de tractage.

Telle est la définition de cette nouvelle tactique : une première conduite peut coûteuse dispose à en accomplir une autre qui l’est beaucoup plus. Or, la première demande constitue un pied-dans-la-porte. La différence avec la première méthode, si j’ai bien compris tient à la continuité : dans l’amorçage, il s’agit d’un même acte (mais dont les conditions changent dans le temps) ; ici, il s’agit de deux actes différents.

Les premières démonstrations expérimentales de « the foot-in-the-door technique » ont été réalisées à Palo Alto [11]. Comme toujours, un groupe témoin reçoit la demande exactement et entièrement formulée (ici, passer une ou deux heures à tracter), tandis qu’un autre groupe subit la manipulation telle que nous venons de l’exposer. Résultats : le premier groupe a répondu à 22,2 %, alors que ceux qui ont été démarché avec la technique du pied-dans-la-porte ont répondu à 52,8 %.

Les études expérimentales ont précisé les conditions de réussite : elles se sont par exemple intéressé au délai entre deux demandes, à la différence d’exigence dans la demande, à la présence d’une demande explicite ou implicite (le second cas étant plus efficace), etc. Relevons seulement ce dernier point : lors que la demande est implicite, c’est-à-dire lorsque le demandeur ne présente presque pas de justification, les résultats furent bien meilleurs. En l’occurrence, l’acceptation du service fut de 80 % contre 35 % dans le groupe témoin [12]. L’explication est que le sujet répond à la demande, car il sent une moindre pression et donc ressent d’autant plus la liberté.

c) La porte-au-nez

Cette troisième méthode est l’opposé des deux précédentes. Vous êtes accosté par une personne courtoise qui vous fait la demande suivante : « Je milite pour la réadaptation des jeunes délinquants. Je suis en train de recruter des bénévoles, afin que les délinquants puissent recevoir un peu d’affection durant leur temps de détention. Jouer un rôle de mère ou de sœur. Pour cela, il nous faudrait des personnes qui puissent donner deux heures par semaine pendant au moins deux ans, en accompagnant un même délinquant. Seriez-vous disposé, intéressé ? » Cette demande exorbitante vous laisse interloqué. Vous déclinez clairement l’offre. Avant que ne tourniez les talons, l’inconnu ajoute : « C’est vrai, c’est un peu long. Sachez aussi que nous avons également besoin de volontaires pour accompagner de jeunes délinquants dans une entreprise. Cela ne vous prendrait que deux heures, une seule fois. Cela vous serait-il possible ? – Ce serait quand ? »

La tactique ici utilisée consiste à faire une proposition démesurée à laquelle il est presque impossible de répondre positivement, pour ensuite en proposer une autre beaucoup plus accessible. Or, un refus est une porte-au-nez (« the-door-in-the-face »).

La preuve expérimentale princeps est encore due à Cialdini et son équipe [13]. Les résultats qui, comme toujours, comparent deux équipes, l’une non manipulée et l’autre manipulée, sont fort significatifs : 16,7 % d’acceptation d’un côté ; 50 % de l’autre.

d) Autres techniques

Je n’en retiendrai qu’un exemple, engageant le toucher.

 

« La bibliothèque de l’Université de Purdue : une femme enregistre les sorties de livres. Mais ce n’est pas tout : son travail fait partie d’une expérience sur le toucher subliminal » qui consiste à toucher « les gens aussi insensiblement que possible. Elle frôle la main d’un étudiant en lui rendant une carte de la bibliothèque. Après quoi, quelqu’un suit l’étudiant à l’extérieur et lui demande de remplir un questionnaire sur la bibliothèque ce jour-là. Entre autres questions : la bibliothécaire lui a-t-elle souri ? L’a-t-elle touché ? En fait, bien que la bibliothécaire n’ait pas souri, l’étudiant répond que si – mais il dit qu’elle ne l’a pas touché. L’expérience se poursuit toute la journée. Un résultat apparaît bientôt : les étudiants qui ont été subconsciemment touchés se disent plus contents de la bibliothécaire et satisfaits de la vie ».

« Pour une expérience du même ordre se déroulant dans deux restaurants d’Oxford, Mississippi, les serveuses frôlent discrètement la main ou l’épaule de certains clients – qui ne trouvent pas fatalement meilleurs la cuisine ou le restaurant lui-même, mais qui laissent immanquablement de plus gros pourboires ».

Dernière expérience, à Boston : « Une chercheuse laisse de l’argent dans une cabine téléphonique – où elle revient quand elle voit quelqu’un empocher de l’argent. Elle demande tranquillement à la personne si elle n’a rien trouvé. Si, en parlant, elle touche cette personne, même insensiblement (les gens ne s’en souviennent pas ensuite), les chances qu’elle a de récupérer son argent passent de 63 à 96 % ».

 

Diane Ackerman, qui a la mauvaise habitude de ne pas référencer les passionnantes expériences qu’elle relate, commente : « Tout contact nous réchauffe, serait-ce à notre insu, nous rappelant sans doute l’époque d’avant les limites de toutes sortes où nos mères nous berçaient et où, sous leur charme, nous nous sentions parfaitement dignes d’amour. Un attouchement serait-il si subtil que l’on n’y prêterait pas attention, il ne passerait pas inaperçu du mental souterrain [14] ».

En fait, l’expérience fut réalisée par Kleinke [15]. Elle fut renouvelée, avec un taux de réussite significatif : sans toucher, la restitution des petites pièces se fait à 28 % ; avec toucher, à 47 % [16]. Voici une expérience voisine intéressante. Lors d’une séance de travaux dirigés de statistiques, le professeur demande à un volontaire de venir au tableau. Résultats : 11,5 % le font spontanément ; 29,4 %, soit presque trois fois plus le font lorsque les étudiants ont été touché au bras [17].

Depuis cette étude princeps, d’autres ont fait florès, aboutissant à des résultats fascinants qui l’ont confirmée et précisée. Elles ont montré que le toucher présente des effets très positifs : sur l’humeur, en positif [18] et en négatif (en l’occurrence, en réduisant le stress avant une intervention chirurgicale [19]), sur nos actions (en l’occurrence, en améliorant les performance scolaires d’un élève [20]), sur notre perception d’autrui (en l’occurrence, la valorisation de la perception d’un inconnu [21] ; les passagers d’un avion à trouver le personnel navigant plus compétent [22]), la confiance en autrui (en l’occurrence, en son thérapeute [23]), des lieux (en l’occurrence, trouver plus agréable le magasin où l’on pénètre [24]), sur notre perception du beau, nos jugements esthétiques [25]. On compte aujourd’hui plus de 300 expériences sur l’efficacité du toucher dans le seul domaine médical.

4) Conduite à tenir face aux tentatives de manipulation

Étrangement, l’ouvrage de Joule et Beauvois ne développe pas de méthode pour se sortir de ces chausse-trappes. Cette absence n’est pas sans alimenter le constat d’ambiguïté noté lors de la présentation de la thèse. En fait, les auteurs consacrent deux pages à cette question en conclusion [26]. Quoi qu’il en soit, les trois conseils donnés sont précieux :

a) Revenir sur les décisions

En effet, de nombreuses manipulations reposent sur cette propension qu’ont les gens à adhérer à leurs décisions, alors que la situation proposée par le manipulateur change. Or, l’homme tend à être cohérent et donc fidèle à une première attitude ou décision. Par conséquent, il lui est difficile de revenir sur une décision. Il lui faudra donc s’éduquer à décider librement. Autrement dit à devenir prudent.

b) Considérer deux décisions successives comme indépendantes

En effet, la manipulation procède toujours en plusieurs temps, faisant croire que le temps postérieur s’inscrit exacement dans la continuité du précédent, alors qu’il a introduit une véritable différence. Or, situation nouvelle demande une décision nouvelle. Mais, là encore, il nous est difficile de changer d’aiguillage : question d’habitus, de principe d’économie, etc. Nous reviendrons sur ces raisons plus bas. Donc, une éducation vertueuse nous est nécessaire.

c) Ne pas surestimer sa liberté

En effet, nous avons vu que la manipulation se fondait sur l’expérience ou plutôt l’impression subjective de liberté, c’est-à-dire d’absence de contrainte psychologique (a fortiori physique). « Un individu ne peut être efficacement manipulé que s’il éprouve un sentiment de liberté [27] ». Or, cette impression est trompeuse : « Quelle signification peut avoir un tel sentiment de liberté lorsqu’il s’agit de donner l’heure à quelqu’un qui vous la demande, de faire un choix que tout le monde fait, d’accepter de rendre un petit service tout simplement parce qu’un refus serait plus coûteux qu’une acceptation ? Certainement aucune ! C’est pourtant ce sentiment-là qui nous rend si vulnérables [28] ».

d) S’écouter intérieurement

J’ajoute cet autre conseil à ceux du livre : l’écoute intérieure. La personne qui est tentée par le manipulateur n’est jamais totalement à l’aise. En effet, la nouvelle décision ne surgit pas totalement de la première ; or, nos actes de liberté décident de notre temporalité ; donc la personne manipulée ne se sent jamais totalement unifiée ; or, l’unité s’éprouve à travers le sentiment de paix ; donc une personne manipulée ressent presque toujours au fond d’elle-même une pression, un malaise. Par conséquent, plus une personne est en prise avec ce qu’elle resssent, est attentive à son vécu affectif, et moins elle est manipulable.

Cette écoute intérieure des affects se doublera utilement d’une écoute des messages, des normes de comportement qu’elle s’impose. En effet, tout affect suit une connaissance. Ensuite, celui qui est manipulé se tait, donc est habité par un conflit endopsychique entre ce qu’il ressent et les messages qu’il s’envoie. L’approche cognitive pourra donc éclairer l’auto-connaissance affective.

5) Interprétation anthropologique

En fait, les auteurs répètent, et cela vaut toujours à quinze ans d’intervalle, que ces phénomènes ne bénéficient pas d’une explication. Du moins au plan scientifique. Je proposerai donc une interprétation philosophique.

a) Ébauche d’explication scientifique

Nos auteurs évoquent l’hypothèse suivante : l’adhérence ou le gel, c’est-à-dire l’adhérence à une première décision et le gel des autres possibles pour la décision ultérieure. En effet, les différentes tactiques analysées se fondent sur deux décisions successives, la seconde s’inscrivant dans le droit fil de la première. « Tout se passe, effectivement, comme si la décision – notamment lorsqu’elle est prise en situation de groupe – gelait le système de choix possibles en focalisant l’individu sur le comportement le plus directement relié à sa décision [29] ».

Ils ajoutent un deuxième élément : le sentiment de liberté : « Seules les conditions s’accompagnant d’un sentiment de liberté (condition de libre décision) donnent lieu à des effets de persévération [30] ». Nous avons vu dans l’exemple ci-dessus que la réponse est proportionnelle au sentiment de liberté.

Il est peut-être intéressant de se référer à la théorie de l’engagement élaborée par Kiesler [31]. Elle énonce ce qui est presque un truisme : l’engagement est « le lien qui existe entre l’individu et ses actes [32] ». Cela signifie qu’un individu s’assimile toujours à ses actes. « L’engagement correspond aux conditions de réalisation d’un réalisation d’un acte qui, dans une situation donnée, permettent d’opposer cet acte à celui qui l’a réalisée [33] ».

Au fait, quelle différence y a-t-il entre psychologie sociale et sociologie ? La seconde s’arrête-t-elle à la seule description des actions ?

b) Interprétation

Je partirai de quelques constats significatifs, en sus de ceux relevés par nos chercheurs en psychologie sociale.

  1. Toutes les manipulations procèdent en plusieurs temps, le second introduisant un nouvel élément.
  2. Autre constat : les conduites manipulatrices ont presque toutes lieu dans un contexte de demande d’aide ou de dépense d’argent (techniques de vente).
  3. Au fond, les mécanismes de manipulation sont peu nombreux. Il est donc plus aisé de repérer ce qui leur est commun.

J’ajouterai mon expérience lors de la vente des tapis dans le voyage en Turquie. J’ai fait l’expérience de la liberté. De la différence entre liberté d’exercice et de spécification.

Je me demande s’il ne faut pas faire appel à plusieurs approches, en l’occurrence à au moins trois.

1’) En termes d’acte

Il serait peut-être utile de fonder ce que Kiesler a élaboré, en faisant appel au lien étroit entre personne et acte analysé phénoménologiquement par Wojtyla. Et cela est singulièrement vrai de l’acte par excellence qu’est l’acte de liberté. Beauvois et Joule explicitent ainsi leur théorie de l’engagement : « l’individu […] ne peut nier son acte » ; « il ne peut trouver à cet acte de raison en dehors de lui-même » ; donc, « il en est personnellement responsable [34] ». Ainsi les chercheurs retrouvent les concepts de cause, d’intention libre et de responsabilité.

2’) En termes d’habitus

Ne touchons-nous pas ici à l’effet pervers de l’habitus quand il se momifie en habitude, cette « liberté retournée en nature » dont parlait Ravaisson ?

Ou bien a-t-on la preuve expérimentale de cette vérité philosophique selon laquelle l’habitus se prend au premier acte ?

3’) En termes de blessure

En effet, en cas de manipulation, le sujet est habité par deux types d’actes ou de décision. Le premier est en conformité avec ce qu’il a décidé : il y a congruence entre ce qu’il veut et ce qu’il fait. Tout au contraire, le second est en décalage, en incohérence. Vers la fin des années 1950, la théorie dominante en psychologie sociale est celle de la dissonance cognitive de Festinger [35]. Elle demeure l’une des références majeures de cette discipline [36].

En effet, ainsi qu’on l’a vu, le sujet a posé un acte qui ne correspond pas à ce qu’il veut. Or, pour rester unifié, ne pas perdre cette si précieuse unité et sombrer dans l’angoisse et la dislocation, le sujet invente une raison, ce que Jouve et Beauvois appelle une rationalisation.

6) Proposition de systématisation

a) Exposé

La manipulation intègre deux pôles : l’impression de liberté ; le changement d’objectif. Une manipulation est d’autant plus efficace que ces deux pôles sont présents. Le premier concerne l’origine ou la cause efficiente, le second le but ou la cause finale. En effet, un acte humain se comprend à partir de deux pôles : quant à la causalité, l’efficience et la finalité ; quant aux actes le composant, l’intention et l’exécution. Or, est libre celui qui est cause de soi, de son action ; la liberté s’identifie à la causa sui. L’expérience de la liberté porte donc surtout sur l’efficience. Mais le manipulateur souhaite enrôler l’autre à son service. Par conséquent, la manipulation ne pourra surtout pas faire violence à l’efficience ; elle jouera sur le détournement de fin.

b) Confirmations

1’) Le démon

Il est éclairant de partir du manipulateur par excellence qu’est le démon. Si l’on voulait résumer l’enseignement de saint Ignace (mais aussi des pères du désert), l’on pourrait employer la suggestive image suivante : le démon entre par notre porte, mais il nous fait sortir par la sienne. En termes plus rigoureux : le démon veut nous conduire à sa propre fin, qui est de nous révolter contre Dieu, de nous détourner de Dieu. Plus encore, il désire que ce détournement soit volontaire. La tentation nous laisse donc toujours un minimum de liberté afin qu’il y ait péché, donc damnation possible. Le démon nous révèle donc que le manipulateur par excellence ne cherche pas seulement ni même d’abord à asservir (cela, c’est le premier degré de la manipulation, qui est violent mais au fond anodin), mais à pervertir la liberté de l’autre, à lui faire choisir ce qui va contre son bien, et ainsi le détruire de l’intérieur (y compris dans le retour de culpabilité) [37].

Per-version plus encore que con-version ou plutôt per-vertir pour con-vertir (à sa propre gloire).

Précisons encore pour le pôle efficient. La parole de saint Paul « l’Esprit se joint à notre esprit » (Rm 8,39) s’entend d’abord de Dieu, mais peut aussi s’appliquer au mauvais esprit. Cette impression de continuité est la source de grand nombre d’illusions : nous croyons être la cause totale de nos actes.

2’) Dieu

Tout à rebours, Dieu n’est jamais manipulateur. On pourrait s’en étonner : par sa Providence, il ne cesse de soutenir notre liberté. Nous ne pouvons agir que parce que notre liberté s’enracine dans la liberté divine. Ce n’est pas le lieu d’entrer dans le détail de cette doctrine capitale mais difficile que saint Thomas a magistralement explicité à partir de la doctrine de l’articulation des causes première et seconde. Quoi qu’il en soit, du point de vue existentiel, vécu, la continuité entre l’action fondatrice continuelle de Dieu et la nôtre est si grande que nous n’en avons aucune conscience. Il pourrait donc nous conduire où il veut sans que nous ne nous en rendions compte. Pourtant, jamais Dieu ne procède ainsi. Toujours, il sert notre décision et notre orientation. Bouleversante humilité et douceur.

Dieu est l’exemple même de celui qui use de son pouvoir uniquement pour servir l’autre. Il ne fait jamais sentir son pouvoir. C’est peut-être dans la manière dont Dieu interagit avec notre liberté que nous pouvons comprendre au mieux le lien entre toute-puissance et amour, et que nous pouvons croiser la double interprétation, métaphysique et personnaliste, de la Providence et, plus généralement, des attributs divins ; ainsi que de cette cause singulière qu’est la liberté.

c) Application aux techniques de manipulation

1’) Nature de l’action

Quant au pôle efficient, le manipulateur veillera à maximiser l’impression de liberté.

Quant au pôle final, il lui faudra conduire à son but mais sans conscience ; or, notre conscience dépend de stimuli discrets, discontinus, qui font irruption, la font passer de l’inconscient au conscient ; par conséquent, le détournement de fin devra procéder non pas de manière saltatoire mais s’inscrire en continuité avec l’intention première. De plus, cette action devra être le plus progressif possible.

Voilà pourquoi l’action manipulatrice fonctionne toujours au minimum en deux temps : afin qu’une continuité, une progression puisse se produire. Et que la similitude puisse se faire passer pour une identité.

2’) Les domaines d’application

Pourquoi concernent-ils surtout l’argent et le service ? Peut-être car ceux-ci touchent les besoins les plus fondamentaux : l’argent concerne le besoin de sécurité qui est premier dans la pyramide de Maslow ; le service touche l’aspiration à se donner qui est au cœur de tout homme.

d) Application à la conduite à tenir

Pour éviter d’être manipulé, il faut donc se poser des questions concernant les deux pôles :

  1. Suis-je véritablement libre ? Se ressentir libre n’est pas être libre. Suis-je véritablement la cause de mon acte ? Pour évaluer cette impression de liberté, il est essentiel de faire appel aux sentiments, notamment au malaise, à la colère, etc.

Rappelons aussi que la liberté est double : elle concerne la spécification (faire ceci ou cela) et l’exercice (faire ou ne pas faire). Par conséquent, il est nécessaire que cette liberté concerne ces deux champs.

  1. Est-ce mon objectif ? Est-ce celui que j’ai décidé ?

Certes, parfois, mon intention est floue et, par exemple, le vendeur aide à mieux déterminer notre objectif. Mais il lui arrive aussi de ne pas être à notre service et de n’être finalisé que par ses intérêts.

Pascal Ide

[1] Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, La Soumission librement consentie. Comment amener les gens à faire librement ce qu’ils doivent faire ?, coll. « Psychologie sociale », Paris, p.u.f., 1998. Id., Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, coll. « Vies sociales », Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 1ère éd., 1987, 2ème éd. augmentée 2002. Le second livre est la version actualisée du premier. Les deux livres dépassent la simple présentation clinique et proposent une passionnante interprétation théorique, mais davantage centrée sur l’influence sociale en général.

[2] Cf. la présentation du lectorat potentiel : Ibid., p. 18-20.

[3] Ibid., p. 15.

[4] Pour le détail, les références, tant sur l’expérience initiale que sur ses confirmations, notamment les études de Solomon Asch, cf. Pascal Ide, Manipulateurs. Les personnalités narcissiques : décrire, comprendre, agir, Paris, L’Emmanuel, 2016, p. 149-158.

[5] Cf. Mary B. Harris, « The effects of performing one altruistic act on the likelihood of performing another », Journal of Social Psychology, 88 (1972) n° 1, p. 65-73.

[6] Cf. Thomas Moriarty, « Crime, commitment and the responsive bystander : two fields experiments », Journal of Personality and Social Psychology, 31 (1975) n° 2, p. 370-376.

[7] Cf. Barry M. Staw, « Knee-deep in the big muddy : a study of escalating commitment to a chosen course of action », Organizational Behaviour and Human Performance, 16 (1976) n° 1, p. 27-44.

[8] Cf. Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, La Soumission librement consentie, p. 32-33.

[9] Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois offre une liste impressionnante dans Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens, p. 193-194.

[10] Cf. Robert B. Cialdini, John T. Cassiopo, Rodney Bassett, & John A. Miller, « Low-ball procedure for produing compliance : commitment then cost », Journal of Personality and Social Psychology, 36 (1978) n° 5, p. 463-476. C’est la première preuve expérimentale de l’amorçage.

[11] Cf.Jonathan L. Freedman & Scott C. Fraser, « Compliance without pressure : the foot-in-the-door technique », Journal of Personality and Social Psychology, 4 (1966) n° 2, p. 195-202.

[12] Cf. Seymour W. Uranowitz, « Helping and self-attributions : a field experiment », Journal of Personality and Social Psychology, 31 (1975) n° 5, p. 852-854.

[13] Cf. Robert B. Cialdini, Joyce E. Vincent, Stephen K. Lewis, Jose Catalan, Diane Wheeler & Betty Lee Darby, « A reciprocal concessions procedure for inducing compliance : the door-in-the-face technique », Journal of Personality and Social Psychology, 31 (1975) n° 2, p. 206-215.

[14] Diane Ackerman, Le livre des sens, Paris, Grasset, 1991, p. 155.

[15] Cf. Chris L. Kleinke, « Compliance to requiests made by gazing and touching experimentaters in field settings », Journal of experimental Social Psychology, 13 (1977) n° 3, p. 218-223.

[16] Cf. Nicolas Guéguen, « Toucher et soumission à une requête. Réplications expérimentales en situation naturelle et évocation de l’impact du salut », Revue internationale de psychologie sociale, 14 (2001a), p. 113-158.

[17] Cf. Nicolas Guéguen, « Encouragement non-verbal à participer en cours : l’effet du toucher », Psychologie et éducation, 51 (2002), p. 95-107.

[18] Cf. Jeffrey D. Fischer, Marvin Rytting & Richard Heslin, « Hands touching hands : affective and evaluative effects on interpersonal touch », Sociometry, 39 (1976) n° 4, p. 416-421.

[19] Cf. Sheryle J. Whitcher & Jeffrey D. Fisher, « Multidimensional reaction to therapeutic touch in a hospital setting », Journal of Personality and Social Psychology, 37 (1979) n° 1, p. 87-96.

[20] Cf. A. Lee Steward & Michael Lufper, « Touching as teaching : the effect of touch on students’ perceptions and performance », Journal of Applied Social Psychology, 17 (1987) n° 9, p. 800-809.

[21] Cf. Debbie Storrs & Chris L. Kleinke, « Evaluation of high and equal status male and female touchers », Journal of Nonverbal Behavior, 14 (1991) n° 2, p. 87-95.

[22] Cf. Edgar B. Wycoff & Jill D. Holley, « Effects on flight attendants ‘touch upon airline passagers’ perceptions of the attendant and the airline », Perceptual and Motor Skills, 71 (1990) n° 3, p. 932-934.

[23] Cf. Joyce E. Pattison, « Effects of touch on self-exploration and the therapeutic relationship », Journal of Consulting and Clinical Psychology, 40 (1973) n° 2, p. 170-175.

[24] Cf. Jacob Hornik, « Tactile stimulation and consumer response », Journal of Consumer Resarch, 19 (1992) n° 3, p. 449-458.

[25] Cf. Colin P. Silverthorne, Cynthia Norren, Tani Hunt & Leslie Rota, « The effect of tactile stimulation on visual experience », Journal of Social Psychology, 88 (1972) n° 1, p. 153-154.

[26] Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, La Soumission librement consentie, p. 259-261.

[27] Ibid., p. 260.

[28] Ibid., p. 260-261.

[29] Ibid., p. 31.

[30] Ibid., p. 74.

[31] Cf. Charles A. Kiesler, The psychology of commitment. Experiments liking behavior to belief, New York, Academic Press, 1971.

[32] Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, La Soumission librement consentie, p. 74.

[33] Ibid., p. 60.

[34] Ibid., p. 82.

[35] Cf. Leon Festinger, A Theory of Cognitive Dissonance, Evanston, Row, Peterson & Company, 1957.

[36] Cf. Eddie Harmon-Jones & Jutson Mills, Cognitive Dissonance : progress on a privotal theory in social psychology, Washington (Washington DC), American Psychological Association, 1999.

[37] Le cinéma en offre de spectaculaires illustrations : par exemple, dans Batman. II. The Dark Night (Christopher Nolan, 2012) ou L’associé du diable (Taylor Hackford, 1998).

20.11.2018
 

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