Pour un éloge ajusté de l’altérité

« Toute la mythologie petite-bourgeoise implique le refus de l’altérité, la négation du différent, le bonheur de l’identité et l’exaltation du semblable [1] ».

 

Il y a un éloge de l’altérité qui est idéologique et, au fond, tellement politiquement correct, qu’il relève du discours beaucoup plus que de la réalité. Il y en a un autre qui est libérant, mais exigeant. Nous souhaiterions illustrer le premier à partir du dernier ouvrage du chercheur émérite en anthropologie et sociologue française Nicole Lapierre (1947-) [2]. Et suggérer une issue qui ne soit pas réactive.

1) Thèse

La pseudoquestion posée par le titre de l’ouvrage – Faut-il se ressembler pour s’assembler ? – appelle la réponse négative : « Nous n’avons nullement besoin de nous ressembler pour vivre ensemble ». Voire, nous ne le devons pas : « La peur de l’autre, alimentée par une rhétorique populiste, augmente [3] ». Ou plutôt, la thèse est faiblement positive : « Oui, un peu » [4]. C’est le dissemblable qui s’assemble, ou plutôt devrait s’assembler. En précisant que ces différences ne s’accompagnent pas de leur hiérarchisation.

Cette thèse, qui devrait être sociologiquement neutre, s’avère être éthiquement et politiquement engagée, ainsi que le révèle l’introduction : « Ce livre […] mêle anthropologie et politique ». Elle vise à dénoncer les sociétés fondées sur la ressemblance, dont l’auteur dénombre deux formes :

 

« Il existe deux types de société fondés exclusivement sur la ressemblance […]. Le premier est radicalement excluant : il impose le rejet des minorités ou, dans un processus totalitaire, leur destruction ; le second est autoritairement incluant, il prône l’assimilation des groupes minoritaires [5] ».

2) Preuve

L’auteur, brillante, multiplie les références et les citations. Elle passe, inductivement, en revue, les différents lieux du même : la famille (chap. 1), la nation (chap. 2), l’exclusion (chap. 3) et l’assimilation (chap. 4). Puis, passant des signes à la cause, elle dénonce la tyrannie du regard (chap. 5), avant de proposer quelques chemins vers le dissemblable, avec l’émancipation de la vision (chap. 6 et l’empathie (chap. 7) [6]. Elle adopte au fond le plan de l’Action catholique : voir, juger, agir.

Mais, derrière le buissonnement des faits, le foisonnement des autorités et le fourmillement des études mobilisées, l’on retrouve les mêmes démonstrations de fond.

L’argumentation se résume dans le syllogisme suivant. Le monde du même est celui de la nature biologique. Or, l’être humain est d’abord et avant tout un être social ; ce que nous croyons être naturel s’avère être en réalité du construit. L’individu n’est donc pas régi par le même. Plus encore, pour ne pas sombrer dans les dérives naturalistes, il faut lui préférer le différent, le dissemblable, le métissage et le pluriel.

Une argumentation, seconde sans être secondaire, est que la thèse de l’identité ou de la ressemblance se fonde sur la continuité de la famille et de la nation, jointe à un modèle patriarcal. Mais cette continuité est, là encore, une reconstruction, qui, de surcroît, fait le jeu du pouvoir dominant. Il faut donc, derechef, préférer à l’approche par la mêmeté celle par l’altérité.

3) Évaluation critique négative

  1. Que penser de cette thèse, répétée à chaque page de l’ouvrage ? Elle est réactive. N’ayant qu’un seul vis-à-vis, l’idéologie populiste, exclusiviste (ultimement raciste) du même, elle finit par mépriser cette thèse opposée. Avec le grave inconvénient qui est une contradiction performative, de ne pas accepter ce qui est justement une proposition différente ! D’un mot, à force de condamner sans appel l’exclusion, l’on finit par exclure l’exclusion et les excluants.
  2. L’argumentation est tout aussi discutable. Nous l’avons vu : elle émarge à l’idéologie du pur constructivisme que nous avons eu l’occasion d’évaluer (par exemple, en traitant du gender). Ce fondement est, lui aussi, très unilatéral : contredisant le naturalisme naïf, elle ne se pose qu’en s’opposant. Il en est de même du primat du social sur le psychologique (donc de l’extérieur sur l’intérieur), et d’autres oppositions plus ou moins explicitées dont vivent aussi aujourd’hui la sociologie et l’anthropologie, par exemple celle du féminin contre le patriarcal ou le virilisme. Enfin, l’auteur n’a pas oublié son engagement à la veille de Mai 68 dans les Jeunesses communistes révolutionnaires, puis à la Ligue communiste où elle rencontre son mari, le journaliste Edwy Plenel, en adoptant des prises de position politiquement très polarisées.

D’ailleurs, cet exclusivisme sociologique en finit par oublier une passionnante approche elle aussi anthropologique qui aurait pu alimenter différemment la thèse : l’anthropologie girardienne, qui montre que la rivalité mimétique, fondée sur le même, engendre la crise mimétique et la pseudo-résolution violente du bouc-émissaire.

  1. Enfin, la conséquence des thèses sectaires et incantatoires est leur universalisme abstrait et leur irréalisme. La vérité est que nous sommes tous d’abord attirés par le même. Par exemple, l’auteur de l’ouvrage ne cite que les sources allant dans son sens et ne s’attardent pas à écouter avec bienveillance d’autres thèses, modérées, allant en sens contraire. C’est par un long chemin kénotique que l’on s’arrache au même pour accéder au différent et à l’universel riche des différentes particularités. Même les remèdes proposés notamment dans le chapitre final, dans un trop tardif éloge de l’empathie et de l’entraide, apparaissent bien pauvre face aux multiples dénonciations indignées. Et surtout, ils n’expliquent pas en qoui sortir du semblable. Ceux qui se rassemblent pour dénoncer les dangers (bien réels) de l’uniformité et de la conformité, familiale, sociale, nationale et internationale, ne le font-ils pas au nom des mêmes convictions, des mêmes motivations et des mêmes aspirations ?

4) Évaluation critique positive

Contrairement à ce que les développements précédents pourraient faire croire, je suis au fond en accord avec la thèse : en plein, la communion devrait se fonder sur l’altérité ; en creux, la ressemblance rime avec la violence.

Mais les raisons conduisant à cette thèse sont très différentes de celles avancées par notre auteur : l’amour-don se porte vers l’altérité ; l’esprit de communion suscite autant la différence que l’unité ; le chemin de maturation de la vertu d’amour va du maximum de ressemblance (fantasmée) par le maximum d’incommensurabilité réelle vers le maximum de communion qui est l’unité dans la différence, le rapprochement dans la distance.

Métaphysiquement, il s’agit donc de renvoyer dos-à-dos les ontologies du même (du primat de l’unité) et de l’autre (du primat du multiple, de la différence), pour les intégrer, synchroniquement dans une ontodologie de la communion (qui ose affirmer que l’unité externe, en particulier interpersonnelle, des étants est plus grande que l’unité interne, en particulier personnelle, de la même substance) et une ontochronie du drame de l’amour-don (qui arrache à l’illusion de la seule ressemblance qui n’est qu’un « je » dilaté, par l’épreuve douloureuse de l’altérité du « tu », pour accéder à l’amitié du « nous »). En termes proprement amatifs, il s’agit de passer de l’éros, par l’agapè vers la philia qui en intègre les promesses et les ressources.

Pascal Ide

[1] Roland Barthes, Mythologies, in Œuvres complètes, tome I. 1942-1965, Paris, Seuil, 1993, p. 615.

[2] Nicole Lapierre, Faut-il se ressembler pour s’assembler ?, Paris, Seuil, 2020.

[3] Ibid., p. 12.

[4] Ibid., 4e de couverture.

[5] Ibid., p. 13 et 14.

[6] Nous avons pris l’initiative de numéroter les chapitres.

25.9.2020
 

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