Pyramide de Maslow et dynamique du don

Abraham Maslow (1908-1970), psychologue américain fondateur du courant de psychologie humaniste, est aussi connu pour avoir progressivement établi une pyramide des besoins humains promis à un succès durable [1]. Il en distingue cinq espèces qu’il estime universels : physiologiques (faim, soif, sexualité, respiration, sommeil, élimination), sécurité, appartenance (amour, affection d’autrui), estime (reconnaissance, appréciation), accomplissement. Voire, au terme de sa vie, Maslow a ajouté un sixième besoin qu’il a appelé besoin de « self-transcendance » qui se distingue du cinquième (l’accomplissement), en ce que celui-ci est encore centré sur la personne, alors que celui-là transcende la personne : « l’être humain pleinement développé (et très chanceux) qui travaille dans les meilleurs conditions tend à être motivé par des valeurs qui transcendent son ‘moi’ [values which transcend his ‘self’] [2] ». Malheureusement, peut-être à cause de la tendance laïcisante, la vulgate maslowienne n’a en général retenu que les cinq premiers degrés [3].

Or, ainsi que la symbolique de la pyramide le signale, il y a un ordre entre les besoins. Un ordre chronologique : pour Maslow, un besoin inférieur est aussi un besoin antérieur qui, s’il n’est pas satisfait, ne permet pas d’accéder au besoin supérieur (qui sera donc postérieur). Un ordre ontologique qui est inverse : le besoin supérieur est plus riche de sens, plus spirituel et plus universel.

 

Plusieurs reproches, scientifiques et philosophiques, ont été adressés à ce modèle : l’absence de validation scientifique [4], la limitation au monde occidental, avec un risque de biais de confirmation, le manque de finesse dans la délimitation des besoins [5].

Laissant aux psychologues le soin de critiquer et d’affiner cette théorie, nous constaterons deux points de convergence majeurs entre cette pyramide et la dynamique du don [6], ce qui, pour nous, confirme en retour la validité du modèle élaboré par le psychologue américain. Tout d’abord, comment ne pas observer une bijection entre les cinq besoins et la dynamique du don ? En effet, les trois premiers degrés correspondent à la réception – le besoin d’amour devant s’entendre comme un besoin d’être aimé –, le quatrième à l’appropriation et le cinquième à la donation de soi – ce que confirme l’ultime évolution de Maslow, relative à la self-transcendance. Ensuite, même si l’on peut discuter la corrélation entre priorité chronologique et priorité ontologique (que Maslow a assouplie) [7], l’ordre entre les marches de la pyramide épouse celui des moments du don.

Pascal Ide

[1] Le premier exposé de la théorie proposé par Maslow est l’article suivant : Abraham Maslow, « A Theory of Human Motivation », Psychological Review, 50 (1943), p. 370-396. Mais l’exposé complet se trouve dans son ouvrage Motivation and Personality, New York, Harper Collins, 21970 : Devenir le meilleur de soi-même. Besoins fondamentaux, motivation et personnalité, trad. Laurence Nicolaieff, Paris, Eyrolles, 2008. Le point de départ de la démarche de Maslow est la motivation, ce qui l’a conduit aux besoins. Pour un premier exposé, cf., par exemple, Caroline Solé, La pyramide des besoins humains, Paris, L’école des loisirs, 2015. Pour une application récente, cf. Todd Bridgman, Stephen Cummings & John Ballard, « Who Built Maslow’s Pyramid? A History of the Creation of Management Studies’ Most Famous Symbol and Its Implications for Management Education », Academy of Management Learning & Education, 18 (2019) n° 1, p. 81-98.

[2] Abraham H. Maslow, « The farther reaches of human nature », Journal of Transpersonal Psychology, 1 (1969) n° 1, p. 1-9.

[3] Une exception : Mark E. Koltko-Rivera, « Rediscovering the later version of Maslow’s hierarchy of needs: Self-transcendence and opportunities for theory, research, and unification », Review of General Psychology, 10 (2006), p. 302-317.

[4] Cf. Leonard Berkowitz, « Social motivation », Gardner Lindzey & Elliot Aronson (éds.), Handbook of Social Psychology, Reading, (Massachusetts), Addison-Wesley, p. 50-135 ; L.G. Bridwell & M.A. Wahba, « Maslow reconsidered: A review of research on the need hierarchy theory », Organizational Behavior and Human Performance, 15 (1976) n° 2, p. 212-240 ; J. B. Clark, « Motivation in work groups. A tentative view », Human Organization, 13 (1961), p. 198-208 ; Charles N. Cofer & Mortimer H. Appley, Motivation. Theory and Research, New York, Wiley, 1964.

[5] Gaëlle Fiasse propose une répartition plus fine et plus complète, fondée sur les degrés de vie d’Aristote dans Amour et fragilité. Regards philosophiques au cœur de l’humain, coll. « Kairos. Essais », Paris, Hermann, Québec, Presses de l’Université Laval, 2016, chap. 2 et 3. Pour une autre relecture philosophique dans la même perspective, cf. Pascal Ide, Mieux se connaître pour mieux s’aimer, Paris, Fayard, 1998, p. 457-458.

[6] Outre ceux nommés dans le texte, l’un des mérites de son travail est d’avoir montré que les besoins de l’être humain ne sont pas seulement physiologiques, mais aussi psychologiques et spirituels.

[7] Est-il si sûr que la satisfaction des besoins supérieurs requiert celle des besoins inférieurs ? Par exemple, l’expérience de la misère (qui n’est pas la pauvreté) montre que des besoins spirituels peuvent être impératifs alors que les besoins matériels ne sont pas assurés. C’est ainsi que Joseph Wresinski, le fondateur d’ATD-Quart Monde, qui parlait d’expérience, note qu’une personne vivant dans la misère peut, à l’occasion d’une soudaine entrée de gain, dépenser de l’argent pour festoyer alors que sa subsistance est menacée ou peut se trouver honorée de passer du temps à lire et s’instruire alors qu’elle est matériellement dans le besoin. Pour le détail, cf. Pascal Ide, « Joseph Wresinski et Maurice Blondel, quelques choix anthropologiques », Marc Leclerc (éd.), Blondel entre L’Action et la Trilogie. Actes du Colloque international sur les « écrits intermédiaires » de Maurice Blondel, tenu à l’Université Pontificale Grégorienne à Rome, du 16 au 18 novembre 2000, coll. « Donner raison » n° 12, Bruxelles, Lessius, 2003, p. 423-433.

15.10.2022
 

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