L’imagination et la réalité sont « de plain-pied ». Pagnol et l’esprit d’enfance

Dans le deuxième tome de ses souvenirs autobiographiques, Marcel Pagnol raconte que, au terme de l’été merveilleux où il a rencontré son « cher Lili », le grand ami de la campagne, il refuse de retourner à l’école et monte tout un plan pour vivre comme un ermite, caché dans la montagne pendant l’hiver en attendant l’été suivant. Pas un moment, le jeune Marcel (il est encore en CM2) ne songe à l’inquiétude mortelle qui étreindrait ses parents. Comment, lui qui a une si intense admiration pour son père, un si ardent élan de protection pour sa fragile mère et une si joyeuse complicité avec son petit-frère Paul peut-il ainsi en faire abstraction ? Il ne l’a compris qu’en rédigeant ses mémoires :

 

Je me suis souvent demandé comment j’avais pu prendre sans l’ombre d’un remords, et sans la moindre inquiétude, une résolution pareille : je ne le comprends qu’aujourd’hui.

Jusqu’à la triste puberté, le monde des enfants n’est pas le nôtre : ils possèdent le don merveilleux d’ubiquité.

Chaque jour, pendant que je déjeunais à la table de famille, je courais aussi dans la colline, et je dégageais d’un piège un merle encore chaud.

Ce buisson, ce merle, et ce piège étaient pour moi aussi réels que cette toile cirée, ce café au lait, ce portrait de M. Fallières qui souriait vaguement sur le mur.

Lorsque mon père me demandait soudain : « Où es-tu ? » je revenais dans la salle à manger, mais sans tomber du haut d’un rêve : ces deux mondes étaient de plain-pied

Je répondais aussitôt : « Je suis ici ! » sur le ton d’une protestation. 

C’était vrai, et pendant un moment, je jouais à vivre avec eux; mais le bourdonnement d’une mouche créait aussitôt le ravin de Lancelot, où trois petites mouches bleues m’avaient suivi si longtemps, et la mémoire des enfants est si puissante que, dans ce souvenir soudain réalisé, je découvrais mille détails nouveaux que je croyais n’avoir pas remarqués, comme le bœuf qui rumine trouve dans l’herbe remâchée le goût de graines et de fleurs qu’il a broutées sans le savoir.

Ainsi, j’avais l’habitude de quitter ma chère famille, car je vivais le plus souvent sans elle, et loin d’elle […]. D’autre part, je ne partais pas pour toujours ; j’avais l’intention de revenir parmi eux, et de les ressusciter à l’improviste. Je leur donnerais ainsi une joie si grande et si réelle qu’elle effacerait d’un seul coup les inquiétude de leur mauvais rêve [1].

 

Non, l’univers de l’enfant n’est pas un hors-monde, une fuite loin d’un environnement trop exigeant ou trop effrayant. Oui, il est celui du mystère. Or, pour le mystère, le visible est bien réel, mais il est le signe de l’invisible qui est une réalité encore plus réelle. Derrière un buisson se cache un elfe. Dans un bout de bois est déjà un fusil. Ainsi le monde de l’enfant n’est pas autre ou ailleurs que le nôtre ; mais il est plus riche. Il est un chemin vers le surréel, et au-delà, une préparation au surnaturel.

Corrélativement, le monde de l’enfant celui de l’imagination. Là encore, ne nous trompons pas. Je ne parle pas d’une imagination qui rimerait avec évasion et serait en définitive la folle du logis. Mais je parle d’une fantaisie qui serait la fée du logis parce qu’elle nous permettrait de voir les fées au-delà des faits. Cette conception de l’imagination qui est étrangère aux philosophes français et à l’esprit français en général, est tout au contraire familière au monde britannique (que l’on songe à cette riche tradition littéraire qui va de Lewis Caroll à Joan Rowling en passant par J. R. R. Tolkein et C. S. Lewis).

Elle n’est pas non plus spontanément accordée avec la conception aristélico-thomasienne de l’imagination comme faculté sensitive commune aux hommes et aux animaux. Mais leur anthropologie très unifiée présente des ressources. En effet, la faculté d’imagination est exercée par cet homme « indéchirable » (Claudel) qui est un être d’esprit. De même que nos sens externes (les cinq sens) sont « intelligenciés » (Maritain), de même, nos sens internes, au premier chef, l’imagination est aussi « intelligenciée » ou, mieux, spiritualisée.

Ces deux raisons sont des raisons parmi beaucoup pour lesquelles il nous faut devenir (Jésus ne dit pas « redevenir », ainsi que nous le croyons souvent) comme des enfants. De même que « le ciel et la terre sont remplis de ta gloire », de même l’imagination exercée par l’enfant et rendue à sa vocation naturelle devient une fenêtre ouverte sur le surnaturel. Tout dépendra alors de la nourriture qu’on lui proposera…

Pascal Ide

[1] Marcel Pagnol, Le Château de ma Mère. Souvenirs d’Enfance II, Paris, Pastorelly, 1958, p. 104-106. Souligné par moi.

11.8.2022
 

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