Peut-on voir tous les films ?

(Article de Famille chrétienne, 1995)

Le film Seven a marqué, voire agressé, plus d’un spectateur. Ce fait invite à s’interroger sur les critères de visibilité d’un film. Sans nullement prétendre être exhaustif, en voici quelques-uns :

– Les sensibilités sont extrêmement diverses. Nikita (de Besson) qui occasionnera des nuits de cauchemars à une personne n’incommodera en rien une autre. La sensibilité à l’image est aussi variée que la sensibilité au beau ou à la souffrance. Elle est autant fonction de notre caractère que de notre trajectoire. Qui peut savoir ce que peut réveiller dans une âme l’abandon que subit Gelsomina dans l’admirable film de Fellini, La strada ? Il est donc irréaliste de généraliser : « Ce film ne m’a nullement gêné, donc il est visible par toute personne de mon âge. » Autrement dit, tout le monde ne peut pas voir tous les films.

– Mais certains peuvent-ils tout voir ? Le croire serait l’erreur symétrique. Certains films sont, absolument et en soi déstructurants, quels que soient le public, son âge, ses habitudes, etc. Des gros consommateurs de films pornographiques et d’hyperviolence, prétendant être devenus insensibles à l’agression des images, ont accepté de visionner ces films, avec un électroencéphalogramme sur le crâne. Leur cerveau réagissait de manière tout à fait significative en synchronisation avec chaque scène hard. Que l’on oublie certaines scènes traumatisantes d’Orange mécanique (de Kubrick) ne signifie pas qu’elles ne sont pas enfouies dans l’inconscient et qu’elles ne vont pas resurgir.

– Ne faut-il toutefois pas voir pour juger ? Que penser de l’argument de la curiosité ? Les anciens moralistes nous rappelaient qu’une mauvaise habitude peut se prendre au premier acte. Aller voir un film érotique pour information peut créer en soi un manque qui n’ira qu’en se creusant, une fragilité contre laquelle il sera plus difficile de lutter ultérieurement.

– Quel regard le film suscite sur la vie, sur la personne humaine ? Cette question éthique se double d’une question sociale. Le pape Jean XXIII disait qu’acheter un ticket de cinéma, c’est mettre un bulletin dans l’urne. Nous plébiscitons non seulement les films que nous voyons mais le genre littéraire de ces films : à ne visionner que des films speed et violents, on n’aide certes pas d’excellentes productions, peut-être moins spectaculaires…

– Un film dont on ne parle pas laisse plus de traces qu’un film dont on parle. La parole et l’écoute de l’avis d’autrui permettent une prise de recul à l’égard non seulement de son propre avis, mais de l’impact de l’image sur l’imagination. Nous dire à nous-même et mieux, à un autre, que telle scène nous a attristé et pourquoi elle nous a mis dans cet état affectif, c’est déjà nous en dégager. Ce n’est pas un hasard si, sous peine de fermeture, les salles de cinéma sont tenues d’être éclairées, au moment des publicités : la lumière permet le dialogue et donc une plus grande liberté par rapport à l’image publicitaire. Cette attitude est donc la reconnaissance de l’influence de l’image. Voilà pourquoi il est toujours souhaitable de parler d’un film, surtout s’il nous a marqué. Un jeune me disait un jour avoir vu 13 fois Le grand bleu de Besson ; lorsqu’il sortait du cinéma, il refusait de parler aux autres, pour rester « dans le film ». C’est cette relation fusionnelle à l’image qui aliène. La parole en libère pour une part.

– Max Scheler, le maître de Jean-Paul II, a montré que les valeurs morales ne sont jamais neutres sur le plan de la vie émotive ; elles comportent toujours une connotation affective. Par exemple, mentir s’accompagnera de tristesse ou de culpabilité, tel acte de compassion d’une joie. Or, l’affectivité joue une très grande place dans le film : si le « méchant » suscite la sympathie et le « bon » le dégoût, cela causera une gêne chez l’adulte et un profond malaise chez l’enfant ou l’adolescent qui raisonnent peu et sentent beaucoup. C’est pour cela qu’il était au minimum déstabilisant que, dans le film par ailleurs remarquable de Peter Weir, Le cercle des poètes disparus, le professeur Keating (Robin Williams) soit si sympathique, alors que sa philosophie de vie (le Carpe diem) l’est si peu, puisqu’elle conduit l’un de ses élèves, certes peu équilibré et peu écouté par sa famille, au suicide. Ce n’est donc pas d’abord la présence du mal dans un film qui est à proscrire, mais la manière dont il est présenté et affectivement investi.

A cet égard, David Fincher, le réalisateur de Seven, nourrit une attitude ambivalente, voire complaisante à l’égard du serial killer : entre séduction et répulsion. C’est l’une des sources du malaise que l’on peut sentir à l’issue du film. Un bon moyen de prendre de la distance est de se positionner comme nous avons tenté de le faire : se demander comment le film aurait pu se terminer autrement, en particulier de manière constructive, c’est faire preuve d’esprit critique et relativiser l’impact affectif du scénario.

Pascal Ide

3.4.2018
 

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