Quoi de nouveau en sciences physiques ? Les théories morphologiques 1/4

Quid novi sub sole scientiarum physicarum ? Le premier tiers du xxe siècle a donné le jour à deux immenses théories physiques, la théorie de la relativité, restreinte puis générale, et la physique quantique. Il est courant de dire que, depuis, les sciences physiques n’ont plus accouché de nouvelles théories, en tout cas, expérimentalement validées et significatives – la théorie des cordes ou des super-cordes demeurant encore aujourd’hui à l’état d’hypothèse. Toutefois, il me semblerait plus exact d’affirmer que la physique a connu, dans sa deuxième moitié, un certain nombre de nouvelles disciplines : la théorie des catastrophes de René Thom (A), la théorie fractale de Benoît Mandelbrot (B), la théorie des structures dissipatives d’Ilya Prigogine (C) et enfin la théorie du chaos déterministe à laquelle il est difficile d’attribuer une unique paternité (D) [1]. Or, elles présentent un point commun : elles portent toutes sur la forme ou la structure. Alors que, à l’instar de la chimie et de la biologie, la physique classique, mais aussi la physique relativiste et la physique quantique se caractérisent par leur approche mécaniste, c’est-à-dire atomistique, qui privilégie l’élément, ces théories considèrent le mouvement ou la matière en sa globalité comme un tout qui lui-même présente une structure. Voilà pourquoi il est possible de les regrouper sous le terme générique de théories morphologiques [2]. Toutefois, ces théories s’intéressent aussi à d’autres catégories largement désertées par le mécanisme comme la qualité, le temps historique, la contingence, la finalité, etc. D’autres dénominations seraient donc adéquates.

Nous présenterons brièvement chacune de ces théories, leur auteur et leurs développements, avant d’en tirer quelques conséquences philosophiques.

A) La théorie des catastrophes

Je crois que l’on peut dire que René Thom est un philosophe. Pour s’en convaincre, il suffit de se reporter au discours au titre de représentant de l’Académie des Sciences prononcé en octobre 1980 à la séance publique annuelle des cinq Académies. Il s’y refuse de tomber dans le divorce science et philosophie qui est prononcé depuis trop de siècles et que le mot de Heidegger, en 1927 : ‘La Science ne pense pas’, n’a fait que confirmer. « Le savant refuse la problématique de l’Être, parce que pour lui il n’y a que des êtres partiels, confinés dans les seuls domaines accessibles à l’investigation scientifique. Ainsi s’est trouvé consommé le divorce entre Science et Philosophie : au philosophe préoccupé de la nature de l’Etre, le savant répond que seule la pratique d’un champ expérimental est féconde [3] ».

1) Auteur : René Thom

a) Préparations à la théorie des catastrophes

Ce qui caractérise la prime formation du scientifique français René Thom (1923-2002) est… sa non-spécialisation : « J’étais un élève très doué, et pas seulement en mathématiques, mais dans la plupart des disciplines, y compris littéraires [4] ». Mais, en mathématique, Thom demeure plus attiré par la géométrie que par l’algèbre. De façon un peu abrupte, Thom estime qu’en algèbre, on passe sans transition « de l’application somme toute stupide d’un formalisme appris à des problèmes effectifs [5] » qui sont soit triviaux, soit indécidables, comme la résolution de l’équation du cinquième degré.

Après l’ENS, l’agrégation de mathématiques en 1946 et l’entrée au cnrs, Thom suit la filière classique de chercheur ; il se consacre bientôt entièrement à la topologie algébrique. Après s’être intéressé à la théorie de Morse qui met en relation la topologie d’un espace et les singularités des fonctions définies sur cet espace, l’un de ses premiers et importants travaux (qui lui vaudra la médaille Fields, en 1958) est significatif tant par son objet que par sa perspective : il porte sur le problème du cobordisme qui se pose la question suivante : quand deux variétés, c’est-à-dire deux entités comme la ligne, la surface, le volume, deux espaces topologiques constituent le bord d’une autre variété. Or, ce problème de prime abord « assez gratuit », « est le cas particulier d’un problème qui représente également un aspect philosophique. Nous avons deux espaces, deux variétés différentes, et l’on cherche, en quelque sorte, à les réunir avec une espèce de déformation continue [6] ». On le voit, son intérêt pour la philosophie, s’inscrit dans son activité de chercheur en mathématiques.

La médaille Fields lui vaut d’être membre permanent de l’Institut des hautes études scientifiques, en banlieue parisienne et d’avoir le loisir de mûrir ce qui va devenir la théorie des catastrophes.

b) La maturité : l’invention de la théorie des catastrophes

René Thom aime raconter que l’idée rectrice de la théorie des catastrophes lui est venue en visitant le Museum d’Histoire naturelle à Bonn, en 1961 :

 

« On y donnait une réception offerte par les mathématiciens de l’université ; c’est en visitant ce musée, que j’ai vu un modèle en plâtre représentant la gastrulation [processus par lequel l’embryon passe d’un feuillet au stade blastula, à deux feuillets, au stade gastrula] de l’œuf de la grenouille. En voyant le sillon circulaire qui se formait pour se refermer par la suite, j’ai vu, par un phénomène d’association, l’image d’une fronce associée à une singularité. Cette sorte de ‘vision’ mathématique a été à l’origine des modèles que j’ai ensuite proposés en embryologie [7] ».

 

S’aidant aussi des travaux du biologiste anglais C.H. Waddington (1905-1975) sur l’embryologie, Thom tente de modéliser la morphogenèse du vivant en topologie. Bientôt sortira, en 1972, son ouvrage capital Stabilité structurelle et morphogenèse, où, pour la première fois, il expose la théorie des catastrophes qui le fera connaître : à la modélisation catastrophiste qu’il propose, il joint de multiples applications, qui vont de l’optique géométrique en physique aux structures syntaxiques en linguistique.

c) Le succès de la théorie des catastrophes

La théorie des catastrophes, bien que théorie d’abord et avant tout mathématique, a aussitôt connu un très vif succès dans la communauté scientifique internationale. Elle fut saluée comme une révolution en mathématiques équivalente à la découverte du calcul différentiel et intégral au xviie siècle. Plus encore, elle a intéressé les chercheurs des bords les plus variés : d’une part, elle a paru permettre une formalisation de disciplines jusqu’ici considérées comme trop qualitatives pour envisager d’être modélisées ; d’autre part, elle mettait en relation transversale des disciplines qui, jusque lors, ne communiquaient pas. C’est ainsi qu’avec enthousiasme, le mathématicien Christopher Zeeman, de l’université de Warwick en Angleterre, a bâti des modèles catastrophistes rendant compte autant de la propagation de l’influx nerveux que du traitement de l’anorexie mentale ou des révoltes dans les prisons [8].

Mais soyons clair. La théorie des catastrophes n’a guère de valeurs prédictives, comme il est démontré ailleurs : « Le modèle des catastrophes est à la fois beaucoup moins et beaucoup plus qu’une théorie scientifique ; on doit le considérer comme un langage, une méthode qui permet de classifier, de systématiser les données empiriques, et qui offre à ces phénomènes un début d’explication qui les rende intelligibles [9] ».

d) Succès d’un bon mot ?

Notons enfin que le succès de la théorie des catastrophes est incontestablement lié à son contenu, mais est sans doute aussi lié à la magie du terme lui-même, surtout en période de crise. La catastrophe est une réalité spectaculaire, dramatique ; et ces réalités sont douées d’un réel pouvoir de suggestibilité, d’attirance sur le public, que ce soit le grand public ou les chercheurs. Voilà pourquoi le physicien Jean-Marc Lévy-Leblond s’est posé la question légitime : « La théorie de Thom aurait-elle eu la même fortune si elle avait été baptisée : ‘théorie des transitions’ ou ‘théorie des changements de forme’ [10] ? » Thom lui-même n’est pas dupe :

 

« Il est peut-être abusif d’employer un mot aussi dramatique pour une chose aussi générale. Mais je n’ai pas recherché cet effet. Le mot m’est venu naturellement : les physiciens ont introduit la terminologie de catastrophe infrarouge et de catastrophe ultraviolette pour des phénomènes de divergence de séries dans leurs calculs. L’usage était déjà installé. Mais j’ai voulu indiquer par ce mot qu’il s’agissait de quelque chose de dynamique, qu’une dynamique sous-jacente existait [11] ».

 

Or, nous allons voir que la théorie des catastrophes n’a rien à voir avec le sens habituel du terme catastrophe. La théorie des catastrophes ne s’intéresse pas à ce qui est catastrophique.

2) Exposé succinct

a) Cadre général

La théorie des catastrophes est une théorie générale des formes. C’est la définition générale, approximative la plus simple et la plus approchée. « La théorie des catastrophes peut […] être considérée comme une géométrie (une topologie dynamique) des phénomènes critiques en général [12] ».

Il est intéressant et même passionnant de constater que le point de départ de la réflexion de Thom est l’intelligibilité de la nature ; or, qui dit intelligibilité, dit forme ou essence :

 

« Un des problèmes centraux posés à l’esprit humain est le problème de la succession des formes. Quelle que soit la nature ultime de la réalité (à supposer que cette expression ait un sens), il est indéniable que notre univers n’est pas un chaos : nous y discernons des êtres, des objets, des choses que nous désignons par des mots. Ces êtres ou choses sont des formes, des structures douées d’une certaine stabilité ; elles occupent une certaine portion de l’espace et durent un certain laps de temps ; la reconnaissance d’un même être sous l’infinie multiplicité de ses aspects pose à elle seule un problème […] que seuls, me semble-t-il, les psychologues de l’école de la Gestalttheorie ont posé dans une perspective géométrique accessible à l’interprétation scientifique. Supposons ce problème résolu conformément à l’intuition naïve, qui accorde aux choses extérieures une existence indépendante de notre perception. Il n’en faut pas moins admettre que le spectacle de l’univers est un mouvement incessant de naissance, de développement, de destruction de formes. L’objet de toute science est de prévoir cette évolution des formes, et si possible de l’expliquer [13] ».

 

Tel est le programme général de la théorie des catastrophes. Cernons-en quelques concepts fondamentaux. Pour cela, procédons du plus général au plus particulier.

b) Nature de la forme

1’) Son indépendance du substrat

La « thèse de Thom » « qui conditionne les autres » est que « les formes sont indépendantes des propriétés spéciales de leur substrat et de la nature des forces agissantes [14] ».

Pourquoi ? En fait, Thom se fonde sur une constatation empirique qui est la constance, la permanence de la forme, quelle que soit la diversité des substrats matériels. En effet, « le même accident morphologique peut s’observer sur les substrats les plus différents (par exemple : le point triple entre plaques se voit dans les dalles des sols polygonaux du milieu périglaciaire, comme entre des cellules d’un épithélium en Biologie) [15] ».

En effet, pour Thom, la forme est ce qui se découpe sur un fond qui est comme un support : le substrat. Si le fond est uniforme, homogène, si ses propriétés se modifient de façon continue, il est impossible qu’émerge une forme : la forme se fonde sur la discontinuité du support. En conséquence, la différence forme-substrat renvoie à la différence décisive du continu et du discret : « le propre de toute forme est de s’expliquer par une discontinuité du milieu [16] ».

Prenons un exemple : un trait de crayon est une discontinuité qualitative, une forme qui se détache sur fond de feuille blanche. Mais cette distinction substrat-forme vaut pour les autres domaines sensoriels : ainsi une voix est une forme qui se découpe sur un fond de silence. De manière plus générale, le substrat des modifications morphologiques est un espace dit « ouvert » en topologie : intuitivement, un ouvert est un ensemble qui ne contient pas sa propre frontière, alors qu’un fermé la contient. Par exemple, l’ensemble des nombres réels compris entre 0 et 1 exclus est ouvert, alors que l’ensemble des nombres réels compris entre 0 et 1 inclus est fermé.

2’) Le fondement de la forme

Chaque forme est issue de la projection sur l’espace-substrat d’un processus dynamique. Or, ce dernier est stable. Le substrat explique et assure donc la stabilité de la forme :

 

« Il est illusoire de vouloir expliquer la stabilité d’une forme par l’interaction d’êtres plus élémentaires en lesquels on la décomposerait : […] la stabilité d’une forme, ainsi que d’un tourbillon dans le flot héraclitéen de l’écoulement universel, repose en définitive sur une structure de caractère algébrico-géométrique […] dotée de la propriété de stabilité structurelle vis-à-vis des perturbations incessantes qui l’affectent. C’est cette entité algébrico-topologique que nous proposons d’appeler – en souvenir d’Héraclite – le logos de la forme [17] ».

c) Nature de la catastrophe

Or, il existe deux sortes de discontinuité. Dans les termes de Thom, il y a deux sortes de points dans l’espace-substrat de la morphologie : les points dits réguliers, qui correspondent aux zones de continuité et les points dits catastrophiques, où apparaissent, phénoménologiquement, des changements brusques ou des discontinuités. Par exemple, la rupture qui fait passer l’eau de l’état solide à l’état liquide est une catastrophe, au sens mathématique du terme. De même, le passage de la terre à l’atmosphère est une catastrophe géographique qui signifie que la terre ne passe pas insensiblement à l’état gazeux, dans une transition graduelle.

À noter que cette notion de rupture est relative à l’observation, et surtout aux moyens utilisés : ce qui semble continuité à une échelle donnée apparaîtra comme discontinuité à une échelle inférieure. Aussi, la notion de catastrophe est « une idéalisation dont les limites sont évidentes [18] ».

On le voit, là encore, ce sont les notions de continu et de discontinu qui structurent la pensée thomienne.

On peut donc maintenant définir ce qu’est la catastrophe, puisque nous sommes en possession du genre et de la différence. La catastrophe est donc la variation discrète née de la variation continue des paramètres, des causes. « Pour moi, il y a catastrophe dès qu’il y a discontinuité phénoménologique [19] ». Tant que le processus est continu, l’effet est homogène à la cause, il lui est égal ; mais lorsque la variation discontinue apparaît, l’effet paraît disproportionné, inégal à sa cause.

d) Les deux parties intégrantes : prégnance et saillance

1’) Exposé général

Points réguliers et points catastrophiques sont deux espèces de phénomènes topologiques. Prégnance et saillance sont deux parties d’un même phénomène.

En effet, le regard doit pouvoir capter telle forme plutôt que telle autre. Si l’objet était purement passif, le modèle cérébral qui le représente serait un pur produit du sujet connaissant et on retomberait dans l’idéalisme. Il faut donc que la forme ait aussi une activité qui la manifeste et lui permette de se faire connaître. Cette qualité active s’appelle « prégnance ».

La réalité est donc double : il y a d’une part la saillance qui est la forme et la prégnance qui en est comme l’activité. « Ces prégnances qui sont initialement des ‘valeurs fondamentales’ de la régulation biologique (la faim, la peur, l’amour…) s’investissent sur des formes spatiales (formes dites saillantes) qui peuvent ensuite les propager par contiguïté spatio-temporelle [20] ». Attention, toutefois, la connaissance n’est pas une pure passivité : elle est rencontre des prégnances de l’objet et de celles qui sont propres au sujet connaissant.

2’) Illustration

Il y a une intéressante preuve de la présence de la forme (avant même celle de l’âme), comme supérieure à la somme des parties et plus encore, comme acte. Etudiant le T.B.S.V. (qui porte le nom poétique de Virus du Rabougrissement Buissonneux de la tomate !), Linda Sperling constate que :

– sa sous-unité « peut assumer deux configurations fortes distinctes, et cela avec une grande économie au niveau des changements de conformations de la protéine, la ‘flexibilité’ étant concentrée dans les quelques acides aminés de la charnière » ;

– « les sous-unités ayant l’une de ces configurations semblent à elles seules ‘déterminer’ la structure. Mais attention, les sous-unités ne peuvent assumer la configuration quasi-équivalente en question qu’en fonction de la structure finale du virus ».

D’où la conclusion plus générale qu’il existe « une détermination réciproque des niveaux d’organisation » : « une structure globale ne peut atteindre sa forme la plus stable qu’une fois complétée, mais qu’une sous-unité ne peut adopter la bonne configuration locale que dans le contexte de la structure finie : il y a là une détermination réciproque des niveaux d’organisation [21] ».

e) Les différentes catastrophes élémentaires

1’) Exposé

De prime abord, les catastrophes semblent en nombre infini : le logos, potentiel organisateur, semble pouvoir se réaliser à l’infini. Thom a réussi à démontrer que non : il existe un nombre fini et non arbitraire de types de catastrophes élémentaires, précisément sept (!). Citons-les par ordre de complexité croissante : le pli, la fronce, la queue d’aronde, le papillon, l’ombilic hyperbolique, l’ombilic elliptique, l’ombilic parabolique. Tel est « le catalogue de toutes les constructions possibles d’entités stables [22] ».

Cette conclusion simple, séduisante et très puissante, fait appel à des théorèmes difficiles, obtenus à partir des travaux du mathématicien H. Whitney sur les singularités des applications du plan sur le plan. La topologie (l’étude de l’espace) commande la géométrie (l’étude des morphologies). Voilà l’épure non mathématique de sa démonstration. Le nombre des catastrophes qui se produit dans l’espace dépend seulement de la dimension r de l’espace : et cette dimension est, dans la réalité quotidienne, celle de l’espace-temps à quatre dimensions [23]. On conçoit donc que plus r est petit, plus ce nombre de catastrophes est faible. Précisément, les catastrophes peuvent se produire soit dans le plan, soit dans l’espace. En dimension 2, on ne rencontre que deux catastrophes, le pli et la fronce. En revanche, en dimension 3, on trouve cinq familles différentes.

2’) Des catastrophes élémentaires aux catastrophes complexes

Une fois classées et hiérarchisées les catastrophes élémentaires, il reste au catastrophiste de construire, à partir d’elles, les catastrophes complexes. Il le fait par agrégation. Ces catastrophes élémentaires sont comme les mots d’une langue qui est le réel. « L’apparence macroscopique, la forme au sens usuel du terme, provient de l’agrégation d’un grand nombre de « catastrophes élémentaires ». Et la statistique de ces catastrophes locales, les corrélations qui régissent leur apparition au cours d’un processus donné, sont déterminées par la structure topologique de la dynamique interne ; l’intégration de tous ces accidents locaux en une structure globale exigera, si l’on veut poursuivre l’application de notre modèle, la considération de catastrophes sur des espaces de dimension beaucoup plus grands que la dimension de notre espace-temps usuel [24] ».

3) Interprétation philosophique

Il est maintenant temps d’évaluer la pensée thomienne, à l’aune de la philosophie de la nature classique, sans nier son apport novateur ni son importance [25].

a) Au plan ontologique

1’) La forme

Tout d’abord, la perspective adoptée par Thom est indéniablement philosophique, et de par son universalité et de par sa profondeur : la notion de catastrophe, de discontinuité sur fond de continuité peut s’appliquer à quantité de phénomènes morphologiques. « L’intérêt majeur de cette distinction [entre points réguliers et points catastrophiques] réside en fait dans sa très grande généralité. L’opposition continu/discontinu est en effet à la base de notre perception naïve des choses et du monde [26] ».

Ainsi, l’œuvre de Thom est une preuve indirecte de la notion aristotélicienne de forme substantielle :

– comme acte, ou plutôt comme nature, c’est-à-dire comme principe d’agir ;

– comme principe d’intelligibilité (réaliste). Il y a un grand réalisme chez Thom pour qui les structures de l’esprit sont identiques à celles du monde : « La dynamique intrinsèque de notre pensée n’est donc pas fondamentalement différente de la dynamique agissant sur le monde extérieur [27] ».

– comme principe d’unité, grâce à la notion de bord, limite, etc.

« La philosophie des formes, chassée de la pensée physique par la révolution galiléenne, se trouve réintégrée par cette épistémologie dans la pensée scientifique contemporaine [28] ».

Néanmoins, il demeure quelques points problématiques par rapport à la forme.

La forme thomienne n’est ni aristotélicienne ni platonicienne. Pourtant Thom se refuse au dualisme. C’est une forme sans substrat, sans matière : il y a une « indépendance des formes par rapport au substrat [29] ». La forme est la projection sur l’espace externe de son dynamisme interne.

Pomian le dit très clairement : la position de Thom est « une position analogue à certains égards à l’hylémorphisme d’Aristote, sauf que c’est une dynamique qui occupe chez Thom la place assignée par Aristote à ce qu’il appellait ‘forme’ et que la ‘matière’ de celui-ci est absente chez celui-là ; la remplace l’espace-substrat sur lequel se projette la dynamique [30] ». Comme quoi on ne peut jamais se défaire d’un certain dualisme, qui lui-même est une incarnation de la puissance et de l’acte.

Je pense que Thom me parle de la forme accidentelle ; mais il ne fait qu’approcher de loin la forme substantielle. Il serait erroné de corréler la dualité thomienne de la forme et du substrat et la dualité classique, péripatéticienne de la forme et de la matière.

Il y a un primat topologique, notamment du contour, ce que Pomian lie à l’importance du regard chez Thom, importance que l’on retrouve aussi chez le peintre :

 

« La première et la plus importante chose en peinture, ce sont les contours. Le reste serait extrêmement négligé que, s’ils y sont, la peinture est ferme et terminée. J’ai plus besoin qu’un autre de m’observer à ce sujet : y songer continuellement et commencer toujours par là [31] ».

 

Pour Michel Bastit, les prégnances sont aux saillances ce que la substance est aux accidents [32].

2’) La question de la relation cause-effet

Boutot estime que Thom transgresse l’axiome classique de l’égalité de la cause et de l’effet. Il en est d’ailleurs de même dans les théories du chaos où une petite variation dans les causes peut entraîner une grande variation au plan des effets (cf. le célèbre effet papillon). Or, le principe leibnizien de raison suffisante demande l’égalité. Voire Thomas d’Aquin énonce que causa æquat effectum ou qu’effectus non est potior sua causa.

Je répondrai en disant que l’auteur confond d’abord plusieurs registres épistémologiques : le principe de raison suffisante n’a pas du tout le même sens que le « principe » thomasien de causalité. Ensuite, cette inégalité ne doit pas s’entendre dans un sens quantitatif, mais ontologique, en relation avec l’acte et la puissance ; or, de ce point de vue, jamais la cause ne peut faire que soit déduite une forme que la matière ne pouvait donner. C’est ainsi que la « catastrophe » par excellence que représente l’apparition d’un nouvel homme demande une intervention transcendant tout le plan des causalités physiques.

3’) Communication par continuité (contact) et discontinuité

Notre monde, avec le mécanisme cartésien, a favorisé les relations de contiguïté, contre les relations de similitude. Avec les théories morphologiques, les travaux d’un René Thom, notamment, il est possible de retrouver non pas seulement l’importance de la similitude, ce qui est une évidence d’observation élémentaire, mais sa valeur dynamique, son efficace.

 

« La propagation par similarité des formes – postulat implicite de la pensée magique – s’est trouvée éliminée dans la pensée scientifique moderne, qui n’admet (axiome dit de localité) que la propagation par contact. Par contre, la propagation par similarité reste valable sur le plan sémantique (c’est le cas de l’analogie) [33] ».

 

Réinterprétons philosophiquement cette opposition. Il serait simpliste d’opposer les relations de contiguïté aux relations de similitude, comme la cause efficiente privilégiée dans l’aristotélisme et la cause exemplaire privilégiée par le platonisme. Plus profondément, c’est la doctrine aristotélicienne du mouvement comme communication d’actes : tout agent s’assimile son effet. Omne agens agit simile. En revanche, n’est-il pas trop limitatif (trop aristotélicien) de borner « la propagation par similarité » au seul « plan sémantique », réservant « la propagation par contact » au plan ontologique ?

b) Au plan épistémologique

1’) Les acquis

Thom permet de dépasser l’anti-essentialisme de Popper qui ne le sort pas des ornières du positivisme.

Aussi, Thom veut sortir de la pure épistémologie et fonder une philosophie de la nature : « Jusqu’à présent, la construction des modèles en Science a été avant tout une question de chance. Mais le moment viendra où la construction des modèles deviendra, sinon une science, du moins un art ; ma tentative, qui consiste à essayer de décrire les modèles dynamiques compatibles avec une morphologie empiriquement donnée, est un premier pas dans l’édification de cette Théorie Générale des Modèles qu’il faudra bien construire un jour [34] ».

Autrement dit, il faut passer de l’érection d’un modèle de la science à celle d’une science des modèles [35].

Par ailleurs, Thom est réaliste, nous le disions : « la philosophie de René Thom est une philosophie réaliste, une ontologie et non une épistémologie », plus précisément encore, c’est « une ontologie des formes structurellement stables [36] ». Et ce réalisme tient à ce que l’ « on peut identifier la signification d’une idée à la forme du processus physico-chimique (neuro-physiologique) correspondant [37] ».

« Rien ne s’oppose […] à ce que la forme correspondante à celle d’un objet ou processus soit recréée dans l’espace cérébral malgré la différence entre ce dernier et l’espace substrat originaire [38] ». Expliquons : « Il est permis de penser que ce qu’un mathématicien fait de manière réfléchie et rigoureuse, en montrant que telle forme est une projection de telle dynamique, le cerveau humain le fait inconsciemment, en procédant à cette modélisation spontanée qui nous est commune avec les animaux et à laquelle se ramène une part importante de nos activités cognitives [39] ».

D’où aussi, en sémantique, contre Saussure, l’affirmation de la primauté du signifié sur le signifiant : « tout signifiant est engendré par son signifié [40] », à l’instar de la forme qui est générée par la dynamique dont elle est la projection ; et cette primauté du signifié invite à rejeter le dogme saussurien de l’arbitraire du signe.

2’) Ce qui demeure problématique

La question sous-jacente est un problème d’objet formel. On l’a vu ci-dessus. La cause me semble en être tout simplement la confusion des modes d’abstraction : Thom utilise un mode mathématique et non pas physique de procéder. Or, il veut parler en physicien de réalités naturelles, de devenirs, de substances sensibles. Le meilleur signe en est qu’il conserve la forme en laissant tomber le substrat, traduisons : il garde la quantité continue (la figure), la matière intelligible, mais non pas la materia signata. Aussi, Pomian remarque avec profondeur, à titre critique, à la fin de son article sur Thom : « La philosophie de Thom est une philosophie des mathématiques. C’est ce qui fait sa force. Mais c’est ce qui aussi lui impose ses limites [41] ».

4) Conclusion

La pensée de Thom, le seul thomisme que je comprenne ! Thom est-il aristotélicien ou platonicien ? La question est pour une part vaine ou formelle. D’un côté, un Ivar Ekeland, n’hésite pas à dire que « Thom a construit le Timée des Temps modernes […]. Pour Platon, le démiurge construit le monde en se pliant à la nécessité des cinq solides réguliers. Pour Thom, la nature parle un langage dont les sept catastrophes élémentaires sont les mots [42] ». Et Thom renchérit :

 

« Si nous croyons que le monde a été construit par un démiurge mathématiquement doué et très astucieux, alors le but du savant consiste à deviner comment ce démiurge a travaillé et à dévoiler ses secrets. Après Platon, après Kepler, qui inscrivit les polyèdres réguliers platoniciens à l’intérieur des sphères planétaires, nous croyons toujours que les secrets de l’univers sont associés au jeu mystérieux de figures géométriques régulières [43] ».

 

La récupération d’Aristote me paraît de ce fait, pour une part, usurpée. On peut lire une topologie avant la lettre chez Aristote [44], mais on ne peut pas dire que ses concepts fondamentaux soient empruntés à la topologie.

5) Bibliographie

a) Primaire

Quelques ouvrages et articles donneront une petite idée de l’étendue extrêmement variée de ses compétences et de ses centres d’intérêt.

1’) Ouvrages de René Thom

Modèles mathématiques de la Morphogenèse, coll. « 10/18 » n° 887, Paris, UGE, 1974 ; Paris, Christian Bourgois, 21980.

Paraboles et catastrophes, Paris, Flammarion, 1983.

Stabilité structurelle et Morphogenèse, Paris, InterEditions, 21984.

Esquisse d’une sémiophysique, Paris, InterEditions, 1988.

Apologie du logos, Paris, Hachette, 1990. Regroupe de nombreux articles.

Prédire n’est pas expliquer, Paris, Eshel, 1991.

2’) Quelques articles de René Thom

En voici une sélection très mince.

– « La physique et les formes », in La pensée physique contemporaine, Moulidars, Augustin Fresnel, 1982, p. 335-342.

– « La science en crise ? », in Le Débat, 18, 1982, p. 34-43.

– « La science malgré tout », in Encyclopædia Universalis, Paris, tome XVII, 1968, p. 5-10.

– « Matière, forme et catastrophes », M.-A. Sinaceur (éd.), Penser avec Aristote, Toulouse, Erès, 1991, p. 367-398.

– « Aristote et l’avènement de la science moderne : la rupture galiléenne », Penser avec Aristote, p. 489-496.

– « Formalisme et scientificité », Les Études philosophiques, 2 (1978), p. 173s.

– « En guise de conclusion », Le Débat, 15 (1981), p. 115-123.

– « Quelques problèmes de dynamique générale posés par la physiologie sensori-motrice », Cahiers de psychologie, 19, p. 231-237.

b) Secondaire

– Philippe Dalleur, « Fécondité de la notion de ‘bord’ des formes vivantes chez Thom », Revue philosophique de Louvain, 104 (2006) n° 2, p. 312-346.

– Jean-Marc Lévy-Leblond, « Des mathématiques catastrophiques », Critique, 33 (1977), p. 430-441.

– Jean Petitot (éd.), Logos et Théorie des Catastrophes. À partir de l’œuvre de René Thom, Actes du colloque de Cerisy de 1982, Genève, Éd. Patino, 1988. Cf. notamment le résumé que Thom donne de son itinéraire, p. 23-39 et la présentation de Petitot, p. 41-52. Et les conclusions qu’en tire Thom, p. 511 à 515. Cf. aussi l’article de Krzysztof Pomian, « La philosophie de René Thom », p. 319-336. L’article se veut « esquisser les grande lignes [de la philosophie de Thom] pour montrer la place qui lui revient dans la pensée de notre temps ». (p. 334)

– Christopher Zeeman, Catastrophe Theory. Selected Papers, 1972-1977, Recueil d’articles, Reading, Addison-Wesley, 1980.

Pascal Ide

[1] L’on aurait pu ajouter des développements sur la cybernétique, les théories de la complexité, le systémisme. Surtout, cet exposé ayant été rédigé il y a plus de vingt-cinq années, il n’est pas complété par des développements sur l’amour-don que, pourtant, il appelle.

[2] C’est ce que fait Alain Boutot dans son excellent ouvrage : L’invention des formes, Paris, Odile Jacob, 1993.

[3] Cité par Jean Petitot, Logos et théorie des catastrophes, p. 41.

[4] Prédire n’est pas expliquer, p. 11-12.

[5] Ibid., p. 11.

[6] Paraboles et catastrophes, p. 22.

[7] Paraboles et catastrophes, p. 45.

[8] Cf. Catastrophe Theory. Selected Papers, 1972-1977, Christopher Zeeman éd., Reading, Addison-Wesley, 1980.

[9] « La théorie des catastrophes », Catastrophe Theory. Selected Papers, 1972-1977, p. 615.

[10] « Des mathématiques catastrophiques », Critique, 33 (1977), p. 430-441, ici p. 439.

[11] René Thom, Prédire n’est pas expliquer, p. 28-29.

[12] Jean Petitot, Logos et théorie des catastrophes, p. 42.

[13] René Thom, Stabilité structurelle et morphogenèse, p. 1.

[14] Krzysztof Pomian, in Logos et théorie des catastrophes, p. 325.

[15] René Thom, « Tectonique des plaques et théorie des catastrophes », Astérisque, 59-60 (1978), p. 205.

[16] Prédire n’est pas expliquer, p. 9.

[17] René Thom, « Topologie et signification », Modèles mathématiques de la Morphogenèse, 2ème éd., p. 175 et 176.

[18] Modèles mathématiques de la Morphogenèse, 1ère éd., p. 10.

[19] Prédire n’est pas expliquer, p. 28-29.

[20] René Thom, « Local et global dans l’œuvre d’art » (1982), Le Débat, 24 (1983), p. 73-89, ici p. 76.

[21] Linda Sperling, « Morphogenèse virale », Logos et théorie des catastrophes, p. 247-252, ici p. 250 et 251.

[22] Modèles mathématiques de la Morphogenèse, p. 298.

[23] Thom a montré qu’en dimension 5 , on rencontre 11 catastrophes élémentaires nouvelles et qu’au-delà de 6, elles deviennent infinies, ce qui serait un premier argument en faveur du nombre faible, bas, des dimensions.

[24] René Thom, Stabilité structurelle et morphogenèse, p. 8-9.

[25] La différence entre animal et homme est « plus de degré que de nature », estime Pomian de Thom : « quand on analyse le symbolisme en ses mécanismes élémentaires, on n’en trouve aucun qui ne figure soit dans la matière inanimée soit dans les formes les plus humbles de la vie. L’apparition évolutive de la pensée rationnelle, avec l’usage du langage chez les premiers hommes, n’est donc peut-être pas cette discontinuité abrupte que l’on s’imagine si volontiers. » (René Thom, « De l’icône au symbole » (1973), Modèles mathématiques de la morphogenèse, p. 261)

[26] Alain Boutot, L’invention des formes, Paris, Odile Jacob, 1993, p. 31.

[27] Modèles mathématiques de la morphogenèse, p. 19.

[28] Hervé Barreau, « La théorie évolutionniste de la connaissance et la théorie des catastrophes », Logos et théorie des catastrophes, p. 383-390, ici p. 389.

[29] Krzysztof Pomian, Logos et théorie des catastrophes, p. 326.

[30] Ibid., p. 327.

[31] Eugène Delacroix, note du 7 avril 1824, in Journal 1822-1863, Paris, 1980, p. 61.

[32] Michel Bastit, La substance. Essai métaphysique, Paris, Les Presses Universitaires de l’IPC, 2012, p. 226.

[33] René Thom, Apologie du logos, coll. « Histoire et philosophie des sciences », Paris, Hachette, 1990, p. 100.

[34] Modèles mathématiques de la morphogenèse, p. 18.

[35] René Thom, « D’un modèle de la science à la science des modèles », Synthèse, 31 (1975), p. 359-374, ici p. 372-373.

[36] Jean Petitot, Logos et théorie des catastrophes, p. 314.

[37] Ibid.

[38] Krzysztof Pomian, « La philosophie de René Thom », Logos et théorie des catastrophes, p. 325.

[39] Ibid., p. 327.

[40] René Thom, « L’espace et les signes », Semiotica, 29, 3-4 (1980), p. 197.

[41] Krzysztof Pomian, « La philosophie de René Thom », Logos et théorie des catastrophes, p. 334.

[42] Le calcul, l’imprévu, Paris, Seuil, 1984, p. 124-125.

[43] « Sur l’origine et la stabilité des symétries », Apologie du Logos, p. 277-278.

[44] Cf. à ce sujet les admirables et trop peu connus développements des L. V et VI des Physiques, que nous étudierons en leur temps.

5.9.2019
 

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