L’Ickabog de Rowling. Une déception alarmée

Bien qu’écrit par la géniale créatrice de la saga Harry Potter, L’Ickabog – qui vient de paraître pour les fêtes de Noël – est un banal conte fantastique pour enfants [1].

Oui, j’ai aimé et beaucoup aimé les sept volumes des aventures du petit sorcier devenu grand de Poudlard. Quoi qu’il en soit des critiques injustes portées contre sa manière de présenter la magie, qu’il n’est ni le lieu et le moment d’évaluer, en ouvrant cette nouvelle histoire fantastique, comment ne pas espérer un Harry Potter redidivus en petit format ?

 

Assurément, l’on retrouve le style alerte et limpide, le savoir-faire narratif qui sait nouer avec brio plusieurs fils et faire avancer sans hâte mais aussi sans retard son intrigue, la description de personnages forts (une Daisy qui est un peu l’Hermione de Cornucopia [2]), grands, mais vulnérables (cet Ickabog qui n’est pas sans rappeler Hagrid), le sens dramatique qui n’hésite pas à sacrifier des personnages centraux et attachants, la finesse psychologique qui permet autant de rentrer dans le monde des enfants (l’omniprésence de la nourriture !) que de décrire minutieusement les laideurs et les compromissions des adultes, cette conviction pascale, donc chrétienne, que le salut jaillit des moments et des lieux (l’orphelinat et les cachots) que travaillent le plus grand désespoir (p. 247, etc.) etc. On découvrira aussi une distanciation humoristique qui multiplie les clins d’œil au lecteur.

 

Mais toutes ces qualités ne suffisent pas à écrire une histoire haletante, cohérente, innovante et enthousiasmante.

Tout d’abord, très vite, l’on devine quelle sera la fin : oui, lord Crachinay est le grand méchant qui manipule le roi Fred ; non, l’Ickabog n’est pas une légende ; oui, Daisy Doisel épousera Bert Beamish ; non, leur mésentente n’a rien d’irréversible ; oui, tout se renversera quand ils se retrouveront dans l’orphelinat et la paix reviendra pour toujours dans le petit royaume de Cornucopia ; etc.

Par ailleurs, si ferme soit la trame du récit, l’on est en droit de s’interroger sur sa cohérence. Si le lecteur se réjouit de la mise en scène inattendue de la division affectant la conscience morale de Fred (p. 113-114), il s’étonne qu’elle ne réapparaisse nulle part dans la suite de l’histoire et qu’elle ne conduise pas à une spectaculaire « conversion » finale. Pourquoi montrer aussi minutieusement la malice de la mère Grommell pour l’excepter d’une punition qui soit à sa mesure ? Pourquoi le libre et courageux Prodd suit-il lâchement Crachinay (p. 316), alors que les soldats, « profondément complices » (p. 104), refusent de lui obéir (p. 318) ? Pourquoi, si l’Ickabog se retourne si aisément sous l’influence de Daisy, son enfant, de prime abord beaucoup plus plastique, met des années pour s’adoucir (p. 340) ? Etc.

Ensuite, un bon scénario est un scénario inédit. Comment Rowling qui a tant innové en subcréant le monde de Poudlard nous sert-elle cette histoire binaire qui oppose les très méchants Lord Crachinay et Lapoon, aidés de la complicité du très égocentré Fred, et les très bons Daisy et Bert, appuyés sur la bonhomie de l’Ickabog ? J’ai cherché du côté de la métaphore : le conte serait-il une fable sur notre alarmante situation actuelle, une mise en scène de notre crise économico-politico-etc. ? Je n’ai point trouvé. J’ai aussi cherché du côté de la dénonciation de la dictature : dans la description de la monstruosité du « gros animal » tyrannique, bine plus monstrueuse que celle supposée de l’Ickabog, Rowling décrirait-elle les multiples mécanismes de « servitude volontaire » (La Boétie), à commencer la peur, par lequel un totalitarisme asseoit son pouvoir ? C’est ce qu’elle semble dire dans son paragraphe introductif : « Que doit-il se passer pour que le mal s’empare de quelqu’un, ou d’un pays ? » Mais la fin trop rapide ne prend pas le temps de déconstruire les processus pervers du despotisme, d’en dévoiler les multiples complicités passives, d’expliquer comment une population si longtemps transie d’angoisse se retourne aussi aisément, d’assurer cette catharsis dont Aristote a montré qu’elle est essentielle au drame.

Enfin, loin d’être enthousiasmants, certains éléments du roman me paraissent si discutables que je ne le mettrai pas entre les mains d’un enfant sans être assuré de pouvoir parler avec lui après lecture [3]. En voici une liste non exhaustive. Est-ce par concession à l’omniprésente idéologie du gender et ses concrétisations LGBT que Rowling a souhaité laisser indéterminée l’identité sexuée de l’Ickabog au point d’identifier sa reproduction à une quasi-parthénogenèse ? Si l’idée de montrer l’influence de l’ambiance à la naissance est heureuse, pourquoi cette substitution de la « néance » à la naissance, c’est-à-dire la mise à mort de la mort du père-mère comme condition d’accès à la vie, qui concède presque tout au constructivisme actuel ? S’il est aussi louable de ne pas céder à l’idéologie païenne de la mise à mort du méchant, pourquoi cette compromission avec celle, aussi délétère, de la vengeance [4] ? Et je laisserai le soin aux sujets de Sa Majeste de nous dire comment ils interprètent cette destitution de la royauté et son remplacement par une république…

 

L’interprétation la plus simple de ces multiples déceptions est biographique. Le « mot » introductif de Rowling (p. 9-11) l’explique : « J’ai écrit L’Ickabog par vagues, entre les tomes de Harry Potter », donc entre 1997 et 2007. Puis, « après avoir fini la saga Harry Potter, j’ai fait une pause pendant cinq ans, et quand j’ai décidé ensuite de ne plus publier de livres pour enfants, L’Ickabog est monté au grenier, encore inachevé. Il y est resté plus de dix ans, et il est probable qu’il y serait toujours si la pandémie de Covid-19 n’était pas advenue, coinçant chez eux des millions d’enfants qui ne pouvaient plus aller à l’école ou retrouver leurs amis. C’est là que j’ai eu l’idée de mettre l’histoire en ligne gratuitement et de proposer aux enfants de l’illustrer ». Idée généreuse et compatissante – qui ne laisse pas de me déranger : que valent la parole et la compassion, quand celle-ci permet de lever l’interdit scellée par une promesse ?

Une autre explication est possible. Il me revient en mémoire une typologie proposée dans un article introduisant à la pensée de Hans Urs von Balthasar. L’auteur distinguait trois types de théologiens. Ceux pour qui l’œuvre fondatrice (la thèse, etc.) est l’œuvre de leur vie. Ceux qui passeront leur vie à monnayer en différents livres et articles les intuitions qui y ont été germinalement déposées. Ceux pour qui elle n’est qu’un point de départ et qui ne cesseront de se renouveler. L’on pourrait généraliser à la philosophie et à la littérature. Rowling appartiendrait-elle à la première catégorie, au mieux à la deuxième ? Le terme Ickabog – qui signifie : « sans gloire » ou « la gloire s’en est allée » (p. 9) – s’appliquerait-il en priorité à son intuition créatrice ? En tout cas, une chose est sûre. Pour ne pas immoler aux lois injustes du marché, je n’achèterai pas un nouveau conte pour enfants de Rowling – à moins qu’un critique fiable ne crie au génie…

Pascal Ide

[1] Joan K. Rowling, L’Ickabog, trad. Clémentine Beauvais, Paris, Gallimard Jeunesse, 2020.

[2] Une suggestive description de ses ressources joint « la mémoire de leur amour [de ses parents] », la charité compassionnelle au présent et « l’impression étrange qu’elle était destinée à accomplir quelque chose d’important », c’est-à-dire sa mission (p. 197).

[3] Passons la traduction qui a laissé passer des fautes grossières, sans que je puisse évaluer à partir de l’original anglais si, mal venues, les tournures familières sont néanmoins justifiées. Est-elle le témoin d’un travail fait à la va-vite ou d’un inquiétante baisse du niveau de français des traducteurs et des relecteurs ?

[4] « Vous serez sans doute réconfortés d’apprendre que le lord aurait véritablement préféré être mort que de moisir dans un cachot jour et nuit, à manger de la nourriture fadasse », etc. (p. 334)

26.12.2020
 

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