L’OFFRANDE HUMAINE DU MONDE A DIEU. Le retour de la nature vers son Origine 2/3

3) La réponse. Les conditions de l’offrande

C’est progressivement, par étapes, que Chrétien va nouer ensemble le monde et l’homme dans une parole de louange, un acte hymnique qui est identiquement offrande. Il faut donc procéder en deux temps [1]. Il convient d’abord d’établir les conditions de possibilité de la double continuité fondant la parole d’offrande, donc son existence et ses causes, pour ensuite s’interroger sur la nature de cette parole ; et une considération pastorale devrait s’achever par la mise en place des moyens permettant de mettre ce chant en pratique [2].

Ici, certains auteurs privilégiés sont convoqués : c’est le cas, par exemple de Philon d’Alexandrie ou de saint Bonaventure.

a) Conditions du côté de Dieu

1’) Dieu en son essence

Le mouvement de retour vers Dieu suppose que celui-ci en soit la Cause première au triple point de vue efficient, final et exemplaire [3]. En effet, ne peut retourner que 1. ce qui existe ; or, c’est comme Cause efficiente que Dieu crée toutes choses ; 2. ce qui est attiré vers son terme ; or, c’est comme Cause finale que Dieu attire toutes choses. D’où une ressemblance : et parce que omne agens agit simile, et parce que l’on est attiré par ce qui nous est semblable. La cause exemplaire se déduit des deux autres causalités.

2’) Dieu en son Verbe

Le reditus est d’autant plus possible qu’il est en quelque sorte déjà accompli dans le Christ. En effet, le Verbe est créateur. Cela est plus clair dans une théologie bonaventurienne que thomasienne : « C’est par le même Verbe, par lequel le Père se dit, qu’il dit tout ce qu’il dit [4] ». Or, la création est comme un toucher de Dieu à l’intime de toutes choses. Donc, le Verbe est « en contact direct avec chaque créature individuelle, sans l’intermédiaire d’un autre être, et lui est plus proche que cette créature ne l’est d’elle-même [5] ». Il revient donc à l’homme d’accomplir dans le reditus ce que le Christ a accompli dans l’exitus. Dans l’Esprit.

b) Conditions du côté de l’homme

La première condition est que l’homme soit un être de louange.

1’) Conditions ontologiques

La condition n’est pas que l’homme soit un résumé, un raccourci, un abrégé d’univers : en effet, l’être humain n’est microcosme que passivement, selon son être reçu (aussi avons-nous traité de ce thème important à l’occasion du don 1). Or, il est parlé ici du don 3, actif [6]. Mais le thème du minor mundus peut être renversé : c’est ce que les auteurs chrétiens ont fait, dépassant le thème païen. Alors, le monde est assumé dans l’homme qui le dépasse, devenant lui-même un macrocosme [7]. Or, justement, l’homme transcende l’univers par sa pensée.

Or, la voix exprime la pensée. Il vaut la peine de souligner ce dernier point. S’arrêter au fait serait court voire ingénu ; la raison de cette capacité d’expression est, à l’instar du corps en son entier, l’essentielle potentialité de la parole. « L’âme peut devenir toutes choses », comme le souligne Aristote et Heidegger à sa suite, y lisant une anticipation du Dasein [8] ; or, la voix est de même vacante, vide, au sens non pas négatif mais positif d’une puissance réceptive apte à tout devenir.

2’) Conditions spirituelles

C’est l’office sacerdotal de l’homme que d’assumer ce mouvement de retour. Pour signifier le rôle de l’homme, Jürgen Moltmann fait appel à la notion de suppléance, de vicariance et aussi de sacerdoce : « C’est la dimension sacerdotale de sa destinée [9] ». Un signe de cette mission sacerdotale est que l’homme convoque l’autre à retourner vers son Créateur ; or, l’impératif biblique, notamment psalmique, « Louez » invite de manière pressante le cosmos à se tourner vers Dieu.

Paul Claudel dont on sait la puissance de sa contemplation de la création et son souci d’embrasser Dieu, l’homme et le cosmos, disait : « L’Office qu’un prêtre dit, c’est le devoir de toute la nature / De l’hommage qu’elle doit il acquitte la Créature [10] ». Le mouvement est identique, la modalité diffère. On pourrait ajouter que, dans le prolongement de Vatican II, que l’on peut élargir cet office sacerdotal, réalisé de manière privilégiée dans l’Eucharistie, à tous les fidèles du Christ.

3’) Conditions existentielles

Nous allons répondre ici à l’objection barthienne. Faut-il vraiment choisir entre le livre de la nature et la Bible ? On peut partir de loin et rétablir la raison blessée. Mais écoutons un admirable texte de saint Bonaventure qui, avant la lettre, prend l’objection à bras le corps en nous proposant un raccourci d’histoire du salut à partir des deux livres de la nature et de l’Ecriture :

 

« En l’état d’innocence, l’homme avait la connaissance des choses créées et il était porté par leurs représentations à louer Dieu, à l’honorer et à l’aimer. Les créatures sont ordonnées à cela et sont reconduites à Dieu de cette façon. Mais lorsque l’homme fut tombé et eut perdu la connaissance, il n’y avait personne pour les reconduire à Dieu. Le livre, c’est-à-dire le monde, était alors comme mort et effacé, c’est pourquoi un autre livre fut nécesaire, par lequel l’homme fut éclairé pour interpréter les métaphores des choses. Ce livre est celui de l’Ecriture qui expose les ressemblances, les propriétés et les métaphores des choses écrites dans le livre du monde, et réordonne le monde entier à la connaissance, à la louange et à l’amour de Dieu [11] ».

 

Sans doute le texte est-il trop pessimiste : on ne peut dire que le monde soit « comme mort et effacé », c’est trop déjuger la raison. Mais qu’il est juste d’affirmer que la Bible vient guérir l’intelligence blessée.

c) Conditions du côté de la nature

Enfin, l’offrande du monde suppose une condition du côté du monde. La voix humaine ne chante que ce qui est digne d’être chanté, l’homme ne parle que de ce qui est apte à être mis en parole. Or, en termes philosophiques : le monde est intelligible ; en termes bibliques : le monde exprime la gloire de Dieu ; en termes plus poétiques et métaphoriques : le monde est parole muette ou plutôt silencieuse ; l’homme est parole vive. Donc, la parole humaine actualise, achève la parole ébauchée du monde. Le silence du monde est en attente d’une profération qui actualise son sens – mais ne le crée pas.

1’) En philosophie

Saint Augustin, avec justesse, note le processus de naissance de louange : comment les êtres non-raisonnables peuvent-ils louer Dieu ? « Pourquoi louent-ils Dieu ? Parce que, lorsque nous les voyons et que nous considérons le créateur qui les a faits, c’est d’eux que naît en nous la louange de Dieu ; et comme c’est par la considération de ces êtres que Dieu est loué, tous louent Dieu [12] ». Mais le monde est plus qu’une occasion de nous louer Dieu, de nous rappeler son existence. Le monde est lui-même chant, mais non vocal. Par sa vérité, sa bonté et sa beauté. Tel est le sens du Cantique des Créatures de saint François d’Assise. En effet, le Poverello chante : « Merci per… frère Soleil […] sœur Eau », etc. Or, le per italien signifie à la fois pour et par : le pour dit une relation d’utilité et le merci est la réponse polie au don ; mais le par traduit, par la voix de l’interprète humain, le « chant que veulent offrir les créatures sans voix à Celui qui les a faites [13] ».

2’) Dans la Révélation

En effet, la Sainte Ecriture l’exprime clairement à maintes reprises, notamment dans les psaumes qui sont eux-mêmes des œuvres de louange : « toutes tes œuvres te rendent grâces ». (Ps 145,10) Ce qui est vrai du monde en général l’est de ses différentes parties qui se retrouvent toutes convoquées, quelles qu’elles soient, pour louer Dieu dans le cantique des trois enfants dans la fournaise (Dn 3), ou considérées séparément dans tel ou tel psaume : « Les cieux racontent la gloire de Dieu » (Ps 19,1) ; « Que jubile la campagne » et la forêt (Ps 96,11-12) ; la mer et les montagnes (Ps 98,7-9). Bref, le livre des Psaumes est le premier et le plus inégalé des Cantiques des Créatures. Pour l’Ecriture, le sens cosmique n’est pas créé par l’homme qui le contemple, il est immanent au monde : « Parce que [le monde] a été si merveilleusement créé et conservé par Yahvé, il possède une gloire qui lui est propre et d’où émane une louange et un témoignage ; en d’autres mots, il n’est pas seulement objet, il est aussi sujet de louanges [14] ». Or, cette capacité de faire sens a pour origine la création elle-même, autrement dit est reconduite au don 1. C’est ce qu’explique l’exégète allemand Gerhard von Rad :

 

« Nous rencontrons tout d’abord l’idée que le monde n’est pas muet, qu’il a un message : dans l’hymne, le monde se proclame devant Dieu créature ; le ciel ‘raconte’ ; le firmament ‘annonce’ […]. Ce discours d’une partie de la création apparaît ici comme un phénomène concomitant de la révélation que Dieu fait de lui-même. Mais il est très peu vraisemblable que les cieux reçoivent le pouvoir de rendre un témoignage à l’occasion de cet événement seulement et aient été auparavant muets [15] ».

 

Par la louange, l’homme boucle donc le grand mouvement d’exitus-reditus : la Parole créatrice de Dieu (don 1) pose dans l’être la parole silencieuse du monde (don 2), afin que la parole vive de l’homme (don 3) la reconduise jusqu’en sa source qui est aussi son terme. Claudel, encore lui, le formule fort bien : « Laissez-moi voir et entendre toutes choses avec la parole / Et saluer chacune par son nom même avec la parole qui l’a faite [16] ». Ailleurs, toujours dans la veine biblique et non pas philosophique, il manifeste encore davantage les trois moments du don : chaque chose « vient vers nous avec son nom [don 2 ; le nom signifie en effet une intelligibilité, un sens que la créature possède en propre] : elle nous donne son nom afin de nous en servir [don 3]. Elle nous dit qu’elle est, et qu’elle est pour et de par autre chose qu’elle-même [don 1] [17] ».

De fait, la nature s’inscrit déjà dans le mouvement de retour : toute chose est finalisée ; or, saint Thomas a montré que cette finalité est, ultimement, une assimilation à Dieu.

3’) En poésie

Enfin, la poésie ne cesse de donner la parole au monde, de changer le sens qui y est déposé. Jean-Louis Chrétien cite cinq poètes : Baudelaire qui chante les « confuses paroles » de la Nature [18] ; Victor Hugo pour qui, dans la nature « tout parle », mais aussi « tout gémit [19] » ; Francis Ponge qui voit « l’importance de chaque chose, et la muette supplication, les muettes instances qu’elles font qu’on les parle [20] » ; Eugène Guillevic qui entend, dans le silence du monde que « Montent vers celui / Qui les écoute / Des milliards de chants / Qui finissent / Par trouver en lui / Un point de convergence [21] » ; enfin, chez Claudel, l’homme fait chanter pour Dieu, mais aussi pour le monde, le poème du monde. On aurait pu très aisément allonger la liste [22].

Pascal Ide

[1] Autant Jean-Louis Chrétien est lumineux en ses intuitions et érudit sans jamais être écrasant en ses références, autant il peine à ordonner la matière et à réassumer son propos dégageant les concepts essentiels qu’il a définis et les assertions principales qu’il a démontrées. Un signe parmi beaucoup est la série de trois questions irrésolues que l’auteur regroupe en fin de chapitre : elles auraient gagné à être intégrées dans le texte. Manquerait-il une vision d’ensemble synthétisant tous ces superbes développements ? L’une des intentions de notre exposé est en tout cas de reprendre une part du matériau assemblé par Chrétien dans un ordre différent, selon l’intelligibilité plus haute du don.

[2] On retrouverait ainsi l’ordre quare ? quid ? quomodo ?

[3] Cf. Somme de théologie, Ia, q. 44, a. 2 à 4.

[4] Saint Bonaventure, Quæstiones disputatæ de Mysterio Trinitatis, IV, 2, 8.

[5] Alexander Gerken, La théologie du Verbe. La relation entre l’incarnation et la création selon saint Bonaventure, trad. Jacqueline Gréal, coll. « Bibliothèque bonaventurienne. Série Études », Paris, Éd. Franciscaines, 1970, p. 79.

[6] Il demeure que Pic de la Mirandole fonde sur le fait que l’homme est « toute créature » (Œuvres philosophiques, trad. Olivier Boulnois et Tagnon, coll. « Èpiméthée », Paris, p.u.f., 1993, p. 153) sa tâche de louer la perfection du monde comme œuvre divine (Ibid., p. 5).

[7] Cf. le développement essentiel de Henri de Lubac, « Petit monde et grand monde », Pic de la Mirandole. Études et discussion, Paris, Aubier-Montaigne, 1974, p. 160-169.

[8] Martin Heidegger, Être et temps, § 4.

[9] Jürgen Moltmann, Dieu dans la création, trad. Morand Kleiber, coll. « Cogitatio Fidei » n° 123, Paris, Le Cerf, 1988, p. 100.

[10] Paul Claudel, Œuvre poétique, p. 527.

[11] Saint Bonaventure, Collationes in Hexaëmeron, XIII, 12 : Les six jours de la création, trad. Marc Ozilou, Paris, Desclée, 1991, p. 307-308.

[12] Saint Augustin, Enarrationes in Psalmos, 148, 3.

[13] Commentaire de Damien Vorreux, in Saint François d’Assise, Documents. Écrits et premières biographies, éd. Théophile Desbonnets et Damien Vorreux, Paris, Éd. Franciscaines, 21968, p. 196.

[14] Gerhard von Rad, Théologie de l’Ancien Testament. 1. Théologie des traditions historiques d’Israël, trad. Étienne de Peyer, coll. « Nouvelle série théologique » n° 12, Genève, Labor et Fidès, 1971, p. 312.

[15] Gerhard von Rad, Israël et la Sagesse, trad. Étienne de Peyer, Genève, Labor et Fidès, Paris, Librairie protestante, 1971, p. 190.

[16] Paul Claudel, Œuvre poétique, p. 261.

[17] Paul Claudel, « Du sens figuré de l’Écriture », Introduction au livre de Ruth, Paris, DDB, 1938, p. 102. C’est moi qui souligne.

[18] Charles Baudelaire, « Correspondances », Spleen et idéal, IV, Les fleurs du mal.

[19] Victor Hugo, « Ce que dit la bouche d’ombre », Les contemplations, in Œuvres complètes, Poésie II, éd. Jean Gaudon, coll. « Bouquins », Paris, Robert Laffont, 1985, p. 535.

[20] Francis Ponge, « Les façons du regard », Tome Premier, Paris, Gallimard, 1965, p. 137.

[21] Eugène Guillevic, Le chant. Poème, Paris, Gallimard, 1990, p. 87.

[22] Cf. le très inégal ouvrage de l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet, Les poètes et l’univers. Anthologie, coll. « Espaces », Paris, Le cherche midi éd., 1996. Dans un registre moins cosmologique, plus zoologique, les travaux de Jean Bastaire.

3.9.2019
 

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