Philosophie critique de la connaissance. L’idéalisme 3/3

 

 

E) Évaluation critique de la thèse

1) Évaluation positive

L’idéalisme doit être évaluée positivement pour des raisons historiques et doctrinales.

a) L’idéalisme, rempart contre le scientisme

Nous le disions, « l’idéalisme en France est né d’une protestation de la conscience contre les empiètements du positivisme au cours du xixe siècle [1] ».

Aimé Forest fait observer avec profondeur :

 

« Kant apportait pour la métaphysique une distinction qui pouvait être précieuse, celle qu’il établissait entre le penser connaturel à la raison et le connaître scientifique. Nous ne connaissons que des phénomènes, mais nous pensons des noumènes, et si la raison n’aboutit pas à une vraie connaissance, ne rejoignant aucune intuition, les successeurs de Kant retrouveront cette intuition intellectuelle dans l’acte par lequel la pensée, principe de la science, se voit elle-même identique à l’existence, ou encore dans l’intuition de la volonté par elle-même [2] ».

 

Autrement dit, refoulée du monde vers elle-même, de l’objet vers le sujet, la philosophie a cherché à se défendre en défendant ce que la science ne pensait pas : la pensée elle-même. Jusqu’au jour où, avec les neurosciences, les disciplines scientifiques ont cru conquérir le territoire interdit. Quoi qu’il en soit, il suffit de répondre que cette défense se fonde sur une concession de départ irrecevable : la dichotomie, le divorce entre la nature et l’esprit.

b) L’idéalisme, surélévation de la chose

L’idéalisme demande aussi à être accueilli pour sa valeur doctrinale. Celle-ci est double. D’une part, l’idéalisme honore la pleine spontanéité de la pensée. La distinction épistémologique entre en soi et pour moi [3] est douée d’une signification phénoménologie.

D’autre part, et encore plus, il montre que la nature (le monde, la chose) n’accède à son être plénier qu’en étant surélevé dans l’acte spirituel. Nous montrerons ce point plus loin en convoquant les analyses balthasariennes dans Wahrheit. Elles mériteraient d’être croisées avec celles de Nédoncelle dans La réciprocité des consciences.

2) Évaluation négative. Critiques internes

La thèse de l’idéalisme peut être critiquée de multiples manières.

a) L’argument par rétorsion

1’) Sous forme dialectique

Cet argument est insuffisant, mais de première approche.

L’argument de Descartes vaut toujours : si je doute, c’est que je distingue entre moi et la réalité, sinon j’ignorerai que je doute. Mon rêve n’est pas moi. « Nous sommes toujours le réaliste de quelque chose », disait Etienne Gilson. Or, cette certitude implique déjà l’idée de Dieu, sinon même son existence, ajoute Descartes.

Cet autre « argument » est plus une boutade. On raconte qu’il y a bien longtemps des philosophes chinois décidèrent de se réunir pour résoudre une question qu’ils agitaient, à savoir si la réalité existait hors de nous et indépendamment de nous ou bien en nous et en dépendance de nous. Ils tinrent leur symposium dans une maison proche du Fleuve Jaune. Mais voilà que, alors que les philosophes étaient réunis, survint une crue du Fleuve Jaune et la crue emporta la maison où se trouvaient les philosophes. Et on en sut jamais si la réalité existait hors de nous et indépendamment de nous ou bien en nous et en dépendance de nous…

Woody Allen affirmait : « Je hais la réalité, mais c’est le seul endroit où se faire servir un bon steack [4] ».

Citons enfin cet humoriste profond qu’est Chesterton :

 

« S. Thomas préfère regarder par la fenêtre, même quand les bœufs ont atterri depuis longtemps, et nouer avec la nature le confiant dialogue des enfants d’un même père ». En effet, « chez lui, ô miracle, la raison raisonne, le cœur désire, l’œil voit, l’oreille entend et les pieds servent à marcher et non à se gratter l’oreille [5] ».

2’) Sous forme systématique

Gaston Isaye a proposé une réfutation de l’idéalisme par rétorsion. Il en est de même de Maurice Blondel. Par certains côtés, Edith Stein que nous étudierons plus loin, dépasse aussi l’idéalisme husserlien de l’intérieur.

Nous constatons en permanence que plusieurs esprits perçoivent la même chose, ont des sensations portant sur la même réalité.

Les rationalistes ou Berkeley finissent toujours par répondre en convoquant une instance transcendante : c’est Dieu qui nous envoie nos perceptions et qui coordonne les perceptions des différents esprits, de façon à ce qu’il y ait un monde commun à tous les esprits.

On peut réfuter cette réponse par trois arguments. Le premier est l’inévidence de cette référence. Le deuxième est son absurdité : nous montrons le plus évident (l’existence du monde) par le moins évident (l’existence de Dieu). Le troisième fait encore appel à la rétorsion : quoi qu’il en soit, Descartes, Malebranche, Berkeley, convoquent bien une source extérieure à leurs perceptions…

b) La non-réfutabilité de la thèse idéaliste

L’idéalisme est irréfutable.

D’abord, objectons à Berkeley que je sens bien une table, et ce qui le prouve, c’est que par exemple, si je la frappe, je ressens une impression de résistance, et pire encore, si je la frappe violemment, je ressens de la douleur. Dès lors, c’est qu’il y a bien quelque chose au-delà de mes sensations!

Berkeley répondra, et on ne peut rien lui opposer, que l’impression de résistance et la douleur sont justement des états de conscience. Or, des états de conscience ne peuvent exister que dans une conscience…

Si on lui objecte toutefois que les objets doivent bien exister quelque part quand ils ne sont pas perçus, ni par moi ni par un esprit quelconque, ie, qu’il faut bien que la boule de neige existe même si personne n’existe (pour la percevoir), ou encore, qu’elle n’a pas besoin de moi pour exister et avoir les qualités qu’elle a, il rétorque qu’elle existe alors, soit dans d’autres esprits que le mien, soit dans l’esprit de Dieu.

Il répond encore qu’à supposer qu’il y ait un monde extérieur, comment pourrions-nous savoir quoi que ce soit à son propos ? Et même, qu’il existe ? Ainsi, nous percevons une boule de neige : « boule de neige perçue » ; comment savons-nous qu’à celle-ci correspond une boule de neige extérieure ou non perçue ? Tout ce que nous connaissons, c’est ce que nous percevons, ie, des propriétés qui existent seulement dans notre esprit (une boule de neige qui existerait indépendamment de notre esprit, n’aurait d’ailleurs pas de propriétés !).

c) Le réalisme secret de la phénoménologie

1’) Introduction générale

Nous citions plus haut un ouvrage qui notait avec force la tendance réaliste autant de la phénoménologie que de la philosophie analytique – pour s’en lamenter ! [6] Ce qui, pour l’auteur est dérive, voire naufrage, est pour nous espoir et sauvetage. Quatre exemples chez les phénoménologues français contemporains.

En étudiant l’appel et la réponse, Jean-Louis Chrétien rend hommage à la précédence du don qui déborde toute compréhension, mais point toute célébration [7].

En rédigeant un ouvrage sur le corps, Emmanuel Falque désire faire l’expérience de l’hôpital, et même du bloc opératoire, et, à cette occasion, découvre combien le corps-organique est irréductible au corps-subjectif – essayant de penser à la suture des deux à partir de la chair épandue [8].

En affirmant la précédence de la passivité à l’égard de l’intentionnalité mesurante, Emmanuel Levinas montre avec force et obstination la transcendance de l’autre contre l’égologie transcendantale développée par Husserl et ses disciples [9].

 

« Autrui, en tant qu’autrui, n’est pas seulement un alter ego. Il est ce que moi je ne suis pas : il est le faible alors que je suis le fort ; il est le pauvre, il est la veuve et l’orphelin […]. Ou bien il est l’étranger, l’ennemi, le puissant. L’essentiel, c’est qu’il a ses qualités de par son altérité même [10] ».

 

En fondant une phénoménologie du phénomène saturé, Jean-Luc Marion cherche à penser un phénomène par surcroît dont la richesse déborde toute intentionnalité et qui se donne au-delà de toute objectité thématisable : le phénomène saturé [11]. Limitons-nous à ce dernier exemple. Il aborde ce qu’il appelle le phénomène saturé de manière systématique dans l’ouvrage où il expose de la manière la plus extensive et exhaustive sa phénoménologie : Étant donné [12]. Ce thème est abordé dans le Livre III.

2’) Introduction à l’ouvrage de Marion

Le Livre I de l’ouvrage s’ouvre sur la thèse centrale de l’ouvrage (§ 1). Elle peut se formuler de différentes manières : la donation est le dernier horizon (ou le dernier principe) de la phénoménalité ; se montrer (apparaître), c’est se donner : « Ce qui se montre, d’abord se donne – voici notre unique thème » (p. 10) ; le phénomène se donne : « phénomène donné sonne comme un pléonasme, tout de même qu’un donné phénoménal » (p. 169) ; autant de réduction, autant de donation ; etc.

Allant du connu à l’inconnu, Étant donné part non pas de la phénoménologie, mais de la métaphysique qui est, sans doute, un horizon plus spontanément familier, plus « naturel », comme dira Marion plus loin. En effet, la métaphysique cherche à démontrer. Or, la démonstration s’inscrit dans l’orbe du requisit cartésien qui reconduit la vérité à la certitude et à l’évidence. Elle présuppose un privilège de la vue et donc du sujet connaissant qui prend l’initiative et s’assure l’indubitabilité sur le mode de la possession. En revanche, la phénoménologie cherche à montrer, c’est-à-dire à laisser la chose apparaître. Désormais, la connaissance ne vient plus du moi connaissant, mais de ce qui est à connaître. L’indubitabilité naît non des conditions a priori de la connaissance ou de l’objet, mais de ce qui se manifeste. La phénoménologie, tout en étant une science rigoureuse procédant méthodiquement, veut perdre l’initiative : elle ne cherche qu’à écarter les obstacles qui offusquent la manifestation. Comme tentative de penser sur un mode non métaphysique, elle négocie un tournant particulièrement délicat qui est double : passer, côté connaissant, du démontrer au montrer ; passer, côté connu, du mise en évidence de l’objet à laisser se montrer une apparition dans une apparence (p. 13-17).

Le plan du livre est le suivant :

 

1) Thèse centrale (L. I, § 1) : le phénomène est ce qui se donne.

2) Exposé du côté du phénomène ou du donné (L. I à IV) :

  1. a) Preuve de la thèse : à partir de la donation (Livre I, § 2 à 6) ; à partir du don (Livre II).
  2. b) Nature du donné : Déterminations (Livre III) et Degrés (Livre IV), distinction en quelque sorte horizontale et verticale.

3) Exposé du côté du récepteur : l’adonné (L. V).

 

Le Livre III a décrit les déterminations communes à tout phénomène en tant qu’il est donné, ce Livre découpe différentes zones hiérarchisées dans l’apparaître ; autrement dit, il distingue différents degrés au sein des phénomènes [13]. Dit encore autrement, le Livre précédent proposait une approche en quelque sorte plus horizontale, celui-ci plus verticale.

3’) Difficultés (§ 19)

Là encore – avant les exigences de l’exposé doctrinal –, c’est la pression des questions voire des objections qui invite à définir des strates discontinues de phénomènes (§ 19). Elles sont de deux sortes.

Tout d’abord, il a été démontré dans les trois premiers Livres que la phénoménalité se détermine universellement et univoquement à partir de la donation. Or, les idéalités mathématiques, le Dasein ou un tableau sont des phénomènes essentiellement différents, y compris sous l’angle de la donation (le premier apparaît comme un objet, le second comme un étant et le dernier échappe à l’objectité et à l’étantité). Il semble donc, au minimum, qu’une analyse des modes de donation doit compléter ce qui fut dit et, au maximum, la donation soit insuffisante pour rendre compte de la richesse des manières d’apparaître (p. 251-252).

En fait, la question des degrés ne sera abordée qu’à partir des § 23 et 24. L’objectif principal du Livre IV (occupant les § 19 à 22) est un type particulier de phénomène que Marion qualifie de saturé ou inconditionné et qui constitue le degré ultime de la donation, laquelle en comporte trois. A l’existence d’une phénoménalité qu’aucune condition n’aliénerait s’opposent deux objections qui s’enracinent dans la question de la possibilité. Les apories bornent en effet les phénomènes aux seuls possibles. Or, la possibilité peut s’entendre de deux manières. D’abord de manière métaphysique : pour Kant (qui ne fait d’ailleurs que confirmer une décision prise par Leibniz), le possible est lié au phénomène apparaissant sensiblement ; mais le phénomène est lui-même soumis à la finitude du pouvoir de connaître ; ainsi se trouvent instaurées une possibilité et une phénoménalité sous condition (p. 252-257). Ensuite de manière phénoménologique : cherchant à dépasser les limites du discours kantien, Husserl a voulu que la phénoménalité échappe à toute condition. Pour cela, les Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pose le « principe de tous les principes » selon lequel « tout ce qui s’offre originairement à nous dans l’« intuition » est à prendre tout simplement comme il se donne, mais aussi seulement à l’intérieur des bornes dans lesquelles il se donne là » (cité p. 257). Mais l’exégèse précise de ce texte central en souligne le paradoxe en trois traits. D’un côté (premier trait), aucune limite n’est imposée au phénomène : en effet, il doit apparaître « originairement » à l’intuition ; or, « originairement » signifie se montrer soi-même à partir de soi et s’oppose à arrière-fond, donc à condition (p. 258-259). D’un autre côté, resurgissent deux conditions de possibilité. D’abord (second trait), il est dit que l’intuition accueille tout phénomène mais « à l’intérieur des bornes… », ce que Husserl appelle en d’autres lieux un « horizon ». Or, dans l’horizon, ce qui est d’abord inconnu parvient au connu. Mais cet inconnu (comme les bornes) peut s’entendre de deux manières radicalement diverses : soit ce non-vu est pré-vu et pré-visible, soit il ne l’est pas. Et nous savons que ce qui apparaît se dérobe à l’anticipation ou à la constitution noématique (p. 259-262). Ensuite (troisième trait), Husserl dit que l’intuition ne présente le phénomène qu’en le donnant « …à nous ». Or, là encore, l’expression est éminemment ambiguë : soit le « à nous » est au principe (dans un processus de constitution du phénomène à partir du Je, par exemple comme synthèse des vécus de conscience de l’objet), soit que le « à nous » est au terme (dans un processus de réception qui ne décide en rien du phénomène). Seule cette seconde hypothèse correspond à ce qui fut dit de l’apparaître en régime de donation (p. 262-264).

4’) Réponse

Mais que devient un phénomène qui n’est pas soumis à la double régulation (condition, limite) de l’horizon et du Je constituant ? C’est ce que Marion appelle le phénomène inconditionné (et bientôt saturé). Il s’agit maintenant d’en établir la possibilité et de le décrire : d’abord indirectement, c’est-à-dire de manière négative (§ 20), puis directement, en plein (§ 21-22).

a’) Détermination indirecte ou négative (§ 20)

Renversons la définition commune du phénomène (§ 20). Double est cette définition. La première, d’ordre proprement phénoménologique, est énoncée par Husserl : pour lui, le phénomène est la corrélation de l’apparaître subjectif et de l’apparition ou de l’apparaissant objectif. Donc, le phénomène par excellence s’accomplit lorsqu’il y a adéquation, égalité parfaite entre les deux termes subjectif (l’intention) et objectif (l’intuition). Or, l’adéquation totale est un idéal jamais accessible : l’intuition est toujours trop pauvre (p. 265-269). Mais cette pénurie d’intuition affirmée par Husserl vient de la décision métaphysique opérée par Kant – et voici la seconde définition, métaphysique, du phénomène. De prime abord, la Critique de la raison pure semble privilégier l’intuition qui seule donne l’objet. Mais cette intuition est immédiatement limitée au seul sensible, de sorte que toute intuition non-sensible se trouve interdite d’apparaître (p. 270-273). Le phénomène est donc fondé sur le manque. Cette décision de pénurie de l’intuition est d’ailleurs notamment confirmée par le privilège indû accordé par ces philosophes aux phénomènes mathématiques et logiques (p. 273-275).

Le phénomène se définit donc comme ce qui se s’inscrit dans un horizon borné par l’idéal (Husserl) ou la sensibilité (Kant). Pourquoi ne pas renverser cette définition qui est une décision ? Or, un phénomène est aliéné car il est pauvre en intuition. Dès lors, loin d’être en manque d’intuition, le phénomène inconditionné en sera saturé. D’où l’expression de phénomène saturé. Kant lui-même valide cette hypothèse dans la troisième Critique en montrant la présence dans la représentation de l’imagination d’un surcroît d’intuition et de donation (p. 275-280). Prolongeons le chemin ouvert par Kant.

b’) Détermination directe ou positive

Pour décrire positivement, directement le phénomène saturé, Marion fait appel aux quatre catégories de l’entendement élaborées par Kant. En effet, puisque ces catégories appauvrissaient l’intuition, il faudra, pour accéder au phénomène saturé, les excéder et donc les inverser. Les trois premières concernent les objets, soit en eux-mêmes (quantité et qualité), soit dans leurs relations (relation) (§ 21).

1’’) Concernant les objets (§ 21)

Selon la quantité, le phénomène saturé se décrit comme invisable. En effet, pour Kant, la quantité (ou grandeur extensive) compose le tout à partir de la somme homogène des parties. Or, le phénomène saturé renverse ces catégories. Dès lors, son excès n’est pas recomposable adéquatement à partir de ses parties. Il ne peut donc pas être visé ni mesuré, il est imprévisible. C’est ce dont on fait l’expérience dans l’étonnement ou lors de la vision d’un tableau cubiste (p. 280-284).

Selon la qualité, le phénomène saturé est qualifié d’insupportable. En effet, pour Kant, la qualité (ou grandeur intensive) fixe à l’objet qui est ici hétérogène un degré de réalité. Dans le phénomène saturée, en revanche, l’intuition est débordée, outrepassée, incapable de supporter. C’est ce que montrent deux expériences parallèles à celles du phénomène invisable : l’éblouissement (face au soleil ou à l’idole) et la peinture de la lumière. A chaque fois, le regard est comblé, plus, débordé par la gloire du visible ou même de l’intelligible (songeons au prisonnier de la Caverne) qu’il ne peut supporter. Et cette expérience de l’intolérable, loin d’être une exception, est universalisable : chaque grandeur intensive, dont Kant privilégiait les degrés inférieurs, peut s’étendre aux degrés les plus élevés que signalent les éblouissements (p. 284-289).

Selon la relation, le phénomène saturé est dit absolu. En effet, la relation, pour Kant, présente trois conditions qui sont autant de limites à l’intuition : 1. le respect de l’unité de l’expérience dans le temps ; 2. l’unité de l’expérience s’opère toujours par une analogie avec un objet déjà vu et compris ; 3. l’unité se déploie sur fond de temporalité, et plus généralement d’horizon. Or, le phénomène saturé conteste toute condition : 1. l’événement pur refuse, on l’a vu, de s’inscrire dans la trame relationnelle, notamment temporelle, qui assure l’unité de l’expérience ; 2. l’analogie ne vaut que pour les phénomènes pauvres en intuition, ainsi que Kant le reconnaît ; 3. il ne saurait certes se dispenser d’un horizon sans s’interdire toute manifestation, mais il les multiplie de sorte que leur sommation indéfinie accueille sa démesure, comme Spinoza en donne l’exemple (p. 289-296).

2’’) Concernant le sujet (§ 22)

La quatrième catégorie, la modalité, ne considère plus les objets mais le sujet, la relation à la pensée (§ 22). Transgresser cette catégorie va donc détacher définitivement l’apparaître de toute possibilité génératrice de limite. Selon la relation, le phénomène saturé se dit enfin comme irregardable. En effet, pour Kant, un phénomène n’est possible que dans la mesure où il s’accorde avec les et répond aux conditions formelles de l’expérience fixées par le Je transcendantal. En ce sens, il est non seulement vu mais re-gardé, c’est-à-dire gardé deux fois. Mais le phénomène saturé excède cette condition pour le reconduire à son autonomie. Voilà pourquoi il se donnera à voir sans se laisser regarder (p. 296-300). En quoi consiste l’irregardable ? Il apparaît sous la double figure de la contre-expérience qui suspend la relation de sujétion du phénomène au Je et du paradoxe auquel se joint le témoin (p. 300-303).

Ayant ainsi subverti les catégories kantiennes (le renversement est moins radical pour Husserl : p. 303-305), décrit ce qu’est un phénomène saturé et, chemin faisant, déjà donné quelques illustrations concrètes, Marion en confirme l’existence chez les trois auteurs qui sont ses références les plus constantes (cf. l’Index nominum) : Descartes, Kant et Husserl (p. 305-309).

Les quatre premiers paragraphes ont établi l’existence ou plutôt les conditions de possibilité du phénomène par excellence qu’est le phénomène saturé. Les § 23 et 24, par un effet de zoom arrière, peuvent maintenant proposer une vision complète des figures originales (ou degrés, mais le terme a disparu) de phénomènes et décliner en quoi consiste effectivement le dernier degré qu’est le phénomène inconditionné.

Pour distinguer les phénomènes, il faut repartir de leur définition, désormais rigoureusement établie à partir de la donation. Un phénomène est ce qui donne, se montre en soi et à partir de soi seul. Or, le degré de donation de l’automanifestation peut se mesurer selon la différence existant entre intention (apparition, essence, noèse) et intuition (apparaissant, remplissement, noème). Trois cas de figure sont envisageables selon que l’intention est plus riche, aussi riche ou plus pauvre que l’intuition.

Il y a d’abord les phénomènes pauvres en intuition : les idéalités logiques et mathématiques. Ils sont aussi certains que déficitaires en donation (p. 310-311).

Il y a ensuite les phénomènes communs dont l’intention est ici à la mesure du remplissement de l’intuition : tel est le cas des objets physiques, étudiés par les sciences de la nature, et des objets techniques (p. 311-314).

Il y a enfin les phénomènes saturés d’intuition, c’est-à-dire dont le remplissement déborde « toujours l’attente de l’intention » (p. 314). On peut les appeler paradoxes. En effet, étymologiquement, le para-doxe signifie ce qui va contre l’opinion ; or, le phénomène saturé est par excellence ce qui désarçonne toute prévision de l’intention, qui prévient toute représentation. A noter que les diverses caractéristiques du paradoxe correspondent aux déterminations générales du phénomène comme donné, de même que celles-ci répondaient aux différentes réduction du don, ce qui permet une mise en relation entre les Livres 2, 3 et 4 (p. 316-317) (cf. le tableau plus loin).

Après avoir décrit le paradoxe en général (p. 314-317), Marion en énumère cinq figures privilégiées. Puisque les catégories kantiennes constituent les déterminations que le phénomène transgresse, les quatre premières figures se prendront des catégories, et ne seront d’ailleurs pas plus hiérarchisés qu’elles. Mettons en perspective figures, catégories et déterminations : le phénomène historique est, par son imprévisibilité, le phénomène saturant la catégorie de la quantité et portant à son éminence l’événement ; l’idole est, par son éblouissement, le phénomène transgressant la qualité et portant à son excellence l’arrivage et l’incident ; la chair est, par son absoluité, le phénomène saturé s’arrachant à toute relationnalité et achevant le fait accompli ; enfin, l’icône (principalement le regard et le visage d’autrui) est, par son aspect irregardable et irréductible, le phénomène subvertissant toute modalité et accomplissant l’anamorphose (p. 318-325).

Puisque les catégories sont au nombre de quatre, il semblerait que l’on ait épuisé tous les types de phénomènes saturés. Pourtant, il demeure une dernière possibilité (§ 24). Pas plus que les catégories kantiennes, a-t-il été dit, les types de phénomène saturé ne comportent « aucune hiérarchie » (p. 317). En fait, déjà l’icône rassemble en elle les quatre espèces de saturation ; de plus, l’exposé montrait une progression implicite du phénomène vers le visage. D’où la question : si les paradoxes se graduent eux-mêmes selon qu’ils sont plus ou moins saturés, peut-on envisager un cas limite, maximal de saturation, libérant tout le possible de la phénoménalité ? Oui, répond Marion : le phénomène de la révélation (divine) qui, loin d’ajouter une autre catégorie à la saturation est celle-ci au second degré, la saturation de la saturation. La philosophie n’a bien sûr pas à en établir l’effectivité, qui est le propre de la théologie révélée, mais seulement d’en décrire la possibilité (p. 325-328).

Prenant le cas de la révélation chrétienne, il s’agit donc de confronter non pas le fait du Christ figure du Dieu invisible, que seule la foi peut attester, mais le phénomène du Christ, aux requêtes de la phénoménalité saturée établie avant. Or, la manifestation du Christ est tout à la fois parfaitement et totalement imprévisible, insupportable, absolue et irregardable (p. 329-335) [14].

 

 

 

Réductions du don (L. 2)

l’épochè du donataire

la recevabilité

la donabilité

l’épochè du donateur

Déterminations du donné (L. 3)

l’événement

l’arrivage et l’incident

le fait accompli

l’anamorphose

Catégories kantiennes

la quantité

la qualité

la relation

la modalité

Notes du phénomène saturé (L. 4)

l’invisable ou l’imprévisible

l’insupportable

l’absolu

l’irregardable et l’irréductible

Figures du phénomène saturé (L. 4) [15]

le phénomène historique

l’idole

la chair

l’icône

3) Critiques externes

a) L’enfant, un maître en réalisme

1’) Exposé doctrinal

D’un mot, l’enfant est notre maître, parce qu’il est non pas un adulte en puissance, mais l’être humain en régime de simplicité ou, pour le dire à la manière de Hegel, dans la forme de la simplicité. Trois penseurs hors normes l’ont établi – Siewerth [16], Ulrich [17] et Balthasar [18] – et un quatrième a partiellement recueilli leur héritage [19]. Son attitude spontanée possède une vérité indépassable, dit quelque chose de notre relation au vrai (comme au bien, etc.). Or, l’enfant est spontanément réaliste. Pour lui, indubitablement, l’existence de l’arbre devant lui n’est pas celle de l’arbre en lui. Donc, l’idéalisme est une attitude contre-nature.

Dans un de ses livres, Karl Jaspers parle d’une petite fille qui observe le jardin, lui tourne le dos, puis y retourne subrepticement par un détour pour savoir « quel aspect le jardin présente lorsque personne ne le regarde ».

2’) Confirmation a contrario : la modernité ou le cogito orphelin

L’idéalisme, comme le rationalisme cartésien, se construisent tous sur un arrachement à l’attitude spontanée de l’enfance. Henri Gouhier n’a pas craint de qualifier d’« infanticide » cette attitude d’esprit.[20]

Cela est vrai du cogito cartésien qui est orphelin [21].

 

« Et ainsi encore, je pensai que, pour ce que nous avons tous été enfants avant que d’être hommes, et qu’il nous a fallu longtemps être gouvernés par nos appétits et nos précepteurs, qui étaient souvent contraires les uns aux autres, et qui, ni les uns ni les autres, ne nous conseillaient peut-être pas toujours le meilleur, il est presque impossible que nos jugements soient si purs, ni si solides qu’ils auraient été, si nous avions eu l’usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous n’eussions jamais été conduits que par elle [22] ».

 

Cela est vrai du mot d’ordre des Lumières euphémisé par Kant : « Penser par soi-même ». Aude sapere !

3’) Un prolongement animalier ?

Je me demande s’il ne faudrait pas élaborer un argument à partir de l’animal. L’animal est spontanément réaliste : spontanément, il est tourné vers le dehors. Or, la sensation est une opération cognitive commune à l’homme et à l’animal.

4’) Objection et réponse. Le bébé philosophe

La phénoménologie n’a pas manqué d’attaquer cet argument qu’elle qualifie de naturaliste, chosiste, ingénu.

a’) Intention

L’on pourrait répondre en faisant appel aux études actuelles en psychologie comportementale du bébé. Celui-ci sait faire la différence entre le réel et le monde contrefactuel. Et ce pouvoir imaginatif caractérise en propre l’être humain [23].

D’abord, on peut faire remarquer, à la suite de ce que montre la psychologie de l’intelligence [24], que la confusion entre l’en-soi et le pour-moi s’arrête à 6 ans en général (le dépassement de l’état de fusion affective par l’Œdipe dont nous parle Freud vaudrait donc aussi pour le domaine du cognitif). En conséquence, faudrait-il voir dans l’idéalisme une régression de l’intelligence à l’âge de six ans ?!

Pionnière en matière de psychologie du développement, Alison Gopnik est professeur de psychologie cognitive et professeur de philosophie à l’université de Californie à Berkeley. Dans un ouvrage au titre accrocheur, Le bébé philosophe, elle s’appuie sur la description d’expériences pour expliquer l’aptitude des bébés à apprendre des concepts philosophiques tels que la vérité, la conscience, l’identité, l’amour et la moralité. Les jeunes enfants savent qu’il y a des règles à suivre et qu’elles peuvent être modifiées. C’est justement cette combinaison de profondeur morale et de flexibilité qui fait le propre de l’être humain.

b’) Thèse

La thèse de l’ouvrage est que le petit enfant (moins de cinq ans) et même le bébé (moins de trois ans) est aujourd’hui compris de manière nouvelle par la psychologie à l’égard de ce que pouvait en dire un Piaget ou un Freud. Alors que ces chercheurs en faisaient un être moins attentif, moins intelligent, moins imaginatif, voire pas du tout compétent au plan moral, il apparaît aujourd’hui que « d’une certaine façon, les jeunes enfants sont en fait plus intelligents, plus imaginatifs, plus compatissants et même plus conscients que ne le sont les adultes [25] ». C’est donc à toute nouvelle approche, que l’auteur n’hésite pas à qualifier de « philosophique » du bébé que nous sommes invités.

c’) Preuves expérimentales

Pour démontrer cette thèse inédite, l’un des arguments clés de ce livre, sinon son intuition centrale réside dans la capacité de l’enfant à la contre-factualité.

En effet, ce qui caractérise l’humanité en général et l’enfant en particulier est la plasticité singulière, la capacité extrême à changer. Le cerveau semble prédisposé à cela : en effet, ils présentent davantage de connexions que les cerveaux adultes ; or, ces circuits sont autant de possibilités à explorer. En revanche, au fur et à mesure de la croissance, les connexions moins visitées, moins utilisées sont élaguées. Les lobes frontaux sont plastiques [26] : « L’immaturité préfrontale donne aux enfants un statut de ‘superadultes’ [27] ». Du moins si l’on place la possibilité plus haut que l’effectuation…

Or, alors que Piaget et Freud muraient l’enfant dans le hic et nunc, les sciences cognitives ont établi de manière neuve que le tout jeune enfant d’une part est doué d’une vertigineuse capacité à multiplier les univers alternatifs, d’autre part, à ne jamais les confondre avec l’univers réel. Et l’on qualifie de « contrefactuel » toute possibilité non réalisée. Pour les adultes, le contrefactuel envahit beaucoup la pensée du passé, notamment sur le mode du regret. C’est ce qu’atteste la tristesse plus grande des médailles d’argent vis-à-vis des médailles de bronze [28]. C’est aussi ce que montre une expérience élaborée par le Prix Nobel de psychologie Daniel Kahneman [29]. Il raconte l’histoire suivante : « Mr Tees et Mr Crane sont tous deux dans un taxi et doivent prendre un avion qui décolle à 18 heures. Or, un embouteillage les fait arriver à 18 h. 30. Mr Tees apprend que son avion a décollé à l’heure, mais Mr Crane que son avion a été retardé et vient de décoller. Qui, des deux hommes, est le plus attristé ? » À peu près tout le monde répond que c’est Mr Crane. Or, les événements réels sont les mêmes pour les deux personnages, à savoir le fait qu’ils ont manqué leur avion. Par conséquent, la différence qui colore affectivement le vécu ne tient pas au monde réel, mais au monde possible, autrement dit le monde contrefactuel. Notons d’ailleurs que ce regret est particulièrement toxique : « Les mots les plus tristes que l’on puisse dire ou écrire sont ces quatre mots-là : ‘cela aurait pu être’ », chante Neil Young [30].

Inversement, pour les enfants, les contrefactuels servent à organiser l’avenir. On a pu l’observer dès l’âge de 18 mois. Alison Gopnik a inventé l’expérience suivante dans son laboratoire de Berkeley [31]. Elle se fonde sur le jeu qui consiste à passer des anneaux sur un piquet. À l’un d’eux est ajouté un adhésif qui bouche le trou et donc empêche qu’il soit enfilé par le piquet. Des bébés de 15 mois enfilent quelques anneaux, observent attentivement celui qui est bouché, cherchent pourtant à l’enfiler, une fois, puis, face à l’échec, de manière plus vigoureuse. Après avoir réussi avec un autre, ils reviennent avec l’anneau rétif. Mais le comportement des bébés de 18 mois est différent. Ils ne testent pas l’anneau bouché ; soit ils le jettent de manière ostentatoire, soit ils crient « Non ! ». Donc, contrairement à leurs homologues de 15 mois, ils ont imaginé ce qui passerait s’ils essayaient de l’enfiler. Ainsi, ils ont intérieurement construit le geste, autrement dit ce monde possible ou contrefactuel qu’ils ne peuvent pas accomplir dans le réel : le geste mental leur a suffi. De multiples autres expériences le confirment.

d’) Signe

On le sait, le monde de l’enfance est celui du jeu. Or, le jeu est le lieu où s’essaient les possibles.

Dès avant dix-huit mois, l’enfant « fait semblant ». par exemple, « un bébé d’un an et demi peut se peigner soigneusement les cheveux avec un crayon, ou poser sa tête sur un coussin et faire ostensiblement semblant de dormir tout en pouffant de rire [32] ». Or, faire semblant, c’est inventer un monde possible qui n’existe pas. Plus encore, le rire atteste bien que l’enfant distingue la fiction et la réalité. L’enfant sait qu’il fait semblant. Le psychologue Jacqui Woolley a élaboré l’expérience suivante. Des enfants se trouvent face à deux boîtes : une première contient réellement un crayon ; pour la deuxième, elle leur demande de faire comme si elle contenait un crayon. Puis, l’on ferme les deux boîtes. À ce moment, une assistante rentre et demande où trouver un crayon. Or, tous les enfants disent clairement la boîte qu’il faut ouvrir. Par conséquent, le tout jeune enfant sait bien distinguer ce qui est imaginaire de ce qui est réel [33].

e’) Finalité

Quelle est la finalité de ces mondes contrefactuels ? À quoi servent-ils ? La construction imaginative de ces mondes permet de comprendre le fonctionnement causal du monde. Là encore, nous nous heurtons à des préjugés profonds et anciens. Piaget pensait que les enfants n’ont accès qu’à un stade de précausalité. « Tout au contraire, les tout jeunes enfants débordent de curiosité à l’égard des causes [34] ». C’est ce qu’attestent leurs incessantes questions : « Pourquoi ? ». Le psychologue Henry Wellman a travaillé sur une base de données informatique recensant des centaines d’enregistrements de conversations de tous les jours tenues par des enfants de deux et trois ans. Il a établi qu’ils demandent autant qu’ils élaborent des dizaines d’explications causales quotidiennes : « Je ne l’ai pas renversé parce que je suis gentille », etc. [35]

Or, ces explications causales sont liées à la possibilité de créer des mondes contrefactuels. C’est ce que montre l’expérience du détecteur de bliquets inventée par Alison Gopnik [36]. Il s’agit d’une boîte qui s’allume et joue de la musique si on place dessus certains cubes plutôt que d’autres. Et ces cubes sont appelés, pour l’occasion, des bliquets. Dans un premier temps, les enfants sont très fascinés par cette machine qu’ils se mettent aussitôt à tester. Or, cette phase se déroule entièrement dans la réalité extramentale.

Dans une seconde phase, l’expérimentateur place un bliquet et un non-bliquet sur le cube. La machine se met à marcher. Or, un des enfants tout excité se met à dire : « Si tu n’avais pas mis le bliquet, mais seulement l’autre [c’est-à-dire le non-bliquet], cela n’aurait pas marché ». Par conséquent, l’enfant a inventé un contrefactuel qui lui permet de mieux savoir comment fonctionne la machine. D’autres expériences du même type que l’enfant est capable d’élaboration plus importante : par exemple, il sait si une machine se met en marche en actionnant un interrupteur ou au son de la voix.

f’) Application à l’idéalisme

Certes, tout ce que l’enfant connaît, se représente vient de ce qui advient à sa conscience. Toutefois, il sait bien faire la différence entre ce qui advient à sa seule imagination et ce qu’il a d’abord connu sensoriellement. Or, la différence vient de ce que la première représentation est sans référence externe et la seconde l’inclut. Ainsi, en distinguant ces deux expériences internes, l’enfant sait opérer une différence entre le monde réel et monde contrefactuel. Il est donc réaliste. Dit autrement, l’enfant distingue expressément le monde extramental du monde intramental des seuls flux de conscience – celui que seul l’idéalisme reconnaît.

b) L’indépendance du monde à l’égard des sens

John – et pas Winston – Churchill a proposé un argument anti-idéaliste dont Karl Popper affirme qu’il le « considère […] comme l’argument philosophique le plus solide et le plus ingénieux que je connaisse contre l’épistémologie subjectiviste » c’est-à-dire idéaliste. Lisons le résumé qu’il en propose :

 

« Il y a une méthode indépendante de nos sens physiques pour tester la réalité du soleil […]. Des astronomes prédisent au moyen de la pure raison qu’une tache noire passera sur le soleil un jour donné. Vous […] regardez et notre sens de la vue nous dit immédiatement que leurs calculs sont prouvés […]. Nous avons pris ce qu’on appelle dans l’établissement de cartes militaires un ‘relevé croisé’. Nous avons obtenu une preuve indépendante de la réalité du soleil. À mes métaphysiciens d’amis qui me disent que les données d’après lesquelles les astronomes firent leurs calculs furent nécessairement obtenues au départ au moyen de leurs sens, je rétorque : non. Elles peuvent, en théorie en tout cas, être obtenues par des calculatrices automatiques mises en fonctionnement par la lumière qui leur parvient, sans autre intervention des sens humains à un quelconque stade [37] ».

 

Mais il nous semble avoir moins de force que ce que prétend notre philosophe.

c) L’expérience affective

Dans l’une des scènes clés de Matrix I, Neo, en revenant-advenant dans le monde réel, vomit. « Bienvenue dans le monde réel », l’accueille Morpheus non sans ironie. Si le réel n’était que le produit de mes neurones ou de mon esprit, le choc ne serait pas aussi violent.

Une autre critique se fonde sur l’expérience affective du réel. Il note qu’il existe un « plaisir qu’on éprouve à rendre le monde intelligible ». Certains esprits contemporains se méfient de ce plaisir. Ainsi Antoine Danchin [un biologiste] a écrit :

 

« ‘Le réel ne parle pas.’ À cela j’aimerais répondre par un argument ‘darwinien’ : si le sentiment de plaisir que nous donne la compréhension d’un phénomène se révélait systématiquement trompeur – si l’intelligibilité ne correspondait pas ‘le plus souvent’ à la vérité –, comment notre espèce aurait-elle pu survivre et en arriver là où elle est [38] ? »

 

Le philosophe René Poirier fait de l’idéalisme une conséquence de la condition blessée de notre intelligence. En effet, l’obligation de faire des hypothèses métaphysiques vient de

 

« l’essence même de notre condition, qui met le connaître à la surface commune de l’être intérieur et de l’être extérieur, si bien que notre sentiment du moi comme notre certitude intellectuelle ne cessent d’être vécus instinctivement et inconsciemment que pour se refléter, dénaturés, phénoménalisés, dans le miroir brisé d’un univers matériel. Nous pouvons donc explorer en tout sens la vitre de notre représentation ou dessiner à sa surface –, suivant tous les styles possibles, elle n’en est pas moins infranchissable et il y a une transcendance obscure de toute espèce d’être à toute espèce d’expérience ; l’être est un éternel au-delà et son unité est un paradis perdu [39] ».

 

Poirier fait allusion au mythe de la Caverne [40] ou au mythe de la chute et de l’exil.

Il remarque aussi : « Et notre esprit lui-même ne prend figure que par notre invention […] Notre moi le plus intime n’est qu’une idée, un personnage que nous fabriquons et à qui nous attribuons les conduites de notre corps, et même les évidences intellectuelles qui définissent notre esprit [41] ».

Ce philosophe ne majore-t-il pas quelque peu la blessure de l’intelligence ?

d) La résistance du réel

Cette « révélation de l’être possédé par les choses, de l’être extramental, balaie d’un seul coup toute tentation d’idéalisme [42] ».

En fait, l’idéalisme germe plus aisément chez celui qui ne travaille que sur ses idées et qui n’a pas à se confronter voire à affronter la résistance de la matière. Autrement dit, le travail manuel me semble une excellente école de réalisme. C’est ce que le spécialiste de la psychologie de l’enfance Jean Chateau dit implicitement [43], non sans verser dans les excès du réductionnisme empiriste dont nous parlerons plus bas. Tel est son propos :

 

« Sans une éducation manuelle, sans cette lutte contre la terre et les saisons que le citadin ignore trop souvent, sans la fatigue qui noue les muscles et plie le dos, le monde n’est pas pour nous ce qu’il est vraiment en son existence inhumaine, ce qu’est la montagne pour le berger ou l’alpiniste, cn’eond de décor au bout de la plaine avec de beaux effets de lumière. La pensée naît du geste, elle reste toujours geste, et nous ne pouvons connaître, sentir et aimer les hommes et les choses si nous n’allons vers eux avec tout notre corps [44] ».

 

Quelle belle manière d’exprimer l’axiome scolastique selon lequel tout ce qui est dans l’intelligence vient des sens ! Il demeure que la pensée a une spécificité qui n’est pas réductible au travail des facultés sensibles que résument la notion de geste, et c’est là la limite empiriste des conclusions de Chateau.

Plus précisément, le vrai remède à l’idéalisme, à la pure transparence des idées déconnectées des leur origine matérielle extramentale est l’expérience du compagnonnage qui sait si bien allier la réflexion et le travail manuel, le théorique et le pratique [45].

Un autre argument est la charge ontologique de l’amour. Le seul intellect peut ne rencontrer que soi. Robert Spaemann remarque :

 

« Je crois qu’il n’y a que l’amour qui touche l’être comme être. Parce que l’amour est impossible sans la réalité de ce que j’aime. L’amour est une sorte de transcendance. Je ne peux aimer que le réel. Le vrai amour vise vraiment l’autre comme autre et non pas comme mon idée de lui [46] ».

e) Confirmation artistique. Le beau garde le réalisme

1’) Introduction. Intention (!)

Entendons-nous bien : le beau ne saurait constituer le devenir intentionnel ; il le signifie et il le garde. C’est intentionnellement que nous donnons une facture balthasarienne à notre thèse (ou problématique). Le philosophe juif George Steiner tente de retrouver le sens du sens, c’est-à-dire l’intelligibilité du monde et du langage ; plus encore, il défend l’harmonie des choses et du sujet, cela par la médiation de l’art. Relevons ce passage qui dévoile une intéressante filiation noétique entre littérature et philosophie et nous rappelle combien le soupçon a contribué à désarticuler le réel :

 

« Peu après que Baudelaire eut transcrit Poe le Platonicien, Rimbaud et Mallarmé rompirent souverainement le contrat entre le mot et le monde, entre le je et le moi. Sur cette brisure, nous vivons actuellement, plus ou moins consciemment ; et les grandes mythologies de la raison subversive et ironique forgées par Nietzsche puis par Freud se nourrissent de cette brisure, dont elles sont en quelque sorte le déploiement logique [47] ».

 

Nous n’envisagerons que le cas privilégié de la musique (et cela d’un point de vue psychologique). Pour cela, nous nous aiderons de l’exposé de Marie-France Castarède, membre du chœur de l’Orchestre de Paris, qui fait un juste procès d’une certaine musique contemporaine [48].

2’) Exposé

Il y a une musique naturelle de l’homme. Leonard Bernstein, le compositeur de la comédie musicale West Side Story, remarque : « Toute musique – qu’il s’agisse de musique folk, pop, symphonique, modale, tonale, atonale, polytonale, microtonale, bien ou mal tempérée, de musique d’un passé lointain ou d’un futur imminent – toute musique, donc, trouve son origine commune dans le phénomène universel de la série harmonique [49] ».

Or, certaines théories récentes tendent à établir une corrélation entre la perception de la hauteur des sons et les propriétés physiques du système auditif humain [50]. Il y aurait donc une préadaptation, une connaturalité entre l’objet connu et le sujet connaissant : celui-ci n’est pas pur créateur du sens.

3’) Conséquence et confirmation a contrario

La musique contemporaine, j’entends par là, la musique sérielle et consorts, est-elle acceptable ? En fait, elle se fonde sur un refus de cette adaptation mutuelle du sujet et de l’objet qui est l’essence de la connaissance et sur laquelle se fonde le beau : il est la joie de la faculté cognitive en acte de son objet ; il est le rayonnement de l’être qui fait jubiler le connaissant auquel il apparaît.

 

« De fait le dodécaphonisme et la création électro-acoustique ont ruiné ce qui, dans le système tonal, favorisait la perception musicale : les affinités naturelles propres à certains intervalles (octave, quinte, quarte…), les affinités fonctionnelles de la gamme tempérée (tonique, dominante, sensible…) qui se retrouvent dans les accords et les résolutions cadentielles [51] ».

 

Voici ce que déclarait l’un des compositeurs contemporains spécialistes en électro-acoustique désirant gardé l’anonymat :

 

« Ces recherches supposaient que disparaissent tous les points de repère habituels de l’auditeur, tout ce qui était facile à reconnaître, facile à se rappeler ; il fallait créer une musique amnésique, impossible à mémoriser, à chanter, à placer dans le corps de quelque manière que ce soit, ni rythmiquement, ni mélodiquement [52] ».

 

Theodor Adorno, philosophe de l’école de Francfort, n’accepte pas que la tonalité ait un fondement naturel [53], mais constate tout de même que cette musique déshumanise, en écartant le sujet : « Cette musique ne conserve l’image d’une humanité qu’à travers l’image – non figurative – de la déshumanisation [54] ». Il dit ailleurs, confirmant son jugement qui n’est donc pas pure fantaisie : « La véritable qualité d’une mélodie s’évalue d’après la mesure où l’on réussit à transposer dans le temps la relation quasi spatiale des intervalles. Cette relation, la technique dodécaphonique, par exemple la détruit, en profondeur ». En effet, « le détail mélodique dégénère en simple conséquence de la construction totale, sans plus avoir la moindre emprise sur celle-ci. Il devient image de cette sorte de progrès technique dont le monde est rempli [55] ». Un tel témoignage est de grand intérêt, venant d’un philosophe que l’on ne peut guère soupçonner de conservatisme.

4’) Cause psychologique

Notre auteur cherche une cause psychologique à cette dégradation de la musique actuelle : « Pour une part des compositeurs contemporains, leur musique ne donne-t-elle pas à entendre que le ‘miroir sonore’ de la mélodie maternelle n’a pas fonctionné –, traduisant à travers leur œuvre l’impossible communication vocale première et primordiale [56] ? » Il y aurait réduction, passage du monde de la musique à celui des bruits. C’est ce que dit Luciano Berio : « La voix chantée traditionnelle a toujours empêché le bruit d’entrer dans la conception musicale […]. C’est surtout au début de ce siècle que la musique a absorbé le bruit de façon organique, profonde, logique [57] ».

Or, c’est le signe d’une réelle dégénérescence. En effet, Donald Woods Winnicot nous apprend que le petit enfant « passe de l’état d’union avec la mère à l’état où il est en relation avec elle, en tant que quelque chose d’extérieur et de séparé [58] » par ce qu’il appelle des objets transitionnels.

 

« J’ai introduit les termes d’’objets transitionnels’ et de ‘phénomènes transitionnels’ pour désigner l’aire intermédiaire d’expérience qui se situe entre le pouce et l’ours en peluche, entre l’érotisme oral et la véritable relation d’objet, entre l’activité créatrice primaire et la projection de ce qui a déjà ét introjecté, entre l’ignorance primaire de la dette et la reconnaissance de celle-ci [59] ».

 

Appliquons le schéma de Winnicot à la musique ; nous trouvons la thèse de tout l’ouvrage : l’enfant passe du bruit à la voix par la médiation, l’objet transitionnel qu’est la mélodie. Plus précisément, la musique est objet transitionnel parce qu’elle permet d’apprivoiser le temps. En effet, devenir adulte c’est notamment savoir affronter le double roc de l’altérité et du temps. Winnicot, comme les psychanalystes, s’est surtout intéressé à l’altérité relationnelle, à la relation à la personne. Ici, Castarède émet l’hypothèse ingénieuse et prometteuse que la musique, la voix de la mère permet à l’enfant d’apprendre à accepter la distance du temps, à affronter la séparation.

En fait, Winnicot l’a déjà en partie fait remarquer :

 

« Partant de cette définition, le gazouillis du nouveau-né, la manière dont l’enfant plus grand reprend, au moment de s’endormir, son répertoire de chansons et de mélodies, tous ces comportements interviennent dans l’aire intermédiaire en tant que phénomènes transitionnels [60] ».

 

Gilles Deleuze constatait de son côté :

 

« Un enfant dans le noir, saisi par la peur, se rassure en chantonnant. Il marche, s’arrête au gré de sa chanson. Perdu, il s’abrite comme il peut ou s’oriente tant bien que mal avec sa petite chanson. Celle-ci est comme l’esquisse d’un centre stable et calme, stabilisant et calmant –, au sein du chaos. Il se peut que l’enfant saute en même temps qu’il chante, il accélère ou ralentit son allure ; mais c’est déjà la chanson qui est elle-même un saut : elle saute du chaos à un début d’ordre dans le chaos, elle risque aussi de se disloquer à chaque instant [61] ».

 

Il est d’ailleurs passionnant que les musiciens aient constaté combien la musique permet d’effectuer des passages. « L’art le plus fin et le plus profond, je voudrais le nommer maintenant l’art du passage, car toute la trame de mon art se compose de tels passages [62] ».

En conséquence, le retour au bruit et le retour du bruit constitue donc une régression infantile de la musique et, c’est l’hypothèse de notre auteur, de son compositeur.

4) Critique par les conséquences

Par ailleurs, la thèse idéaliste entraîne un certain nombre de conséquences délétères.

a) L’impossibilité de distinguer le vrai du faux

Le problème est alors de savoir comment on peut encore distinguer entre vérité et erreur. George Berkeley y parvient en disant que l’image est faible, confuse, désordonnée; ie, nous pouvons savoir que nous n’avons affaire qu’à des images et non à la réalité quand il y a un manque de liaison et d’unité de ce que nous percevons avec les occupations et événements antérieurs et ultérieurs de notre vie. La perception réelle se reconnaît donc, elle, grâce à la stabilité, l’ordre, la cohérence. c) Mais comment se fait-il encore que ces perceptions nous apparaissent comme des objets?Réponse de Berkeley (elle ressemble à la précédente) : certaines perceptions nous apparaissent comme étant constamment liées entre elles.

b) Le solipsisme

On objecte à l’idéalisme son solipsisme. Léon Brunschvicg a longtemps régné sur la philosophie française, notamment au jury de l’agrégation. Or, c’est un idéaliste post-kantien. Lors d’une séance de la Société française de philosophie, en 1921, Brunschvicg défendit sa thèse idéaliste, lorsqu’un des assistants, André Cresson lui posa l’objection classique : si le sujet est borné à ce qu’il connaît, si l’être n’est connaissable qu’à la mesure de ce que je connais, qu’en est-il de l’être d’autrui. Et Cresson de poser la question en termes concrets : pour le sujet connaissant qu’est Léon Brunschvicg, quelle existence accorde-t-il à cet autrui qu’est André Cresson ?

Il s’en suivit l’échange suivant dont nous avons le verbatim. Rien de plus intéressant que de t’entendre un philosophe parler et non plus écrire, c’est-à-dire défendre ses idées dans le cadre d’un dialogue :

 

« Léon Brunschvicg. – L’idée que j’ai de sa conscience est une pièce dans le système de mes jugements d’existence.

« André Cresson. – Je n’admets en aucune façon que je puisse être réduit à un jugement d’existence de la conscience de M. Brunschvicg, et je pense qu’aucune des personnes présentes n’est disposée à l’admettre pour son propre compte. Et assurément, pour être conséquent, M. Brunschvicg devrait déclarer que sa conscience est l’unique conscience et que la connaissance a pour seul but de faire de ses représentations un classement harmonieux pour son moi solitaire [63] ».

 

Ainsi, le monde de l’apparence où enclôt l’idéalisme condamne au solipsisme, et ultimement au panthéisme, comme le note Roger Verneaux [64] : « Tout philosophe a sa philosophie et celle de Spinoza », disait Henri Bergson en un mot célèbre et profond.

c) Plus, l’exclusion totale du sujet

L’exclusion va jusqu’à l’inclusion. L’idéaliste conséquence doit s’appliquer cette mise entre parenthèses. Cela est déjà vrai de l’Éthique de Spinoza. Aussi Kojève pouvait-il affirmer :

 

« L’Éthique explique tout, sauf la possibilité pour un homme vivant dans le temps de l’écrire. […] L’Éthique n’a pu être écrite, si elle est vraie, que par Dieu lui-même ; et, notons-le bien, par un Dieu non incarné. On peut donc formuler la différence entre Spinoza et Hegel de la manière suivante. Hegel devient Dieu en pensant ou écrivant la Logique ; ou, si l’on veut : c’est en devenant Dieu qu’il l’écrit ou la pense. Spinoza, par contre, doit être Dieu de toute éternité pour pouvoir écrire ou penser son Éthique [65] ».

 

C’est encore plus vrai de Hegel, non pas en la Phénoménologie de l’esprit, mais dans la Science de la logique où Hegel a pu écrire que son cteonu est « la représentation de Dieu tel qu’il est dans son être éternel avant la création de la nature et d’un esprit fini [66] ».

Une variante ne serait-elle pas l’autoréférence ? Ne serait-il pas intéressant de reprendre le fameux commentaire du tableau des Ménines par Foucault au premier chapitre de son maître-ouvrage pour critiquer cette théorie de la représentation qu’est au fond l’idéalisme ? Voici comment il achève son commentaire :

 

« Peut-être y a-t-il, dans ce tableau de Vélasquez, comme la représentation de la représentation classique, et la définition de l’espace qu’elle ouvre. Elle entreprend en effet de s’y représenter en tous ses éléments, avec ses images, les regards auxquels elle s’offre, les visages qu’elle rend visibles, les gestes qui la font naître. Mais là, dans cette dispersion qu’elle recueille et étale tout ensemble, un vide essentiel est impérieusement indiqué de toutes parts : la disparition nécessaire de ce qui la fonde, – de celui à qui elle ressemble et de celui aux yeux de qui elle n’est que ressemblance. Ce sujet même – qui est le même – a été clivé – et a été élidé. Et libre enfin de ce rapport qui l’enchaînait, la représentation peut se donner comme pure représentation [67] ».

d) La guerre des consciences

Vincent Descombes propose une autre critique par les conséquences : « La guerre des consciences est en germe dans le cogito cartésien [68] ». En effet, « dans la tradition cartésienne, le ‘je pense, je suis’ est à la fois l’origine et la règle de toute vérité ». Or, ce qui est principe et mesure est ce à quoi tout est relatif. Mais ce qui est relatif s’oppose à ce qui est absolu. Donc, le cogito est l’absolu – terme déjà présent dans les Regulae ad directionem ingenii et « destiné à une brillante carrière dans la philosophie moderne ». « Or, il ne peut pas y avoir simultanément plusieurs absolus ». Donc, il ne peut y avoir plusieurs égos. Par conséquent, chaque cogito est l’unique prétendant au trône. Or, la rivalité naît de la pluralité des prétendants. Donc, l’idéalisme n’est en rien la République des esprits, mais la monarchie d’un unique esprit qui rentre en rivalité avec les autres prétendants.

Voilà pourquoi la métaphysique idéaliste a donné une telle importance à la négativité et à la dialectique. Voilà pourquoi Hegel, Sartre, etc., définissent la liberté par la négativité. Voilà pourquoi un Kojève était fasciné par la guerre, plus encore par le sang : « Lors des événements de mai 1968, Kojève aurait dit, à ce qu’on raconte : le sang n’a pas coulé, il ne s’est donc rien passé [69] ». Voilà pourquoi il faisait de la dialectique de maîtrise et servitude ou plutôt du maître et de l’esclave (parce que Kojève avait le génie pour rendre concrètes, narratives et dramatiques, les dialectiques de Hegel) la clé de son interprétation de la Phénoménologie de l’esprit.

Cette fascination pour le néant a été illustrée par une image saisissante, inventée par Kojève et reprise abondamment par Sartre dans L’être et le néant :

 

« Prenons un anneau en or. Il a un trou, et ce trou est aussi essentiel à l’anneau que l’or : sans l’or, le ‘trou’ (qui n’existerait d’ailleurs pas) ne serait pas anneau ; mais, sans le trou, l’or (qui existerait néanmoins) ne serait pas anneau non plus. Mais si l’on a trouvé des atomes dasn l’or, il n’est nullement nécessaire de les chercher dans le trou. Et rien ne dit que l’or et le trou sont d’une seule et même manière (bien entendu il s’agit du trou en tant que ‘trou’, et non de l’air qui est ‘dans le trou’). Le trou est un néant qui ne subsiste (en tant que présence d’une absence) que grâce à l’or qui l’entoure. De même, l’Homme qui est Action pourrait être un néant qui ‘néantit’ dans l’être, grâce à l’être qu’il ‘nie’ [70] ».

e) La tentation suicidaire

S’il est cohérent avec son système, Hegel pense être Dieu. Or, nul ne se pense être Dieu sans devenir fou. Voilà pourquoi Kojève considérait comme important et révélateur que Hegel ait connu un épisode dépressif dans sa vie, entre 25 et 30 ans. Kojève y lit la tension entre ce devenir-Dieu, et la réalité de l’individu empirique « Hegel » [71]. En effet, le savoir absolu affirme : « Je suis tout ce qui est ». Or, l’universel s’oppose au singulier. Donc, Hegel doit nier sa singularité. Or, c’est névrogène.

Plus encore, combien de hégéliens, c’est-à-dire pas seulement des spécialistes d’histoire de la philosophie idéaliste, notamment Hegel, comme Bourgeois, Vetö ou Vieillard-Baron – qui semblent immunisés par leur posture historique –, ont traversé de tels épisodes dépressifs. C’est le cas d’André Léonard. D’où le besoin pour certains de sortir de Hegel par d’autres puissants philosophes : Kierkegaard, Balthasar, etc.

Les auteurs français, et notamment les écrivains, dont la sensibilité et le sens de leur singularité sont beaucoup plus vives que chez les philosophes ont été frappé par ce moment de folie traversé par Hegel et ont éprouvé cette impossibilité, là encore jusqu’à la dépression. Par exemple, Bataille écrit que, faisant l’expérience d’être Dieu, Hegel « crut deux ans devenir fou [72] ». Un certain nombre d’écrivains font remonter l’expérience de l’impossibilité d’écrire à cet épisode de la vie de Hegel, dont on trouve des traces chez Flaubert, à en croire Derrida [73]. Mallarmé en a aussi fait l’expérience en lisant Hegel à Tournon :

 

« Je viens de passer une année effrayante : ma Pensée s’est pensée, et est arrivée à une Conception pure. Tout ce que, par contrecoup, mon être a souffert, pendant cette longue agonie, est inénarrable, mais, heureusemnet, je suis parfaitement mort. […] Je suis maintenant impersonnel et non plus le Stéphane que tu as connu, mais une aptitude qu’a l’Univers à se voir et à se développer à travers ce qui fut moi [74] ».

f) L’impossibilité de la foi

Cette critique est bien entendu valable pour le seul croyant chrétien. L’idéalisme, à l’instar du scepticisme, est incompatible avec la foi chrétienne.

1’) Les affirmations magistérielles

La foi chrétienne requiert le réalisme [75]. C’est ce qu’affirme l’encyclique Fides et ratio, en positif et en négatif. En positif, puisqu’elle défend le réalisme :

 

« Précisément parce qu’il cherchait la vérité sans réserve, il sut, dans son réalisme, en reconnaître l’objectivité. Sa philosophie est vraiment celle de l’être et non du simple apparaître [76] ».

 

En négatif, Jean-Paul II critique l’idéalisme :

 

« Certains représentants de l’idéalisme ont cherché de diverses manières à transformer la foi et son contenu, y compris le mystère de la mort et de la résurrection de Jésus Christ, en structures dialectiques rationnellement concevables. À cette pensée se sont opposées diverses formes d’humanisme athée, philosophiquement structurées, qui ont présenté la foi comme nocive et aliénante pour le développement de la pleine rationalité [77] ».

 

Proust disait de la réalité qu’elle est « le pire de nos ennemis »…

2’) Exposé
a’) Le réalisme général de la foi

« Le réalisme […] (en tant qu’opposé à l’idéalisme) est sans aucun doute une exigence de la foi chrétienne [78] ». La raison en est simplement que le réalisme est une « doctrine qui admet un en soi des choses » versus leur réduction à des représentations de l’esprit. Or, Dieu, le Christ, etc. « sont pour la foi chrétienne des êtres réels [79] ».

Sous un titre trompeur [80], Tresmontant propose une approche systématisée des principales thèses philosophiques présentes dans le Magistère de l’Église. « La thèse […] est qu’il y a une philosophie chrétienne, et une seule. Autrement dit, que le christianisme comporte une structure métaphysique originale [81] ». Or, parmi celles-ci se trouve le réalisme. En effet, l’affirmation principale en gnoséologie est la capacité naturelle de l’intelligence à remonter jusqu’à l’existence de Dieu. « L’intelligence humaine, en dehors de toute manifestation surnaturelle de Dieu à l’homme, peut discerner la divinité et la puissance de celui qui opère depuis le commencement des temps [82] ».

Henri Hude propose au philosophe chrétien une voie originale vers le réalisme. Autrement dit, le réalisme est postulé implicitement par la foi chrétienne (de plus, il est demandé, au moins indirectement, au lu de certains documents magistériels, comme l’Encyclique de Pie XII Humani Generis, 1950)

« Jésus n’a pas apporté au monde et à ses disciples un corps de philosophie. Il a apporté une âme. Cette âme, c’est l’Amour. Cet amour est un fait. Ce fait est un principe. Ce principe a des conséquences ». Hude n’en compte pas mois de cinq : le pluralisme ontologique, la personne, le réalisme ontologique généralisé et le réalisme épistémologique ; enfin la liberté.

Attardons-nous sur le quatrième : « Quatrièmement l’amour exige que chacun des amants soit capable de se manifester à l’autre tel qu’il est. Et cela conduit à une solution réaliste du problème de la connaissance, qui toutefois ne doit pas oublier que l’être inclut dans son essence même le pouvoir de se manifester ».

Ces thèses cardinales de la philosophie chrétienne

 

« ne sont pas des articles de foi. Ce sont des thèses de philosophie. La doctrine de la foi peut renfermer des enseignements qui, une fois qu’ils auront été accueillis du fond du cœur par une âme philosophique, chemineront secrètement dans l’esprit en quête d’unité, et aideront au jaillissement d’une hypothèse philosophique [83] ».

b’) Le réalisme particulier de certains dogmes. L’Eucharistie

Pour Chapelle, la clé de l’herméneutique (et la réponse à ses dérives) est eucharistique [84].

En effet, le problème herméneutique est double, thématisé par Schleiermarcher. Le premier, d’origine kantienne, est que la relation entre le phénomène (le texte) et la réalité. En effet, la pensée ne s’exprime que dans l’usage d’une langue finie. Le second, d’origine spinoziste, vient de la relation entre le particulier et l’universel.

Or, la réponse définitive est fournie par l’Eucharistie : « recevoir la bonté des mots humains dans lesquels Dieu parle [85] ». Pour Chapelle, le « réalisme de la lettre […] est analogue à celui des oblats eucharistiques [86] ».

3’) Confirmation par quelques témoignages

Nous avons cité ci-dessus un témoignage anonyme contre l’idéalisme, ou plutôt d’une conversion de l’idéalisme au réalisme face au Saint-Sacrement à la basilique Montmartre.

Henri Bergson est, de son propre aveu, réaliste. C’est ce qu’il a écrit dans une lettre au père Gorce, en réponse à deux études publiées par celui-ci sous le titre : « Le néo-réalisme bergsonien-thomiste » [87] :

 

« Reste alors la question posée entre le réalisme et l’idéalisme. S’il faut choisir entre ces deux ‘ismes’, je n’hésite pas un seul instant : c’est au réalisme, et au réalisme le plus radical, que je rattache l’ensemble de mes vues. Je n’ai jamais pu considérer la connaissance comme une construction, et c’est pourquoi, avant même les réflexions sur le Temps qui furent mon point de départ et que j’expose dans l’introduction de La Pensée et le mouvant, j’avais rejeté le kantisme ou plutôt refusé de m’y arrêter, bien que la Critique de la raison pure inspirât alors aux philosophes un respect presque religieux [88] ».

5) Critique par la cause

Une dernière évaluation critique pourrait remonter jusqu’à l’origine de l’idéalisme et identifier en elle une attitude de l’esprit : une blessure profonde (donc subie) ; voire une défaillance (voulue) ?

a) L’idéalisme comme blessure de l’intellect

1’) Diagnostic

L’idalisme est plus qu’une mode de pensée ou un habitus national (par exemple allemand) : c’est une véritable maladie de l’esprit, ou, si l’on préfère, une blessure de l’intellect.

Osons l’affirmer : l’idéalisme est une blessure de l’intelligence : « Le plus grand dérèglement de l’esprit – dit Bossuet –, c’est de croire les choses parce qu’on veut qu’elles soient et non parce qu’on a vu qu’elle sont en effet [89] ».

Jacques Bouveresse dit être passé de l’idéalisme au réalisme. Il dévoile ainsi une racine de l’idéalisme qui est le mépris de l’ordinaire, du banal :

 

« Lorsque j’étais enfant, j’étais terriblement idéaliste […] : je trouvais la réalité ordinaire sans intérêt, vulgaire et plutôt méprisable. J’ai véritablement eu à me réconcilier plus tard avec la réalité […]. Cela m’a pris beaucoup de temps, mais je me suis remis, de plus en plus, à valoriser d’abord la réalité, la réalité concrète et à me méfier systématiquement de l’idéalisme ». Confirmation : « Qu’entendez-vous exactement par idéalisme ? – La dénégation de la réalité concrète au profit de réalités qui sont supposées être d’une espèce plus noble [90] ».

 

Clément Rosset confirme ce diagnostic :

 

« C’est un des mystères cachés à la condition humaine, et la définition de sa folie essentielle, que le domaine de l’inexistant ait presque toujours la part plus belle par rapport au domaine de l’existant [91] ».

 

Ludwig Wittgenstein fait de même :

 

« Cette chose qui va de soi, la vie, est censée être quelque chose d’accidentel, d’accessoire ; et, en revanche, ce sur quoi normalement je ne me casse jamais la tête, serait la chose proprement dite. C’est-à-dire, ce dont on ne peut pas, et ne veut pas, sortir pour aller au-delà, ne serait pas le monde [92] ».

 

Proust disait de la réalité qu’elle est « le pire de nos ennemis »…

Chantal Delsol tient que nous sortons enfin de la négation du réel, comme par exemple un Deleuze s’en est fait le chantre, dernier représentation de la crise de la vérité [93]. En exergue de son livre, cette réflexion de Vladimir Volkoff : « La révolte de Lucifer n’est pas la révolte du mal contre le bien, mais du bien contre l’être ».

 

« Les deux derniers siècles nous apprennent cette évidence : l’homme ne peut se révolter contre l’être. Nous avons acquis cette certitude non pas intellectuellement, mais par la brutalité de l’histoire, par les larmes et le sang. […] Les temps sont mûrs pour un nouveau réalisme. […] le réalisme de l’homme vraiment humble, prêt à assumer les nécessités du réel [94] ».

« Un peuple qui défigure le réel parce qu’il n’a pas envie de se trouver en face de la vérité nue devient vite la victime effarée de ses propres élucubrations [95] ».

2’) Confirmation par le remède
a’) Remèdes philosophiques

Clément Rosset parle avec humour d’un « principe de réalité suffisante [96] ». En ce sens, Nietzsche a raison de diagnostiquer cette tendance à mépriser ce monde pour des arrières-mondes.

Leibniz proposait aussi de rejeter les abstracta pour les remplacer par des termes concrets. C’est ainsi que dans les Nouveaux essais sur l’entendement humain, Leibniz emploie des exemples très concrets.

Ce qui est dommage, chez Bouveresse, c’est qu’il a identifié métaphysique, abstrait, hors réel, etc. Du moins son immense mérite est-il de montrer que Wittgenstein veut guérir et même convertir l’intelligence philosophique : par Wittgenstein s’opère « une conversion du regard » : « Wittgenstein dit explicitement qu’on ne peut pas espérer guérir les philosophes de la tentation d’attaquer le sens commun en réaffirmant simplement les positions du sens commun [97] ».

L’Aufklärer inquiet qu’est Lichtenberg avait une perception très aiguë des limites de la raison : « Aujourd’hui, on célèbre partout le savoir. Qui sait si un jour on ne créera pas des universités pour rétablir l’ancienne ignorance [98] ? »

b’) Remèdes spirituels

Le christianisme ne nous guérit pas de ce mépris du réel. De même qu’il nous a appris à aimer le récit simple du quotidien et à y discerner l’essentiel (cf. Auerbach). « Toute philosophie qui se respecte – écrit Balthasar – s’achève en idéalisme. Seule la Révélation lui ouvre les yeux pour un réalisme plus élevé [99] ».

C’est ce que montre la blessure que l’herméneutique cause à l’intelligence. Pour Chapelle, la clé de l’herméneutique (et la réponse à ses dérives) est eucharistique. En effet, le problème herméneutique est double, thématisé par Schleiermarcher. Le premier, d’origine kantienne, est que la relation entre le phénomène (le texte) et la réalité. En effet, la pensée ne s’exprime que dans l’usage d’une langue finie. Le second, d’origine spinoziste, vient de la relation entre le particulier et l’universel. Or, la réponse définitive est fournie par l’Eucharistie : « recevoir la bonté des mots humains dans lesquels Dieu parle [100] ». Pour Chapelle, le « réalisme de la lettre […] est analogue à celui des oblats eucharistiques [101] ». De fait, les paroles « Ceci est mon corps », « Ceci est mon sang versé pour vous » sont d’un réalisme époustouflant…

b) L’idéalisme comme choix

1’) Un exemple : Husserl

Le grand spécialiste notamment des débuts de la philosophie husserlienne Jean-Fançois Lavigne s’interroge : si toute transcendance de l’être est réductible à un produit intentionnel de constitution, comment éviter de faire de la raison humaine une illusion transcendantale ? La difficulté doctrinale se double d’une difficulté historique : le point de départ de Husserl est, avec la psychologie descriptive d’origine brentanienne qu’il pratique dans les Recherches logiques (1901), de nature réaliste ; pourtant, Husserl défend, avec la réduction, une théorie de la constitution comme idéalisme de la subjectivité transcendantale en un sens radicalement idéaliste. Comment expliquer ce qui est beaucoup plus qu’un cheminement et qui est un véritable tournant ? Comment un psychologue résolument réaliste de l’activité intentionnelle est-il devenu un disciple de Kant ? [102]

Jean-Fançois Lavigne répond en retraçant les différentes étapes qui vont des Recherches logiques, en 1901, où il est encore réaliste (le vécu subjectif intentionnel présente un mode d’être empirique) à la rupture et la « conversion » idéaliste. Il résume ce cheminement par hiatus dans sa conclusion à laquelle je renvoie [103].

Il en tire la conséquence réjouissante, dans une note finale aussi discrète que claire :

 

« La phénoménologie de Husserl a donc d’abord existé sous une forme non-transcendantale. Ce seul fait démontre qu’une phénoménologie non-transcendantale – et par conséquent, non idéaliste, ainsi qu’en général non subjectiviste – est possible. […] Il reste évidemment toujours loisible de considérer la phénoménologie transcendantalisées des Ideen comme la seule ‘véritable’ phénoménologie, ou la seule pensée de Husserl vraiment aboutie. On n’a pas à entrer ici dans un débat qui relève de la préférence personnelle. Aucun jugement de valeur sur tel ou tel état transitoire de la philosophie de Husserl ne peut rien changer à ce fait, que la version transcendantale de la phénoménologie n’est qu’un produit de transformation tardif de la psychologie descriptive ; et qu’à ce titre elle reste, en dépit de tout, en et en dépit surtout de la réduction – qui n’y change rien – dans la dépendance ontologique radicale du subjectivisme psychologiste d’où elle est partie ; et donc elle n’est ainsi jamais parvenue à s’affranchir réellement [104] ».

 

L’historien des idées affirme donc que, sous-jacente aux thèses husserliennes se rencontre une décision, une option : pour l’idéalisme ou le subjectivisme.

Explicitons la conclusion implicite : le constat historique, de facto, d’une phénoménologie réaliste dans la trajectoire husserlienne en montre la possibilité doctrinale, de iure.

2’) L’idéalisme comme posture morale ?

Osons poser la question : doit-on affirmer qu’il y a, dans l’idéalisme, un orgueil implicite ? Sans nier la part de vérité de l’idéalisme, l’intellect qui peine à être mesuré par le réel, se transforme en propre mesure de la signification. Loin d’être l’humble posture d’un esprit qui, dans sa finitude, limite son savoir, il serait une auto-affirmation ingrate, un coup de force par lequel il se fermerait à la donation du réel pour désormais le constituer. Un signe n’en serait-il pas « cette tendance générale en philosophie à être spontanément beaucoup plus abstrait qu’il n’est nécessaire [105] » ?

L’idéalisme ne nourrirait-il pas quelque affinité avec le mépris presque gnostique pour ce monde dans son humble matérialité et la fuite dans un autre monde, celui de la pensée, qui l’en préserverait ?

F) Conclusion

Les racines de l’idéalisme poussent loin en nous, ainsi que l’atteste l’exposé volontairement détaillé des arguments favorables. La véritable critique, voire la meilleure réfutation résident dans l’exposé que nous allons donner de la doctrine réaliste de la connaissance.

Hans Urs von Balthasar tente de répondre à l’idéalisme allemand en substituant à la dichotomie mortelle de l’être et de l’apparence (du noumène et du phénomène), le couple fond-apparition. Ainsi l’apparition me permet d’éviter le piège du réalisme naïf et absolu en affirmant la possibilité d’une accession à la chose en soi [106]. Comme l’observait déjà Kant avec justesse, il n’y a pas d’apparition sans quelque chose qui apparaisse.

G) Bibliographie

– Entrée « Objet », Encyclopaedia Universalis, Paris, 1980, vol. 11, p. 1023-125. Sur l’idéalisme, la transition kantienne. L’objet seulement donné n’est pas encore à proprement parler pensé ; voilà pourquoi il doit être construit. L’exposé montre comment sous l’influence kantienne, on est passé d’une conception prétendument passive de l’objet (la théorie réaliste) à une conception active où l’objet doit être construit.

– Roland Dalbiez, La méthode psychanalytique et la doctrine freudienne, Paris, DDB, 1936, tome 2. Critique, chapitre 1. Bon exposé.

– Aimé Forest, « L’exigence idéaliste de la philosophie contemporaine », Revue Philosophique de Louvain, 42 (1934) n° 1, p. 29-48.

– Ian Hacking, Representing and Intervening. Introductory Topics in the Philosophy of Natural Science, Cambridge University Science, 1983. Un réalisme qui ne nie pas la capacité d’intervention sur le réel, de construction.

– Donald W. Mertz, Realist Instance Ontology and its Logic, Frankfurt, Ontos Verlag, 2006.

– Isabelle Thomas-Fogiel, Le lieu de l’universel. Impasses du réalisme dans la philosophie contemporaine, coll. « L’ordre philosophique », Paris, Seuil, 2015 ; « L’opposition entre réalisme et idéalisme ? Genèse et structure d’un contresens », Revue de métaphysique et de morale, 95 (2017) n° 3, p. 393-426.

– Roger Verneaux, Épistémologie, 1ère partie, ch. 4. Cet exposé, lumineux et sapientiel, est celui d’un fin connaisseur de l’idéalisme moderne.

Pascal Ide

[1] Auguste Etcheverry, L’Idéalisme français contemporain, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », Paris, Félix Alcan, 1934, p. 193.

[2] Aimé Forest, « L’exigence idéaliste de la philosophie contemporaine », Revue Philosophique de Louvain, 42 (1934) n° 1, p. 29-48, ici p. 34-35.

[3] Elle correspond à la distinction du « connaissable en soi » et du « connaissable pour moi » selon Aristote (Physiques I, 1).

[4] Cité par Françoise Verny, Dieu existe je l’ai toujours trahi, Paris, Olivier Orban, 1992, p. 219.

[5] André Frossard, Le sel de la terre, p. 134-135.

[6] Cf. Isabelle Thomas-Fogiel, Le lieu de l’universel ; « L’opposition entre réalisme et idéalisme ? Genèse et structure d’un contresens », Revue de métaphysique et de morale, 95 (2017) n° 3, p. 393-426.

[7] Cf. entre autres, Jean-Louis Chrétien, L’appel et la réponse, coll. « Philosophie », Paris, Minuit, 1992.

[8] Cf. Emmanuel Falque, Éthique du corps épandu, et Sabine Fos-Falque, Une chair épandue sur le divan, Paris, Le Cerf, 2018.

[9] Cf. Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, Martinus Nijhoff, 1978.

[10] Emmanuel Levinas, De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, 1998, p. 162.

[11] Cf. Jean-Luc Marion, Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, coll. « Épiméthée », Paris, p.u.f., 1997.

[12] Jean-Luc Marion, Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation, coll. « Épiméthée », Paris, p.u.f., 1997. Les citations sont données dans le texte avec le numéro de page entre parenthèses. Qu’il soit bien entendu que les soulignements présents dans les citations sont aussi présents dans le texte, sauf mention expresse.

[13] Distinction qui recouvre pour une part la distinction scolastique du transcendantal et du catégorial.

[14] Voilà pourquoi la phénoménologie doit intégrer la possibilité de la révélation (p. 335-340). Il demeure une dernière question : pourquoi la donation s’accomplit-elle sans intuition ? (p. 340-341)

[15] A quoi il faut ajouter une cinquième figure, irréductible aux autres : la révélation.

[16] Cf. Gustav Siewerth, Metaphysik der Kindheit, Einsiedeln, Johannes, 1957 : Aux sources de l’amour. Métaphysique de l’enfance, présentation et trad. par Thierry Avalle, préliminaires d’Emmanuel Tourpe, coll. « Essais de l’École cathédrale », Saint Maur, Parole et silence, 2001.

[17] Cf. Ferdinand Ulrich, Der Mensch als Anfang. Zur Philosophischen Anthropologie der Kindheit, Einsiedeln, Johannes, 1970.

[18] Cf. Hans Urs von Balthasar, Wenn ihr nicht werdet wie dieses Kind, Ostfindern, Schwabenverlag, 1989, réédité coll. « Kriterien » n° 100, Einsiedeln et Freiburg im Breisgau, Johannes, 1998 : Si vous ne devenez comme cet enfant, trad. Jean-Louis Schlegel, Paris, DDB, 1989.

[19] Cf. Thierry Avalle, L’enfant, maître de simplicité, Saint Maur, Parole et Silence, 2009.

[20] Henri Gouhier, La pensée métaphysique de Descartes, p. 58, cité par Jean Borella, La crise du symbolisme religieux, Lausanne, L’Âge d’Homme 1990, . 144.

[21] Denis Biju-Duval, « Paternità di Dio e ‘Cogito’ filiale », Lateranum, 66 (2000) n° 1, p. 193-209. Je l’ai en texte.

[22] René Descartes, Discours de la méthode, restitution du texte par Etienne Gilson, Paris Vrin 1925, 51976, p. 13.

[23] Alison Gopnik, Le bébé philosophe, p. 36 et 61.

[24] Cf. Alain Danset, Eléments de psychologie du développement, p. 153-154.

[25] Alison Gopnik, Le bébé philosophe, p. 12.

[26] Cf. P. Shaw et al., « Intellectual Ability and Cortical Development in Children and Adolescents », Nature, 440 (2006) n° 7084, p. 676-679.

[27] Alison Gopnik, Le bébé philosophe, p. 21.

[28] Cf. Victoria Husted Medvec et al., « When Less Is More : Counterfactual Thinking and Satisfaction Among Olympic and Satisfaction Among Olympic Medalists », Journal of Personality and Social Psychology, 69 (1995) n° 4, p. 603-610.

[29] Cf. Amos Tverski et Daniel Kahneman, Judgment Under Unicertainty : Heuristics and Biases, Oxford (G.B.), Oregon Research Institute, 1973.

[30] Cité par Alison Gopnik, Le bébé philosophe, p. 33.

[31] Cf. Alison Gopnik et Andrew N. Melzoff, « Relations Beween Semantic and Cognitive Development in the One-Word Stage : the Specificity Hypothesis », Child Development, 57 (1986) n° 4, p. 1040-1053.

[32] Alison Gopnik, Le bébé philosophe, p. 39.

[33] Ibid., p. 43.

[34] Ibid., p. 48.

[35] Cf. Anne K. Hickling et Henry M. Wellman, « The Emergence of Children’s Causal Explanations and Theories : Evidence from Everyday Conversation », Developmental Psychology, 37 (2001) n° 5, p. 668-683.

[36] Cf. Alison Gopnik et al., « Causal Learning Mechanisms in Very Young Children : Two-, Three- and Four-Year-Old Infer Causal Relations from Patterns and Covariation », Developmental Psychology, 37 (2001) n° 5, p. 620-629.

[37] Karl Popper, La connaissance objective, trad. Catherine Bastyns, Bruxelles, Éd. Complexes, 1982, p. 53-54.

[38] René Thom, « La place d’une philosophie de la nature », Autrement. À quoi pensent les philosophes ? Interrogations Contemporaines, n° 102, novembre 1988, p. 130-136, ici p. 135.

[39] René Poirier, « La philosophie peut-elle être une science ? », Revue internationale de philosophie. La philosophie peut-elle être une science ?, 13 (1959) n° 47, p. 16.

[40] Platon, République, L. 7. Cf. René Poirier, « La philosophie peut-elle être une science ? », p. 13.

[41] René Poirier, « La philosophie peut-elle être une science ? », p. 14.

[42] Jacques Maritain, « Réflexions sur la nature blessée », Approches sans entraves, Paris, Fayard, 1973, p. 249-291, ici p. 271.

[43] Jean Chateau, Le réel et l’imaginaire dans le jeu de l’enfant. Essai sur la genèse de l’imagination, « Études de psychologie et de philosophie » n° VII, Paris, Vrin, 51975, p. 279-287 : « La pensée et le geste ».

[44] Ibid., p. 287.

[45] Cf. Bernard de Castéra, Le compagnonnage, coll. « Que sais-je ? » n° 1203, Paris, p.u.f., 62012, dans lequel l’auteur résume sa thèse de doctorat de philosophie sur ce sujet.

[46] Interviewé par Paulin Sabuy Sabangu, Nature, raison et personne. Une approche anthropologique d’après Robert Spaemann, Thèse pour le Doctorat de Philosophie, Faculté de philosophie de l’Université Pontificale de la Sainte Croix, Rome, 1998, p. 282-283.

[47] George Steiner, Réelles présences. Les arts du sens, coll. « NRF essais », Paris, Gallimard, 1991, p. 12. Souligné dans le texte.

[48] Marie-France Castarède, La voix et ses sortilèges, coll. « Confluents psychanalytiques », Paris, Les Belles Lettres, 1987, p. 252 s.

[49] Léonard Bernstein, La question sans réponse. Six conférences données à Harvard, trad. Odile Demange, Paris, Robert Laffont-Diapason, 1982, p. 39.

[50] Cf. John G. Roederer, Introduction to the physics and psychophysics of music, New York, Springer, 1975.

[51] La voix et ses sortilèges, p. 253.

[52] Cité par Pierre-Michel Menger, Le paradoxe du musicien, Paris, Flammarion, 1983, p. 218.

[53] Cf. Theodor W. Adorno, Quasi una fantasia. Écrits musicaux, trad. Jean- Louis Leleu, coll. « Bibliothèque des Idées », Paris, Gallimard, 1982, p. 284.

[54] Ibid., p. 278.

[55] Theodor W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, trad. Hans Hildenbrand et Alex Lindenberg, Paris, Gallimard, 1962, p. 83 et 85.

[56] Marie-France Castarède, La voix et ses sortilèges, p. 254-255.

[57] Interview dans Le Monde de la musique, n° 81 bis, septembre 1985, p. 103-104.

[58] Donald Woods Winnicot, Jeu et réalité. L’espace potentiel, trad. Claude Monod et Jean-Baptiste Pontalis, coll. « Connaissance de l’inconscient », Paris, Gallimard, 1975, p. 26.

[59] Ibid., p. 140.

[60] Ibid., p. 9.

[61] Gilles Deleuze, « De la ritournelle », Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 382.

[62] Richard Wagner, Lettre à Mathilde Wesendonck du 25 octobre 1855, cité par G. Brelet, Le temps musical, Paris, p.u.f., 1949, tome 2, p. 622.

[63] Bulletin de la Société française de philosophie, 1921, p. 5.

[64] Roger Verneaux, Épistémologie, p. 58.

[65] Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1947, p. 354.

[66] Wissenschaft der Logik, éd. Lasson, Meiner, tome 1, p. 31.

[67] Michel Foucault, Les mots et les choses, coll. « Tel », Paris, Gallimard, p. 31.

[68] Vincent Descombes, Le même et l’autre. Quarante-cinq ans de philosophie française (1933-1978), coll. « Critique », Paris, Minuit, 1979, p. 35. Les autres citations sont tirées de cette page.

[69] Ibid., p. 25.

[70] Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1947, p. 485, note.

[71] Cf. Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, Paris, Gallimard, 1947, p. 441.

[72] Georges Bataille, L’expérience intérieure, Paris, Gallimard, 1954, p. 140.

[73] Jacques Derrida, L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 12.

[74] Lettre à son ami Cazalis, 14 mai 1867.

[75] William P. Alston, « Realism and the Christian Faith », International Journal for Philosophy of Religion, 38 (1995) n° 1, p. 37-60 ; A Realist Conception of Truth, Ithaca, New York, Cornell University Press, 1996.

[76] Jean-Paul II, Lettre encyclique Fides et ratio aux évêques de l’église catholique sur les rapports entre la foi et la raison, 14 septembre 1998, n. 44, § 3.

[77] Ibid., n. 46, § 1.

[78] Joseph de Finance, « Réalisme chrétien », Dictionnaire de théologie fondamentale, René Latourelle et Rino Fisichella (éds.), Québec, Bellarmin, Paris, Le Cerf, 1992, p. 1010-1012, ici p. 1011.

[79] Ibid.

[80] Claude Tresmontant, Les idées maîtresses de la métaphysique chrétienne. Esquisse, Paris, Seuil, 1962, chap. 7 : « La doctrine de la connaissance. Le christianisme et la raison ».

[81] Claude Tresmontant, Les idées maîtresses de la métaphysique chrétienne. p. 11. Souligné dans le texte.

[82] Ibid., p. 91.

[83] Henri Hude, « La philosophie et le christianisme », in La philosophie d’inspiration chrétienne en France, Cahiers « Culture et religion », Paris, Desclée, 1988, p. 36-42 ; ici p. 40-42.

[84] Cf. l’article passionnant d’Alexandre Comte, « Herméneutique et Eucharistie chez Albert Chapelle », Nouvelle revue théologique, 135 (2013), p. 27-45.

[85] Ibid., p. 40.

[86] Ibid., p. 41.

[87] Sophia, Rome, 1934-1935.

[88] Henri Bergson, Lettre au P. Gorce, 16 août 1935. Citée avec l’autorisation de l’auteur par M. S. Gillet, Paul Valéry et la métaphysique, Paris, Flammarion, 1935, p. 50-51.

[89] Connaissance de Dieu, ch. 1, § 6.

[90] Jacques Bouveresse, Le philosophe et le réel. Entretiens avec Jean-Jacques Rosat, coll. « Philosophie », Paris, Hachette Littératures, 1998, p. 35. C’est moi qui souligne.

[91] Clément Rosset, Principes de sagesse et de folie, Paris, Minuit, 1991, p. 69.

[92] Ludwig Wittgenstein, « Philosophie », § 86-93, « Big Typescript », Philosophica I, TER, 1997, p. 38.

[93] Cf. Chantal Millon-Delsol, La politique dénaturée, coll. « Politique d’aujourd’hui », Paris, p.u.f., 1987, Prologue, p. 7 à 10.

[94] Chantal Millon-Delsol, La politique dénaturée, coll. « Politique d’aujourd’hui », Paris, p.u.f., 1987, p. 284.

[95] Ibid., p. 17.

[96] Clément Rosset, Le principe de cruauté, Paris, Minuit, 1988, chap. 1.

[97] Jacques Bouveresse, Le philosophe et le réel, p. 41. C’est moi qui souligne.

[98] Georg Christophe Litchtenberg, Schriften und Briefe, éd. Walter Promies, Carl Hanser Verlag, 1968, vol. 1, p. 441.

[99] Hans Urs von Balthasar, Grains de blé. Aphorismes, trad. Frances Georges-Catroux, Orbey, Arfuyen, 2003, II, n. 13, p. 59.

[100] Alexandre Comte, « Herméneutique et Eucharistie chez Albert Chapelle », Nouvelle revue théologique, 135 (2013), p. 27-45, ici p. 40.

[101] Ibid., p. 41.

[102] Plus rigoureusement encore, notre auteur pose quatre questions au terme de sa longue introduction : Jean-Fançois Lavigne, Husserl et la naissance de la phénoménologie (1900-1913). Des Recherches logiques aux Ideen : la genèse de l’idéalisme transcendantal phénoménologique, coll. « Épimethée », Paris, p.u.f., 2005, § 11, p. 99 s.

[103] Ibid., p. 719-725.

[104] Ibid., p. 724, note 1. Souligné dans le texte.

[105] Jacques Bouveresse, Le philosophe et le réel, p. 37.

[106] Cf. Phénoménologie de la vérité, Paris, Beauchesne, 1952, notamment la troisième partie sur « La vérité comme mystère ».

10.3.2025
 

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