Maigrir efficacement et durablement. Ou comment les sciences incarnent la vertu (de sobriété) 4/4

E) Entrer dans l’authentique tempérance. La mise en œuvre éthique

Les moyens techniques ne sauraient suffire. Ainsi que le redira la conclusion (F), l’appel implicite à une démarche éthique est, selon moi, ce qui rend la démarche de Desmurget la plus crédible. En effet, le scientifique convoque implicitement la vertu de sobriété, en l’arrimant à une anthropologie et une éthique de la volonté. Il récuse ainsi implicitement la double amputation caractéristique de la philosophie cachée des régimes : une anthropologie réduisant l’homme à la seule sensibilité (manger sans se priver, une action dictée par le seul critère du plaisir) ; une éthique réduisant l’action au court terme qui est en fait une technique de la seule efficacité et de la seule rentabilité.

1) L’implication de la volonté

Si notre état pondéral tient à trois facteurs, génétiques, environnementaux et comportementaux, je ne peux agir que sur le troisième. C’est donc le changement du mode de vie qui changera notre poids, autrement dit, nous fera maigrir. Or, c’est la volonté qui décide de ce changement et de la mise en place de bonnes habitudes.

a) La décision

Les changements de comportementaux requièrent des décisions. Ce que la philosophie morale affirme, la psychologie behavioriste le confirme aujourd’hui massivement [1]. Par exemple, prendre l’escalier plutôt que l’ascenseur requiert que je le décide.

Toutefois, toute intention ne se traduit pas en action, en exécution, ainsi que l’expérience l’atteste [2]. La mise en œuvre de la décision rencontre plusieurs obstacles. D’abord, de nombreux actes sont inconscients et indélibérés ; les études montrent que nos actes intentionnels représentent entre 20 et 30 % du total de nos actes [3]. Par exemple, même si nous avons décidé de monter à pied, l’habitude prend le dessus. Par ailleurs, multiples sont les signaux infraliminaux commandant notre conduite alimentaire [4]. Ensuite, la motivation s’érode avec le temps, et les bonnes décisions alimentaires de même [5]. Enfin, la volonté lutte difficilement contre les comportements les plus routiniers [6].

b) La motivation

Nous l’avons vu : c’est la finalité – donc la motivation – qui décide des moyens. Bon nombre de personnes sont dépendantes de l’opinion d’autrui et du regard d’autrui en matière de poids et donc d’alimentation. Par exemple, une personne maigrira pour se conformer aux attentes de son conjoint ou de l’image médiatique. Or, les études montrent que plus la personne agit pour elle, c’est-à-dire pour sa propre santé, et plus l’effort sera bénéfique [7].

De même, plus la motivation est extrinsèque, par exemple la récompense financière, la jouissance, moins la méthode est efficace [8], voire délétère [9]. Il y va ici de la loi générale selon laquelle les seules motivations durables sont intrinsèques (cf. l’étude sur le site : « Le bonheur maximal. La théorie du flow »).

c) Prévenir la tentation

Une des causes de chute ou rechute est liée à la tentation et notamment la tentation qui n’a pas été prévenue. Plusieurs moyens permettent d’anticiper [10] :

  1. Faire ses courses sans avoir faim et avec une liste précise. Pas d’achat impulsif. Impulsion : compulsion.
  2. En cas de repas à l’extérieur, prévoir a priori la conduite à tenir (par exemple : je ne prendrai pas de dessert).
  3. En cas de fringale, prévoir un coupe-faim (par exemple : je mangerai un fruit, j’irai marcher).
  4. Ne pas stocker chez soi des aliments fortement obésigènes (chips, biscuits, charcuterie, etc.).
  5. Cacher les aliments, surtout les plus propices au grignotage.
d) Lutter contre la tentation
  1. Si la tentation est forte, convertir cet appétissant dessert en temps d’exercice physique (par exemple : un fondant au chocolat, c’est une heure de vélo stationnaire…) ou en équivalent calorique, nutritif (ledit fondant au chocolat équivaut à un repas complet : 150 g de filet de poulet + 500 g de haricots verts + 300 g de framboises fraîches !).
  2. Mémoriser la dernière fois que nous avons mangé.
  3. Inversement, se projeter dans le futur : après la minute passée à goûter cette barre Mars, comment se sentira-t-on, parfois pendant des heures, d’avoir craqué ? Inversement, quelle fierté ressentira-t-on d’avoir résisté ?

2) La mise en place de la vertu

C’est dans ce cadre volontaire que s’insère la vertu. On appelle vertu une bonne habitude, un bon pli.

a) Éloge de l’habitude

Desmurget se livre à une véritable apologie de la vertu en ses différenes phases :

 

« Au début, comme cela s’est produit lorsque vous avez appris à conduire, vous serez contraint à un fort investissement intellectuel. Il vous faudra être attentif à ce que vous mangez et buvez. Il vous faudra apprendre à construire votre régime au jour le jour en fonction de vos goûts, de vos objectifs et du temps dont vous disposez (ou non) pour cuisiner. Mais, petit à petit, les choses s’automatiseront, jusqu’à devenir quasiment machinales. Quand cela arrivera, après quelques semaines d’application, souvent bien avant l’accomplissement total du processus d’amaigrissement, ce sera le signe que vous avez fait le plus dur [11] ».

 

La vertu est une disposition permanente et non pas temporaire. Or, un certain nombre de techniques non seulement promettent un résultat rapide, mais incitent la personne à reprendre ses mauvaises habitudes (grignoter). Or, une large méta-analyse a montré que

 

« lorsque les institutions – familles, écoles, entreprises et équipes sportives, par exemple – se focalisent sur le court terme et choisissent de contrôler le comportement des gens, elles courent le risque d’exercer une action négative substantielle à long terme [12] ».

b) Mettre en place de bonnes habitudes

La vie d’une habitude suit une courbe conjuguant effort et temps. Assurément, au point de départ, la mise en place est coûteuse. Puis, l’effort s’amenuise progressivement [13]. Enfin, la pleine automaticité est acquise après deux à trois mois en moyenne [14].

De ce point de vue, l’exemple des appétences alimentaires est parlant et stimulant. L’on croit souvent irrésistible l’attrait pour les aliments obésigènes, l’on pense impossible la résistance à l’attrait d’une tablette de chocolat, etc. Pourtant, l’application de la loi et des constats ci-dessus montrent que l’on peut substituer une orientation, en l’occurrence pour les aliments gras ou riches en sucres ajoutés, par une autre qui est diététiquement saine en trois mois. Et les études le confirment [15] ; la réponse salivaire diminue à la présentation des produits obésigènes [16]. De fait, les études en neurosciences montrent que les circuits dits de la récompense apprennent à répondre à des aliments considérés avant comme peu attractifs [17].

Conclusion : si, spontanément, nous mangeons ce que nous aimons, en changeant d’habitude, nous finissons par aimer ce que nous mangeons [18] ; même les goûts alimentaires mis en place précocément et considérés comme indéboulonnables changent avec le temps ; ce qui fut mis en place de manière acquise peut être défait de manière acquise.

c) Déconditionner les mauvaises habitudes

La mise en place des bons plis doit aussi s’accompagner de la dissolution des vices.

Une première tactique travaille sur l’amont, c’est-à-dire sur la tentation. Il s’agit d’éviter les situations périlleuses [19]. Par exemple, l’un des pièges par excellence est le « buffet à volonté » [20]. Selon le bon conseil des Pères du dessert, pardon, du désert, le « salut » consiste dans la fuite, c’est-à-dire l’évitement. Dans le même ordre d’idées, face à une tentation, le meilleur moyen est de ne pas discuter comme Ève avec le serpent (cf. Gn 3,1-6) : tôt ou tard, nous cèderons. Il est d’ailleurs significatif que Desmurget cite L’imitation de Jésus-Christ :

 

« Il faut veiller cependant, surtout au commencement de la tentation, car on triomphe beaucoup plus facilement de l’ennemi, si on ne le laisse point pénétrer dans l’âme, et si on le repousse à l’instant même où il se présente pour entrer. C’est ce qui a fait dire à un ancien : « Arrêtez le mal dès son origine ; le remède vient trop tard quand le mal s’est accru par de longs délais ». (Ovide) D’abord une simple pensée s’offre à l’esprit, puis une vive imagination, ensuite le plaisir et le mouvement déréglé, et le consentement. Ainsi peu à peu l’ennemi envahit toute l’âme, lorsqu’on ne lui résiste pas dès le commencement. Plus on met de retard et de langueur à le repousser, plus on s’affaiblit chaque jour, et plus l’ennemi devient fort contre nous [21] ».

 

Une deuxième tactique travaille sur l’habitude elle-même. Je renvoie, pour le détail, à mon étude sur Charles Duhigg, Le pouvoir de l’habitude [22] : « Comment changer efficacement d’habitude ? Les enseignements des neurosciences ». Le principe est le suivant : il ne s’agit pas de se priver, mais de remplacer une habitude par une autre. Concrètement, il s’agit donc non pas de se priver, mais de remplacer la chouquette par une pomme.

d) Contre la toute-puissance, le juste milieu

La vertu morale se tient toujours dans un juste milieu. C’est ainsi que le contraire de la douceur est, certes, la dureté, mais aussi la mollesse. Nous avons d’ailleurs vu au tout début que les pathologies de l’alimentation ne se réduisaient pas au seul excès (surpoids, obésité), mais incluaient aussi les déprivations jusqu’à l’anorexie, donc le défaut.

En effet, il y a une obsession du manger sain [23], des ayatollas de la diététique, des granivores compulsifs, des Khmers verts, etc.

Ne rêvons pas non plus de tout contrôler. Les mécanismes incitatifs sont tellement nombreux, insidieux, inconscients. Par exemple, une personne qui attend sa pizza au restaurant boira deux fois plus si les gens qui patientent silencieusement à l’entrée que vous finissiez, alors que vous ne les avez même pas remarqués sont souriants plutôt que renfrognés [24] ; celui qui a mal dormi la nuit précédente a beaucoup plus de chance de compenser par une surcompensation en nourriture le lendemain [25] ; si, dans un bar, la sono est un peu plus fort que l’accoutumé, et parfois en-deçà de votre seuil de conscience, vous boirez 30 à 40 % plus d’alcool [26] ; si, dans le même bar, on joue un air de musique français ou allemand, vous avez 85 % de chance de prendre un vin français dans le premier cas et 35 % dans le second [27].

e) Vertu, une bonne attitude pour toujours

Desmurget précise avec force, ce qui est une caractéristique même de la vertu. « Le déficit calorique […] n’a pas vocation à être transitoire. Il se veut définitif au sens où le sujet va devoir le supporter sa vie durant s’il prétend ne pas regrossir [28] ». Une comparaison peut être utile. Ce qui est vrai de la personne obèse vaut aussi pour la personne qui est douée d’un poids normal : commencer à s’autoriser des écarts alimentaires et c’est se retrouver assurément en surpoids d’ici peu de temps. Donc, la mesure ici indiquée qui semble exorbitante est en fait universelle.

Prenons aussi une analogie. Devenir tempérant, chaste, ce n’est pas s’autoriser à être adultère de temps en temps, beaucoup moins qu’avant, c’est définitivement abandonner la trahison du lien. Devenir doux (ce qui n’est pas mou), ce n’est pas se donner le droit de piquer de temps en temps des colères, c’est définitifivement abandonner ces colères démesurées.

F) Relecture philosophique

Les développements qui précèdent conjuguent une double perspective : scientifique et pratique. Ils se suffisent à eux-mêmes. Mais comment ne susciteraient-ils pas en moi une réflexion de sagesse de nature philosophique ? Tout chercheur porte en lui une philosophie masquée. Celle de Desmurget consonne en profondeur avec une anthropologie de la nature humaine (non sans souffrir d’une dénaturation dualiste) et une éthique de la vertu.

1) Anthropologique

a) En négatif

L’interprétation que Desmurget donne de la manière de maigrir est très révélatrice d’une conception dualiste et, au fond, méprisante du corps humain. En effet, il parle de celui-ci comme d’ « une mécanique à la fois merveilleusement complexe et désespérément stupide », puisqu’« il se révèle parfaitement incapable de faire la différence entre famine involontairement endurée et amaigrissement sciemment poursuivi [29] ». L’organisme n’est pas seulement sot, il est méchant. C’est ainsi qu’il parle des « foudres vengeresses de la machinerie métabolique [30] ». La conséquence en est une relation de mensonge entre l’homme et la nature : le scientifique ne cesse de dire que, pour maigrir, il faut tromper notre organisme [31]. Un exemple parmi beaucoup : « Si vous mangez un peu moins et/ou buvez un peu plus, il [le système de contrôle du poids] ne verra rien [32] ».

Nous proposons une interprétation tout autre et beaucoup plus unifiée.

D’abord, ce que Desmurget interprète comme stupide est simplement cette caractéristique de la nature que les médiévaux, suivant Aristote, traduisaient par la formule : « la nature est déterminée ad unum » (par exemple, une pierre n’a pas le « choix » : elle ne peut que tomber, c’est-à-dire être attirée par la Terre), alors que la liberté, est ouverte à la pluralité. En-deçà de la distinction moderne entre nécessité et liberté, c’est la différence entre unité et pluralité qui notifie le couple nature-esprit.

Ensuite, lorsque l’organisme se défend contre l’amaigrissement trop abrupt, son action n’est pas « stupide », mais sensée. En effet, il poursuit une finalité : la conservation de son être. Or, est insensé ce qui est dénué de sens, c’est-à-dire de signification et d’orientation.

Enfin, Desmurget est involontairement le fils de Descartes ou plutôt de la modernité qui continue à régner dans la biologie en général et dans les neurosciences en particulier.

b) En positif

L’échec des régimes atteste en positif que l’organisme humain est très armé pour conserver son être. Le conatus essendi est à ce point enraciné dans l’être que même le corps a multiplié les médiations physiologiques pour l’assurer. Il y a, dans le corps et le psychisme une inclination à durer et durer sur le très long terme, en fait, coextensif à la durée totale de l’organisme.

Il montre aussi que l’alimentation est un, ou plutôt le, besoin fondamental de l’organisme vivant.

La lutte du corps contre les déperditions trop rapides de poids montre aussi la puissance de la nature face à la volonté. Nous avons vu ci-dessus que, dans la quasi-totalité des cas, il sort vainqueur de ce combat contre les résolutions, même sur le long terme. En vérité, il faut dire que, dans 5 % des cas, le corps échoue ; en termes positifs, « 5 % des personnes qui essayent de perdre du poids réussissent [33] ». Est-ce à dire que seulement 1 personne sur 20 est vertueuse ? Nous avons vu que ce n’est pas là la juste interprétation. D’autant que, selon une morale de la liberté de qualité, la vertu s’enracine dans la nature, précisément les inclinations naturelles ; or, celles-ci se produisent dans la majorité des cas, la nature est ce qui arrive le plus fréquemment.

Le fait que l’amaigrissement cause un effet rebond, c’est-à-dire conduit à ce que l’organisme surcompense, montre une loi de la nature : la réserve. Cette loi est elle-même une application de la loi de sucroît ou d’excès, qui est celle même de la générosité. Elle vaut tant dans l’agir (la nature multiplie les chemins, les possibilités, pour rejoindre la finalité) que dans l’être (le corps garde en lui de quoi subsister en cas d’épreuve, conserver son être un temps prolongé). Pour prendre un exemple concernant l’alimentation. Le corps humain garde en lui 40 jours de réserve avant que le jeûne ne devienne toxique, c’est-à-dire n’oblige à entamer les réserves vitales.

Enfin, ces lois anthropologiques sont, pour un certain nombre, des lois cosmologiques, c’est-à-dire communes à tous les êtres naturels, ou du moins aux êtres animés.

2) Éthique

Beaucoup fut dit, chemin faisant. Reprenons de manière synthétique.

a) Éthique ou technique ?

Notre monde de l’hyperconsommation et, derrière, de l’hypercontrôle (« Nous sommes comme les maîtres et possesseurs de la nature ») a engendré non seulement un primat du pratique sur le contemplatif, mais du faire sur l’agir. En termes concrets, tout est question de technique, de méthode. Celle-ci cherche à transformer le plus rapidement et le plus efficacement une matière ou une nature rétive qu’il s’agit de plier à notre désir tout-puissant. Or, le corps humain fait partie de ces matières ou de ces choses de la nature et la fonction nutritive est la fonction physiologique fondamentale de l’organisme. Face à l’homme dressé (vertical), le corps doit être dressé (dompté) [34]. Le régime alimentaire relève donc de ces méthodes ou techniques dont raffole notre vision dualiste (l’homme dominateur contre le corps-nature dominé). Il participe de la même violence, de la même impatience et du même mensonge illusoire.

Là contre, nous sommes « un de corps et d’âme [35] ». Le corps – comme, mutatis mutandis, la nature qui nous est extérieure – demande à être traité non pas comme un autre, mais comme nous-même. Pour reprendre une distinction d’Aristote, le gouvernement de nous-même est une et non pas un despotisme tyrannique, mais une douce paternité. Or, nous le rappelions, la nutrition est l’opération végétative fondamentale. Et cela est a fortiori vrai de nos émotions et de nos sentiments. Or, l’alimentation suscite le plaisir de manger, qui est principalement un plaisir gustatif. Il s’agit donc non pas de dominer nos fonctions physiologiquement ou notre plaisir à manger, mais de les intégrer. Or, telle est l’œuvre de la vertu, ainsi que nous allons le redire. Ainsi, nous allons substituer à cette vision hypertechniciste de l’alimentation qu’est le régime une vision éthique centrée sur la vertu.

Est-ce à dire qu’il faille opposer la vision technique du régime à la vision éthique de la vertu ? Il ne s’agit pas d’opposer, mais d’intégrer. Autrement dit, l’éthique de la vertu n’est pas technophobe. Le régime est, plus, doit être intégré au titre de technique adjuvante. Concrètement, celui qui veut et doit maigrir, surtout si c’est beaucoup, devra nécessairement faire appel à un certain nombre de recettes, techniques. Mais s’il ne le fait pas dans le cadre plus global de la vertu, ses bonnes résolutions seront totalement inefficaces.

Certes, dans une perspective polémique dont il est coutumier (l’ouvrage sur la télévision qui fut évoqué plus haut l’atteste), Michel Desmurget paraît s’opposer à tout régime en parlant d’antirégime. Mais cette vision vient autant de son tempérament réactif que de son ignorance des catégories philosophiques. Nombre de notations de son livre montre qu’il participe sans le savoir à cette vision vertueuse que, il y a 24 siècles, Aristote élabora dans l’Éthique à Nicomaque. Quoi qu’il en soit, l’ordre de notre exposé – moyens techniques (C et D) et cheminement éthique (E) – atteste notre volonté de conjuguer et non pas d’exclure.

b) La tentation

En fait, la vision classique, surtout si l’on intègre la théologie morale, est plus dynamique. Elle ne se limite pas à l’acquisition de vertus, d’un art de vivre (ce que la philosophie morale actuelle appelle, d’une expression ambiguë, puisqu’elle se veut ici positive, le perfectionnisme moral) ; mais elle intègre aussi un combat contre son opposé, les vices ou mauvaises habitudes. Elle sait que la vertu n’est pas seulement un passage des « virtualités aux virtuosités » (Jean-Louis Bruguès), c’est-à-dire que la mise en place de l’agir vertueux ne se limite pas à un passage de la puissance à l’acte, de l’indétermination à la détermination, mais qu’elle est un passage du vice à la vertu, de l’ombre à la lumière. En termes de théologie spirituelle, elle suppose aussi un combat contre la tentation.

Par exemple, ce que la psychologie comportementale appelle amorçage ou priming (cf. plus haut) retrouve une notion bien connue de la théologie morale, la valide et l’enrichit : la tentation. La loi anthropologique sous-jacente est bien établie en philosophie : l’affect (ici le désir) suit la connaissance (le stimulus).

c) La vertu

Michel Desmurget propose sans le savoir une véritable éthique de la vertu qui fut récemment redécouverte par les philosophes américains dits communautaristes, comme Alasdair McIntyre [36]. L’antirégime qu’il propose, dont on a vu qu’il s’agit plutôt d’un régime intégré dans la vertu en présente toutes les caractéristiques : il est une culture intérieure, un art de vivre ; il n’est pas pour un temps, mais pour toujours ; il ne fait pas appel à la seule connaissance de règles, mais à une discipline de la volonté ; il s’installe non pas brutalement, mais lentement ; son acquisition est coûteuse, mais sa possession est joyeuse ; sa mise en place se fonde sur une vision de l’homme unifiée (le corps et les émotions ne sont pas des ennemis, mais des amis ou plutôt des enfants capricieux) ; il suppose une vision, c’est-à-dire une connaissance, plus, une compréhension, du bien de l’homme, ce que Desmurget appelle une « conscience nutritionnelle » (autrement dit, plus l’homme est conscient et libre, plus il sera vertueux) ; il se situe dans un juste milieu entre l’excès (ici calorique, pondéral, mais aussi hédoniste, etc.) et le défaut (calorique, etc.) ; autrement dit, la vertu est le lieu de la mesure.

En revanche, nous nous opposons sur un point à la vision de Desmurget. Celui-ci souligne souvent le caractère automatique de la disposition ; plus encore, il cherche à mettre en place des routines qui libèrent l’esprit de la pesanteur des techniques. L’intention est louable et relève de la loi énoncée ci-dessus selon laquelle l’acquisition est coûteuse et la possession (aussi appelée fruition) goûteuse ; mais elle participe aussi d’une conception encore consumériste de l’humanité, de la conviction que l’homme ne fonctionne qu’au principe de plaisir et qu’il faut minimiser le principe de réalité (bien que notre auteur y fasse allusion). Toutefois, la vertu n’est pas une habitude, mais un habitus. Si la première va vers l’automatique, la seconde requiert toujours plus de conscience. Mais, redisons-le, grâce à l’intégration, l’habitus est toujours plus léger et le vécu de l’homme plus unifié.

d) La sobriété

Ces obsersvations valent pour toutes les vertus dites morales, par exemple, le courage, la justice, la douceur ou la prudence. Mais la philosophie morale a donné un nom particulier à la vertu qui domestique et intègre le plaisir de se nourrir : la sobriété, qui est une des espèces de la vertu cardinale de tempérance. Celle-ci a en effet pour finalité de réguler les deux grandes jouissances sensibles : les plaisirs de la table et les plaisirs du lit. La sobriété est la vertu qui intègre le plaisir gustatif et la chasteté le plaisir sexuel.

Tout à l’inverse, la vision techniciste de l’alimentation que prône le régime cherche à faire maigrir tout en maintenant une attitude hédoniste et donc vicieuse. Dit autrement, le régime s’oppose à la mise en place de la tempérance qui seule permet de tenir sur le long terme ; plus encore, il excite le vice d’intempérance. Par exemple, elle propose de continuer à manger autant que l’on veut (des protéines, etc.), donc d’entretenir la démesure, de ne jamais frustrer son plaisir, de tenir pendant un temps, mais de s’autoriser à craquer, de ne pas « se prendre la tête », c’est-à-dire de ne pas prendre conscience de son poids, de ses aliments (rentrer dans ce que Desmurget appelle « la conscience nutritionnelle »), etc.

Relevons une convergence parmi d’autres. Sans nommer la tempérance, les psychologues ont relevé que bien des actions de manger sont dictées par des impulsions qui ne relèvent pas du besoin de manger, mais seulement de la recherche d’un plaisir. Ils parlent alors de sensations hédoniques [37]. Or, manger non par besoin de conserver sa santé, mais par seul plaisir, est justement ce que la morale classique appelle la gourmandise. Attention ! L’éthique de la vertu ne discrédite pas le plaisir comme tel, mais le plaisir découplé de l’acte de nutrition. Autrement dit, le plaisir comme unique finalité. Non seulement il est la porte ouverte à l’addiction, mais il conduit à un plaisir bref (peu durable) et mélangé de tristesse (animal triste post prandium).

e) La connexion des vertus

L’éthique des vertus souligne volontiers que les vertus morales sont connectées entre elles. Pas d’acquisition de la vertu de sobriété sans croissance dans la vertu de justice ou de tempérance. Ne rêvons pas d’être un bon chef d’entreprise ou un bon médecin, responsable et honnête, si nous nous autorisons à être adultère. Tout au contraire, la technique (comme d’ailleurs le devoir dans le cadre d’une éthique de la loi), elle, déconnecte l’acquisition d’un savoir-faire de celle d’un autre : l’on peut être un excellent conducteur et un déplorable bricoleur. Une image permettra de comprendre : le savoir-être que sont les quatre vertus cardinales croît comme les membres d’un enfant dans le sein de sa mère, tous ensemble et non pas l’un après l’autre. Or, les vertus constituent un tout, l’organisme vertueux. En revanche, le savoir-faire que sont les techniques, dont les régimes, grandit comme les membres d’une statue que le sculpteur taille dans le marbre, l’un après l’autre et non pas tous ensemble.

Dans l’expérience de Suzanne Higgs sur les questions coupe-faim, nous retrouvons la doctrine traditionnelle selon laquelle la mémoire est une composante de la vertu de prudence. Nous avons vu qu’il en est de même pour la pesée quotidienne.

G) Bibliographie

Toutes les références utiles se trouvent dans les notes.

1) Les ouvrages

– Michel Desmurget, L’antirégime. Maigrir pour de bon, Paris, Belin, 2015, coll. « Pocket » n° 17153, 2018.

– Id. et Caroline Tricot, L’antirégime au quotidien. Comment maigrir durablement ? En trompant son cerveau !, Paris, Belin, 2017.

2) Les articles

Les citations des articles scientifiques se trouvent partiellement sur le site des éditions Belin : www.antiregime.pocket.fr

Pascal Ide

[1] Icek Ajzen, « The theory of planned behavior », Organizational Behavior and Human Decision Processes, 50 (1991) n° 2, p. 179-211 ; Mark Conner et al., « Predicting health behaviour: Research and practice with social cognition models », 2nd ed. (eds Mark Conner et al.), « Predicting health behaviour: A social cognition approach », Open University Press, (2005) n° , p. ; Ralf Schwarzer, « Modeling Health Behavior Change: How to Predict and Modify the Adoption and Maintenance of Health Behaviors », Applied Psychology, 57 (2008) n° 1, p. 1-29.

[2] Gráinne M. Fitzsimons et al., « , « Automatic selfregulation », Roy F. Baumeister et al., « (éds.), Handbook of selfregulation: Research, theory, and applications, New York, Guilford Press, 2004, p. 151-170.

[3] Gaston Godin et al., « The theory of planned behavior: a review of its applications to health-related behaviors », American Journal of Health Promotion, 11 (1996) n° 2, p. 87-98 ; Christopher Armitage et al., « Efficacy of the Theory of Planned Behaviour: a meta-analytic review », British Journal of Social Psychology, 40 (2001) n° 4, p. 471-499.

[4] Deborah Cohen, « Obesity and the built environment: changes in environmental cues cause energy imbalances », International Journal of Obesity (Lond.), 32 (2008) Suppl. 7, p. S137-S142 ; Theresa M. Marteau et al., « Changing human behavior to prevent disease: the importance of targeting automatic processes », Science, 337 (2012) n° 6101, p. 1492-1495.

[5] Benjamin Gardner et al., « Making health habitual: the psychology of “habit-formation” and general practice », British Journal of General Practice, 62 (2012) n° 605, p. 664-666.

[6] Benjamin Gardner et al., « A systematic review and meta-analysis of applications of the Self-Report Habit Index to nutrition and physical activity behaviours », Annals of Behavioral Medicine, 42 (2011) n° 2, p. 174-187.

[7] Jutta Mata et al., « Motivational ‘spill-over’ during weight control: increased self-determination and exercise intrinsic motivation predict eating self-regulation », Health Psychology, 28 (2009) n° 6, p. 709-716 ; António L. Palmeira et al., « Predicting short-term weight loss using four leading health behavior change theories », International Journal of Behavioral Nutrition and Physical Activity, 4 (2007) n° 1, p. 14 ; Marlene N. Silva et al., « Exercise autonomous motivation predicts 3-yr weight loss in women », Medecine & Science in Sports & Exercise, 43 (2011) n° 4, p. 728-737 ; Marlene N. Silva et al., « Using self-determination theory to promote physical activity and weight control: a randomized controlled trial in women », Journal of Behavioral Medicine, 33 (2010) n° 2, p. 110-122 ; Pedro J. Teixeira et al., « Mediators of weight loss and weight loss maintenance in middle-aged women », Obesity (Silver. Spring), 18 (2010) n° 4, p. 725-735 ; Sasja Huisman et al., « Low goal ownership predicts drop-out from a weight intervention study in overweight patients with type 2 diabetes », International Journal of Behavioral Medicine, 17 (2010) n° 3, p. 176-181.

[8] Virginia Paul-Ebhohimhen et al., « Systematic review of the use of financial incentives in treatments for obesity and overweight », Obesity Reviews, 9 (2008) n° 4, p. 355-367.

[9] Arlen C. Moller et al., « Financial motivation undermines maintenance in an intensive diet and activity intervention », Journal of Obesity, 5 (avril 2012), p. 1-8.

[10] Michel Desmurget, L’antirégime, p. 372-373.

[11] Michel Desmurget, L’antirégime, p. 81.

[12] Edward L. Deci et al., « A meta-analytic review of experiments examining the effects of extrinsic rewards on intrinsic motivation », Psychological Bulletin, 125 (1999) n° 6, p. 627-668.

[13] Phillippa Lally et al., « Experiences of habit formation: a qualitative study », Psychology Health and Medicine, 16 (2011) n° 4, p. 484-489.

[14] Phillippa Lally et al., « Healthy habits: efficacy of simple advice on weight control based on a habit-formation model », International Journal of Obesity (Lond.), 32 (2008) n° 4, p. 700-707 ; Phillippa Lally et al., « How are habits formed: Modelling habit formation in the real world », European Journal of Social Psychology, 40 (2010) n° 6, p. 998-1009.

[15] Richard D. Mattes, « Fat preference and adherence to a reduced-fat diet », American Journal of Clinical Nutrition, 57 (1993) n° 3, p. 373–381 ; Frederick G. Grieve et al., « Desire to eat high- and low-fat foods following a low-fat dietary intervention », Journal of Nutrition Education and Behavior, 35 (2003) n° 2, p. 98-102 ; Jenny H. Ledikwe et al., « A reliable, valid questionnaire indicates that preference for dietary fat declines when following a reduced-fat diet », Appetite, 49 (2007) n° 1, p. 74-83 ; Corby K. Martin et al., « Change in food cravings, food preferences, and appetite during a low-carbohydrate and low-fat diet », Obesity (Silver Spring), 19 (2011) n° 10, p. 1963-1970.

[16] Anita Jansen et al., « Decreased salivation to food cues in formerly obese successful dieters », Psychotherapy & Psychosomatics, 79 (2010) n° 4, p. 257-258.

[17] Thilo Deckersbach et al., « Pilot randomized trial demonstrating reversal of obesity-related abnormalities in reward system responsivity to food cues with a behavioral intervention », Nutrition & Diabetes, 4 (september 2014), p. e129.

[18] Eric Leon Robinson et al., « Changing memory of food enjoyment to increase food liking, choice and intake », British Journal of Nutrition, 108 (2012) n° 8, p. 1505-1510 ; Eric Leon Robinson et al., « Recall of vegetable eating affects future predicted enjoyment and choice of vegetables in British University undergraduate students », Journal of the American Dietetic Association, 111 (2011) n° 10, p. 1543-1548.

[19] Wendy Wood et al., « Changing circumstances, disrupting habits », Journal of Personality and Social Psychology, 88 (2005) n° 6, p. 918-933.

[20] David R. Just et al., « The Flat-Rate Pricing Paradox: Conflicting Effects of ‘All-You-Can-Eat’ Buffet Pricing », Review of Economics and Statistics, 93 (2010) n° 1, p. 193-200.

[21] Anonyme, L’imitation de Jésus-Christ, L. I, chap. 13, trad. Félicité de Lamennais, coll. « Points Sagesse » n° 17, Paris, Seuil, 1979.

[22] Cf. Charles Duhigg. The power of habits, Random House, 2014 : Le pouvoir des habitudes. Changer un rien pour tout changer, trad. Johan-Frédérik Hel-Guedj, coll. « Clé des Champs », Paris, Flammarion, 2012. Une bonne explication est offerte par la vidéo suivante, consultée en février 2019 : https://www.youtube.com/watch?v=0FnY5AhlZ2Y

[23] Claire Planchard, « L’obsession de manger sain », 20 Minutes, 4 mars 2014.

[24] Piotr Winkielman et al., « Unconscious affective reactions to masked happy versus angry faces influence consumption behavior and judgments of value », Personality and Social Psychology Bulletin, 31 (2005) n° 1, p. 121-135.

[25] Stephanie M. Greer et al., « The impact of sleep deprivation on food desire in the human brain, Nat Commun 4 (2013) n° , p.

[26] Nicolas Gueguen et al., « Sound level of environmental music and drinking behavior: a field experiment with beer drinkers, Alcohol Clin Exp Res 32 (2008) n° , p. ; Nicolas Gueguen et al., « Sound level of background music and alcohol consumption: an empirical evaluation, Percept Mot Skills 99 (2004) n° , p.

[27] North et al., « The Influence of In-Store Music on Wine Selections, Journal of Appl Psychol 84 (1999) n° , p.

[28] Michel Desmurget, L’antirégime, p. 220.

[29] Ibid., p. 154.

[30] Ibid., L’antirégime, p. 183.

[31] Tout un chapitre porte le titre : « Manger moins en trompant son cerveau » (Ibid., p. 313-326).

[32] Ibid., p. 183.

[33] Joanne Ikeda et al., « The National Weight Control Registry: a critique », Journal of Nutrition Education & Behavior, 37 (2005) n° 4, p. 203-205.

[34] Je renvoie ici à toute l’œuvre de Michel Foucault, notamment Surveiller et punir. Naissance de la prison, coll. « Tel », Paris, Gallimard, 1975, 3e partie.

[35] « Corpore et anima unus » (Concile Œcuménique Vatican II, Constitution pastorale Gaudium et spes sur l’Église dans le monde de ce temps, 7 décembre 1965, n. 14 § 1).

[36] Pour les références détaillées, cf. Pascal Ide, « L’éducation aux vertus ».

[37] Michael R. Lowe et al., « Hedonic hunger: a new dimension of appetite? », Physiology & Behavior, 91 (2007) n° 4, p. 432-439.

26.7.2019
 

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